III
Après ce récit, tout le monde fit ses réflexions, les uns tout haut, les autres à demi-voix, et moi en silence.
Je connaissais mieux que personne tous ceux dont le Corse avait parlé, et en particulier Charles Fortin, le nouveau venu, qui était mon propre neveu, fils de ma sœur aînée. C’était, en 1815, un jeune et joli garçon de dix-neuf ans à peine, frais comme une rose, doux comme un petit agneau, intrépide pourtant, et qui, l’année précédente, le jour de la bataille de Paris, avait fait vaillamment le coup de feu contre les armées alliées dans la plaine Saint-Denis et sur les hauteurs de Montmartre. Sa mère, ma chère sœur, qui vivait encore en ce temps-là, voulait en faire un surnuméraire, puis un employé, un chef de bureau, un chef de division, que sais-je ? peut-être un ministre, et comptait sur moi pour l’appuyer. Malheureusement, comme je l’ai déjà dit, Napoléon s’en alla à l’île d’Elbe, puis revint, puis fut mis à Sainte-Hélène, et ma protection, qui peut-être ne valait pas grand-chose auparavant, ne valut bientôt après rien du tout. J’en fus fâché, car j’aimais beaucoup ce garçon, et je comptais en faire mon héritier, – vingt ou vingt-cinq ans plus tard, bien entendu.
Par précaution, et pour ne pas lui fournir l’occasion de se consoler trop vite de ma mort, je l’avais averti, lui et tout le reste de la famille, que tout mon bien était en viager, de sorte que tout le monde avait intérêt à me voir vivant et bien portant, car sur mes économies je faisais de temps en temps quelque présent, à celui-ci cent francs, à celle-là une robe de soie, ou une loge au théâtre, ou une partie de campagne.
De cette façon, j’étais pour tout le monde le frère chéri, l’oncle adoré, et j’offre ma méthode à qui voudra s’en servir pour être heureux, choyé, respecté et, ce qui est plus difficile, regretté. Je l’offre, mais je sais qu’on n’en usera pas, mes contemporains des deux sexes n’ayant pas d’autre joie que d’amasser pour eux-mêmes ce que, après tout, ils ne pourront jamais emporter dans la tombe.
Après mon neveu, et peut-être avant, ce que j’aimais le mieux sur la terre, c’était ma nièce Sylvie, sa cousine. Mon rêve était de les marier tous deux, ce qui aurait fait leur bonheur et le mien. Je dis : leur bonheur, et je ne me trompe pas. Le jeune garçon avait quatre ans de plus que sa cousine, et l’aimait dès l’enfance. Quant à Sylvie, c’était la plus jolie fille que j’eusse jamais vue. Imaginez ce que vous connaissez de mieux en ce genre ; c’est elle. Elle était mince, brune de cheveux, blanche et rose de teint, svelte comme un peuplier, et gracieuse à faire envie à toutes les Parisiennes. Et avec cela une gaieté divine, le meilleur caractère et un esprit charmant. Ma foi, elle faisait honneur à la famille.
Naturellement, le cousin l’aima, elle l’aima aussi, ils s’aimèrent d’abord comme deux enfants, puis davantage ; puis ils pensèrent à se marier et m’en firent la confidence, et me prièrent d’en parler aux deux mères, veuves toutes deux. Malheureusement, ces mères étaient deux belles-sœurs, et non deux sœurs. Or, vous savez qu’entre belles-sœurs, il y a rarement de la tendresse perdue, aussi bien qu’entre belle-mère et bru. De plus, l’une des deux, la mère de Sylvie, madame Eulalie, était riche, possédant de son chef cinq mille francs de rente qui reposaient sur une ferme en Beauce. L’autre, au contraire, la mère de Charles, veuve d’un capitaine de la Grande Armée, vivait modestement d’une pension de douze cents francs et de sept cents francs de rente que j’avais placés prudemment sur le cinq pour cent, qui valait en ce temps-là cinquante francs. J’ajoutais de temps en temps quelque chose à ce revenu modique.
Vous jugez bien qu’au premier mot de mariage ma belle-sœur, madame Eulalie, se récria.
Les enfants étaient trop jeunes, Charles n’avait rien. Douze cents francs d’appointements dans un ministère, qu’est-ce que c’est pour entrer en ménage ?… Mais Sylvie sera riche !… Raison de plus pour lui faire faire un bon mariage, et non pour la donner à un mendiant… Oui, un mendiant, je sais bien ce que je dis… Il compte peut-être sur ma fortune… Votre servante, beau-frère… Je ne suis pas femme à me déshabiller si longtemps avant d’aller au lit… Qu’est-ce que vous dites ?… qu’ils s’aiment… La belle raison ! J’ai aimé, moi qui vous parle, trois ou quatre messieurs avant de me marier, et ça ne m’a pas empêchée d’épouser votre frère Denisot et d’être d’abord une honnête fille et ensuite une honnête femme.
Que répondre à ces raisons ? Rien, car tout le monde les aurait données à sa place. J’engageai donc les amoureux à prendre patience, ce qui m’était plus facile qu’à eux.
Tout à coup, vers 1817, je reçus une lettre de l’île de France. C’est mon plus jeune frère, un assez mauvais sujet, parti de France depuis trente ans et qui jusque-là n’avait pas donné de ses nouvelles. Il m’écrivait à tout hasard ce qu’on va lire :
« Cher frère,
Comme, suivant l’ordre de la nature, nos parents doivent avoir quitté ce monde, c’est à toi que je m’adresse, ou si tu es mort, à ta femme et à tes enfants, ou si tu n’en as pas, à notre sœur bien-aimée dont j’ai oublié le nom, ou si elle-même est absente par congé dans l’éternité, à notre frère cadet. Il n’est pas possible qu’aucun de vous trois n’ait laissé aucune postérité. Mais si, par malheur, cela était, je ne m’en consolerais pas, car ma fortune reviendrait aux Anglais en droite ligne, et vraiment ce serait dommage. Avoir travaillé trente ans et amassé un million pour enrichir les descendants de Pitt et Cobourg, ce serait à s’en arracher les cheveux six par six, depuis un jusqu’à trois cent mille !
Mais ce malheur n’arrivera pas, j’espère, et voici comment :
L’aîné des garçons (si vous en avez plusieurs) partira pour Londres huit jours après la réception de cette lettre, et de Londres par le premier vaisseau qui prendra la route de l’Inde et qui fera escale à Maurice (c’est le nom que ces chiens d’Anglais ont donné à notre belle île de France).
Sur le port, il demandera au premier venu où demeure M. Denisot, le Corsaire. C’est le nom qu’on me donne, parce que, sous la République et quelque temps sous l’Empire, j’ai fait de bonnes affaires en guettant les marchands anglais vers la pointe de Ceylan. Mais après Trafalgar, le métier ne valait plus rien. Je me suis donc retiré, et je me suis mis à planter du sucre et du café. C’est plus lent et plus sûr.
Comme je suis aussi connu dans l’île que le loup blanc dans les bois, on conduira le jeune homme tout droit à mon habitation. Là, nous nous expliquerons. Je l’embrasserai pour vous tous et toutes, et je lui mettrai en main la direction de mes affaires. S’il veut continuer, il continuera. Nous ferons du sucre ensemble, si ça l’amuse ; il me tiendra compagnie et fera tout ce que font les créoles. Il fera des armes. Il tirera le pistolet. Il montera à cheval, et, si le cœur lui en dit, il pourra se marier avec une des jolies filles du pays, où elles sont toutes jolies, même les filles de couleur.
Sous ce pli je mets deux traites, l’une de dix mille francs, payable chez Hope et Baring, à Londres, et l’autre de dix mille, payable chez Laffitte, à Paris. La première est pour mon neveu et pour les frais du voyage. La seconde est pour le reste de la famille, et je te charge d’en faire un partage équitable. Quant à l’héritage, il est, après ma mort, à celui qui sera venu le chercher.
Au revoir dans l’autre monde, cher ami, mais le plus tard possible, car je ne suis pas pressé d’y entrer.
Ni toi non plus, je suppose.
DENISOT jeune. »
Aussitôt ma lettre lue, j’assemblai un conseil de famille, et il fut décidé sur-le-champ que Charles partirait. Sylvie pleura et me dit qu’on les séparait comme Paul et Virginie. En effet, c’était la même chose, excepté que c’était tout le contraire. Charles fut plus ferme. Mais d’abord son courage et les dangers qu’il allait courir ne pouvaient pas manquer de le rendre intéressant. Ensuite il se voyait pleuré par les deux plus beaux yeux de la rue de Vaugirard. Enfin il allait voir des pays nouveaux, ce qui plaît toujours à la jeunesse.
Avant de partir, il fit jurer à Sylvie qu’elle n’aimerait et n’épouserait jamais que lui. Elle jura de tout son cœur ; mais comme j’étais présent et comme il fallait tout prévoir, je fis ajouter que ce serment ne serait valable que durant la vie de Charles, – ce qui me fit accuser de dureté, quoique la précaution, après tout, ne fût pas mauvaise.
Le vaisseau de Charles fit naufrage près de Madagascar. Cinq ou six matelots seulement échappèrent, se réfugièrent dans l’île et moururent de la fièvre. Charles, plus heureux, fut emmené dans l’intérieur par les sauvages Hovas ; il y demeura quatre ans sans pouvoir ni regagner la mer, ni donner de ses nouvelles à personne.
On le crut mort, le vaisseau ayant péri corps et biens. Madame Eulalie pressa sa fille de se marier. Sylvie résista longtemps, oui, très longtemps, j’en suis témoin. Mais enfin, sa mère ayant déclaré qu’elle mourrait de chagrin si elle ne consentait pas à prendre un mari :
– Eh bien ! donne-moi celui que tu voudras, dit la belle Sylvie en détournant la tête ; puisque j’ai perdu celui que j’ai aimé et que j’aime encore au-delà du tombeau, n’importe qui peut bien prendre sa place.
Mais madame Eulalie et moi, nous ne fûmes pas assez cruels pour prendre n’importe qui. Au contraire, ayant rencontré par hasard le fier, robuste et vaillant colonel Crabanac, à qui la languissante et touchante Sylvie avait tourné la tête, et, de plus, ayant appris que ce guerrier, depuis longtemps fameux, quoique jeune encore, avait à la fois trente ans et trente mille livres de rente bien nettes et bien liquides, nous pressâmes le mariage de telle façon (tout en paraissant nous laisser presser nous-mêmes par l’amoureux Crabanac) qu’au bout de six semaines le contrat était signé, et que ma chère Sylvie se présenta devant M. le maire, non seulement sans déplaisir, mais encore avec une véritable fierté.
Et pour dire la vérité, Crabanac avait presque toutes les qualités qu’une jolie fille demande à son futur mari. Cinq pieds huit pouces, une belle tête hardie et intrépide, un bras vaillant et presque invincible au sabre et à l’épée, un coup d’œil toujours sûr au pistolet, une belle fortune, l’estime et le respect de ses amis, une main toujours ouverte et une réputation de duelliste telle qu’il avait à peine des égaux parmi les plus célèbres.
Une seule chose lui manquait : c’est la fidélité en amour, ou plutôt il était fidèle si l’on veut, mais de plusieurs côtés à la fois. C’est ainsi qu’il aima Sylvie et l’épousa, croyant renoncer à Proserpine ; mais celle-ci le rattrapa bientôt, et trois mois après, le Tigre, sans abandonner sa femme, redevint l’amant heureux de la demoiselle. Je fus le premier à l’apprendre, n’ayant que trop d’intérêt à le savoir, et pour ma nièce et pour moi-même.
Sylvie ne l’ignora pas longtemps. Qui l’en instruisit ? Je ne sais. Angeli, sans doute, que j’ai toujours, dès les premiers temps du mariage, soupçonné de trahir son ami. Dès qu’elle le sut, elle fit des scènes tragiques, comme toute femme doit faire quand elle aime son mari et même quand elle ne l’aime pas. Crabanac demanda pardon, l’obtint, et retourna dès le lendemain à son vomissement, comme dit l’apôtre saint Paul.
– C’est une punition du ciel, me disait Sylvie. Si je n’avais pas oublié ce que je devais à la mémoire de Charles, tout cela ne me serait pas arrivé.
Et elle s’enfonça de plus en plus dans le cher et douloureux souvenir de Charles. Elle eut une petite fille et l’appela Charlotte. Elle fit des neuvaines pour tous les anniversaires qui lui rappelaient quelque promenade faite avec Charles au Luxembourg ou dans les bois d’Aulnay. Après la mort de ma sœur, elle se fit donner les reliques de Charles, le fusil de Charles, les livres de Charles, l’encrier de Charles, le verre de Charles.
Je laissais faire, croyant ce jeu-là fort innocent, puisque Charles était mort et ne pouvait plus revenir. Le bon Crabanac, qui n’avait jamais vu Charles ni connu ces innocentes amours, s’en souciait encore moins. Il était d’ailleurs tout occupé de Proserpine, dont la coquetterie lui donnait des inquiétudes. – Quant à madame Eulalie, la belle-mère, qui n’avait de sa vie aimé son neveu quand il était vivant, elle se prit d’une belle passion pour lui après sa mort ; elle en fit un héros et presque un demi-dieu. Il avait toutes les vertus, toutes les grâces, tous les talents, et surtout ! oh ! surtout, qu’il était supérieur à son gendre !
À ce trait, vous reconnaîtrez une belle-mère.
On devine maintenant quelles réflexions me fit faire la nouvelle du retour de Charles et de sa rencontre imprévue avec le mari de Sylvie. Quoique tout se fût bien passé d’abord, grâce à la confiance et à la cordialité du colonel Crabanac, la moindre imprudence pouvait lui faire connaître le passé, le rendre défiant, jaloux, faire le malheur de Sylvie et peut-être faire verser le sang.