IIRobert-Robert avait un oncle maternel à l’île Bourbon, possession française de la mer des Indes. C’était un des plus riches planteurs de la colonie. Resté célibataire, et déjà vieux et infirme, il pressait depuis longtemps sa sœur, pour qu’elle eût à lui envoyer Robert-Robert. Il s’était pris d’une vive affection pour notre héros pendant le dernier séjour qu’il avait fait en France, et il manifestait l’intention de le nommer son légataire universel. Madame Robert avait toujours résisté aux instances de ce frère, alléguant la jeunesse de son fils et la nécessité qu’il achevât ses études ; mais l’entêté colon ne laissait jamais partir le moindre navire pour la France, sans le charger d’une sommation.
Au moment où commence cette histoire, il écrivait ce qui va suivre, de ce ton, d’assez mauvais goût peut-être, mais plein de franchise et d’amitié, qui caractérisait son style aussi bien que ses paroles, toutes les fois surtout qu’il était fortement ému, et que, par un faux sentiment de ce qu’il appelait sa dignité d’homme, il voulait qu’il n’y parût pas :
« Ma chère Hortense
Dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils, mon très cher filleul et neveu. Dépêche-toi, si tu veux qu’en arrivant il me trouve encore en vie. Je suis bien fâché de te le dire, pour moi d’abord que ma santé concerne particulièrement, et pour toi ensuite qui es bien la meilleure pâte de sœur que je connaisse ; mais, vrai, je baisse à vue d’œil ! Voici tantôt trois mois que je n’ai bougé de mon fauteuil où la goutte m’a colloqué, j’en ai bien peur, pour le restant de mes jours. Je la sens déjà qui me tracasse au-dessus du genou. Qu’elle remonte encore un peu, et, va te promener ! te voilà forcée de t’habiller de noir, ce qui t’ira parfaitement.
Dépêche-toi donc de m’envoyer ton méchant garnement de fils, qu’on m’a dit être un excellent sujet. Tu me répètes sans cesse qu’il a besoin d’achever ses études, et qu’il est encore trop blanc-bec. Cela n’a pas le sens commun. D’abord, pour ce qui est de son éducation, je me charge de lui faire donner ici le dernier coup de pinceau, tout aussi bien qu’en France. Il ne faut pas croire qu’on ne trouve chez nous que des bêtes brutes.
Si tu crains d’ailleurs qu’il n’en sache plus long que nos professeurs, emballe avec lui toutes vos sociétés savantes, chantantes, buvantes, mangeantes, dansantes, rimantes et fort peu amusantes. J’ai, comme on dit, assez de foin dans mes bottes pour héberger tout ce monde-là.
Quant à son âge, tu conviendras que ton objection commence à tomber dans la plaisanterie. Voilà des siècles que tu me dis : « C’est un enfant ! » Pour peu que tu continues de ce ton pendant quarante ans encore, l’enfant finira par porter perruque. Ainsi donc, dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils, que j’aime à la folie, que j’aime autant que toi, ma bonne et digne personne de sœur. Il me semble que ma proposition n’est point déjà si déplaisante. Qu’est-ce que je veux de lui, moi ? Qu’il vienne s’ennuyer un peu avec un veux grognon de parrain et d’oncle ? Eh ! pour Dieu ! qu’il se rassure, et toi aussi, car l’ennui ne sera pas long, malheureusement ! Moyennant quoi je lui promets l’une des plus belles successions que jamais oncle des colonies ait eu la sottise de laisser à un neveu. C’est bien le moins qu’on prenne la peine de faire quelques pas au-devant des gens qui vous tendent une fortune.
En conséquence, dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils.
Songe bien d’ailleurs que c’est à prendre ou à laisser. Si je viens à fermer l’œil avant qu’il soit installé ici, ma foi ! je ne réponds de rien : la succession risquera fort d’être partie avant son arrivée. Je n’aurai pas même eu la peine de l’en déshériter. Mes nègres, mes conducteurs, mes intendants, mes hommes de loi, tous nos vampires se chargeront de cette besogne, et s’en acquitteront, après ma mort, beaucoup mieux que je n’aurais pu le faire de mon vivant. Dans ce maudit pays, vois-tu, ce n’est pas comme en France où l’on vit richement, à Paris, de ses terres de Gascogne, de Lorraine ou de Normandie. Il faut que nous soyons là, nous autres propriétaires des colonies ; là, toujours l’œil ouvert, l’oreille au guet, le pied actif, et par malheur le bras trop souvent levé ; en un mot, les esclaves de nos esclaves ; faute de quoi, plus rien, ou peu s’en faut. Présents, nous ne sommes pas trop mal à l’aise ; mais absents, nous ne sommes plus que des grelus. Il en est de nous comme des arbres : tant que l’arbre tient au sol, il croît, il se feuille, il se couvre de fruits ; qu’on l’arrache, il se dépouille, il meurt ; ce n’est plus qu’un maigre et chétif soliveau.
Donc, dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils.
S’il me reste à voguer quelques années encore, comme dit la chanson, sur le fleuve de la vie, je lui mettrai le gouvernail en main. L’intelligence et l’activité dont tu le loues ne me seront pas d’un faible secours pour la conservation de son hoirie, maintenant que ma vieillesse, mon impotence, et surtout notre état de guerre avec les Anglais, rendent ici l’autorité des colons singulièrement précaire, et l’humeur de nos subordonnés singulièrement fainéante et séditieuse.
Si, au contraire, je dois aller bientôt ad patres, eh bien ! il se trouvera tout naturellement substitué en mes lieu et place ; il pourra se faire tout à fait colon, si le cœur lui dit du métier ; ou bien se débarrasser de toute ma défroque, à beaux deniers comptants, si le séjour de notre île le suffoque.
Ainsi donc, est-ce dit ? Dépêche-toi de m’envoyer ton méchant garnement de fils.
Ah ! s’il était possible de transporter l’île Bourbon dans un petit coin de la Basse-Bretagne, j’aimerais mieux cela moi-même, et je ne me le ferais point répéter. Mais en attendant qu’on en trouve le moyen, je veux mon neveu, mon filleul, mon héritier ; je le veux, entends-tu bien ? ou je me fâche tout rouge ! Qu’à défaut de ta main pour clore les yeux de ton pauvre frère aîné, qui ne valent plus grand-chose, il ait du moins celle de ton fils, quelque chose de toi, ma bonne, mon archi-bonne sœur.
Sans rancune, n’est-ce pas ?
Ton frère pour la vie
ROBERT DUROC. »
Il est vraisemblable que plus d’une fois, en écrivant cette longue et burlesque épître, le vieil oncle de Robert-Robert pleura, si cependant il était seul. Il n’est personne de sensible, à huis clos, comme les gens qui rougissent en public de leur sensibilité, et qui s’efforcent de cacher leurs émotions sous des formes indifférentes et toujours gauchement badines.
Cette lettre fut suivie de plusieurs autres, parfaitement semblables, car, dans la crainte qu’elles ne fussent capturées en route par les croisières anglaises (cela se passait du temps de l’Empire), le vieil oncle en avait fait des copies dont il chargeait, à tout hasard, chaque nouvelle embarcation qui partait pour la France.