II-2

2144 Words
Mourir vaut mieux que vivre misérable. Voilà, certes, de bien fortes raisons, qui devraient attacher le lieutenant Angeli au colonel Crabanac ; mais je n’ai pas dit la meilleure de toutes, celle qu’il n’avouait pas. Lorsque le colonel Crabanac (Martin) épousa, en 1820, Sylvie Denisot, ma nièce, fille de ma belle-sœur Eulalie, Angeli fut choisi pour témoin, et parut si frappé de la beauté de la jeune mariée (peut-être l’était-il aussi de la dot) que j’en conçus dès ce jour-là un désagréable augure. Il est bien vrai que ni le marié ni la mariée ne firent la moindre attention à lui, et que ni par la beauté, ni par la force, ni par la réputation, ni par la fortune, ni par le grade, ni même par l’âge, il ne pouvait être l’égal du brillant colonel. Mais le soleil ne voit pas tous les pucerons, et tous les pucerons voient le soleil. De sorte que, sous divers prétextes, comme ami, comme compagnon d’armes, comme subordonné, comme intendant, Angeli s’insinua dans la maison, porta aux nues Crabanac, admira silencieusement la jeune dame, flatta madame Eulalie Denisot, la belle-mère, la trouva belle, gracieuse, intéressante, touchante, ravissante, lui fit raconter ses succès d’autrefois, écouta la description des robes qu’elle portait lors du couronnement de l’impératrice Joséphine, le compliment un peu cavalier (mais qui la chatouillait doucement) du général Lasalle, tué à Wagram avec la réputation du premier des hussards de l’Europe, et lui fit croire qu’elle était belle encore, ce qui ne fut pas difficile, car la bonne dame était crédule en tout, et particulièrement sur le chapitre de sa beauté ! D’où il résulta qu’Angeli devint bientôt nécessaire à toute la famille, excepté à moi, qui ne mis plus que rarement les pieds chez madame Denisot, rue de Vaugirard, 35, quoique je fusse son plus proche parent et le subrogé tuteur de sa fille. Mais j’avais eu l’imprudence de blâmer une robe rose que ma belle-sœur Eulalie venait d’adopter. La dame me regarda d’un air pincé et dit : – Mon ami, vous n’y connaissez rien. M. Angeli la trouve charmante et tout à fait assortie à mon teint. À quoi je répliquai : – Angeli est un intrigant qui vous flatte. – Pourquoi me flatterait-il, s’il vous plaît, beau-frère ? – Est-ce que je sais, moi ? – Si vous ne savez pas, il ne faut point parler. Il n’y a qu’un s*t qui… Sur ce mot, de peur de répondre avec trop de vivacité, je pris ma canne et mon chapeau, et j’allai faire un tour de promenade, laissant la place au lieutenant Angeli, qui sonnait à la porte, juste comme j’allais sortir. – Lui, du reste, me salua profondément, comme si j’avais été son ami le plus cher. Voilà quel était le Corse auquel je venais de demander des nouvelles du colonel Crabanac, et de qui j’avais reçu la réponse si peu polie qu’on a lue plus haut. Je ne me décourageai pourtant pas, et je demandai encore : – Quelles affaires ? Un duel, peut-être. Angeli alluma sa pipe, en tira deux ou trois bouffées, et répondit gravement : – Probable ! – Avec qui ? Au même instant, cinq ou six officiers s’approchèrent de nous et demandèrent aussi : – Oui, avec qui ? Angeli tira une quatrième bouffée de sa pipe, et répondit plus gravement encore que la première fois : – C’est son secret. – Mais, mille tonnerres ! reprit un des assistants, il s’est battu vingt fois sans manquer l’heure de la demi-tasse. Le Corse prit alors son parti : – Vous voulez le savoir ? – Nous le voulons. – Vous ne le répéterez pas ! – Pour qui nous prends-tu ? demanda l’autre. – Pour des amis ; voyez-vous, si le Tigre venait à savoir que j’ai parlé de ses affaires en plein café, il ne me le pardonnerait jamais. – On se taira. Parle. – Voici. Et Angeli se pencha vers ceux qui l’écoutaient, comme pour leur recommander la discrétion… C’est à cause de sa femme que le Tigre s’est battu ce matin. On l’interrompit de tous côtés. – Ah bah ! – Pas possible ! – C’est la première fois. – Et ce sera la dernière, je pense, dit le Corse ; car je ne crois pas que quelqu’un ait jamais envie de l’agacer là-dessus. – Comment ! c’est pour cette petite femme si gentille, si gracieuse et si modeste qu’on lui donnerait le bon Dieu sans confession, qu’il s’est battu ce matin ?… À qui se fier, Seigneur, à qui se fier maintenant ? Angeli reprit d’un air sombre : – Ce n’est pas la faute de madame Crabanac, et le premier qui voudrait dire quelque chose contre elle… – C’est bon, c’est bon ; ne tire pas ton sabre ; nous sommes ici entre amis. Dis-nous seulement ce qui s’est passé. – Eh bien, nous étions hier soir, le colonel, madame Crabanac, sa mère madame Eulalie et moi, dans une loge du théâtre des Variétés. On jouait une pièce d’un nommé Scribe, un pékin qui a bien de l’esprit et qui nous faisait tantôt rire comme des bienheureux, tantôt pleurer comme des infortunés. La jeune dame surtout pleurait comme une Madeleine. Quant au Tigre, vous le connaissez ; sur le champ de bataille, il verrait tuer dix mille hommes sans broncher ; mais au spectacle, si une petite fille se met à crier tout à coup : Ô ma mère ! et à tomber dans les bras d’une vieille dame qu’elle n’a pas vue depuis cinquante ans, v’lan, voilà que ça l’attrape et qu’on voit des larmes couler sur sa moustache. Ça, c’est une particularité de son tempérament. On ne peut pas se refaire, n’est-ce pas ? – C’est vrai, dit l’autre ; d’autant mieux que le Tigre ne s’est pas fait lui-même. – Voilà donc que ça durait depuis plus d’une heure et qu’on était au second acte, lorsque le Tigre, en regardant dans la salle, s’aperçoit qu’un jeune pékin à moustaches lorgnait sa femme, oh ! mais la lorgnait solidement, je vous en réponds. – Ah ! c’est qu’elle est jolie, la colonelle ! interrompit un officier d’un air de connaisseur. Jolis yeux, belles dents, sourire gracieux, ma foi, tout y est. Angeli fronça le sourcil. – Oui, tout y est ; mais le Tigre n’aime pas ça, et le pékin aurait mieux fait de mettre la lorgnette dans son étui et l’étui dans sa poche. Après ça, il y a des imbéciles partout, et il y en avait un fameux dans la chemise de ce pékin-là, c’est moi qui vous le garantis. Le Tigre avait beau le regarder bien en face, faisant ses yeux terribles comme pour l’avertir de se tourner vers la scène et les acteurs, et non vers sa femme, l’autre ne bougeait pas plus qu’un terme et lorgnait de toutes ses forces. Moi, voyant ça, je me dis : Il y aura du grabuge avant un quart d’heure, et, pour l’empêcher, je veux sortir et prendre les devants ; le Tigre, qui me devine, me saisit le bras et me souffle tout bas : – Si tu passes avant moi, Angeli, nous sommes brouillés à mort ! – Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Il est mon ami, il est mon colonel, il m’a sauvé la vie à la Moskova, il est le mari de madame Crabanac ; ma foi, il a tous les droits possibles de prendre l’affaire en main. Je reste donc en place, mais je pense à part moi : Toi, pékin, tu passeras demain un mauvais quart d’heure ! – Et dans l’entracte, demanda l’un des officiers, le Tigre est allé souffleter le pékin ? – Pas du tout, répondit Angeli. C’est bien autre chose. Vous allez voir. Le colonel, quand on a baissé la toile, dit à sa femme : – Tu dois avoir chaud, ma chérie ? – Moi, pas du tout, qu’elle lui réplique. – Si, si, tu as chaud, je le vois bien. Tu veux te rafraîchir. Je vais chercher des oranges. Et il ouvre lentement la porte, puis la referme avec soin comme s’il avait peur des courants d’air pour sa petite femme chérie. Mais, à peine dans le corridor, je le vois descendre comme une tempête dans l’escalier, bousculant tout le monde à droite et à gauche. Je me doute qu’il allait attendre son homme à la porte de l’orchestre, et je dis à la colonelle : – Madame, si vous n’avez pas besoin de moi, je vais chercher le journal du soir. Elle me laisse aller. Je cours après le colonel, et j’arrive juste à temps pour voir la plus drôle de chose… Vous ne devineriez jamais ! Le pékin, moins pressé que nous, d’ailleurs gêné par ses voisins de l’orchestre qui sortaient à petits pas de leurs places, arrivait juste à l’entrée du corridor, lorsqu’un jeune homme qui le suivait lui donne exprès un grand coup de coude dans la poitrine et lui crie : – Faites donc attention, animal ! Le pékin se retourne et veut lui envoyer une gifle. L’autre lui saisit le bras et le retient en lui disant : – Voici ma carte. Nous nous expliquerons demain matin à Vincennes. Le pékin, un peu étourdi de l’aventure, mais faisant bonne contenance, allait la prendre, lorsque voilà mon colonel qui s’avance et qui crie : – Ce n’est pas tout ça, pékin ! c’est à moi que tu auras affaire, et non pas à monsieur. – Pardonnez-moi, interrompt le jeune homme. Je ne sais pas si vous avez affaire ensemble, mais c’est moi qui dois passer le premier. Vous voyez d’ici la figure du Tigre : – Monsieur, dit-il, je vous défends de toucher à la peau de ce pékin. Elle m’appartient. Elle est à moi. Je la veux ! – Et de quel droit ? demanda l’autre. – Oui, de quel droit ? demanda aussi le pékin, qui commençait à rire et qui est d’ailleurs un joli garçon, habillé comme un prince… Au reste, vous le verrez un jour ou l’autre si l’on parvient à le retrouver. – Comment ! demanda l’un des assistants. Il est donc perdu, maintenant ? – Si bien perdu que le Tigre le cherche depuis vingt-quatre heures… Mais vous allez voir la suite. Mon colonel, comprenant qu’on lui dispute le droit de couper la gorge au pékin, s’écrie d’une voix terrible, vous savez, sa voix de commandement : – Monsieur, je suis le mari de cette dame que ce pékin a lorgnée tout à l’heure. – Le mari ! reprend le jeune homme. Comment ! vous êtes le mari de ma tante Eulalie ! Dans ce cas, vous êtes mon oncle ! Ma foi je ne savais pas qu’elle était remariée. Vous connaissez le Tigre. Il crut que l’autre voulait se moquer de lui. – Ah çà ! dit-il, est-ce que vous me prenez pour un bisaïeul, vous ?… Est-ce que je ne suis pas bon pour les nièces ?… Est-ce que vous allez me mettre votre tante sur le dos ?… Est-ce que ce n’est pas assez qu’elle soit ma belle-mère ?… Est-ce que vous vous moquez du monde, vous, mon neveu, que je ne connais pas, et qui seriez tout au plus mon cousin par alliance ?… Mais d’abord et avant tout, neveu, cousin, père ou grand-père, comment vous appelez-vous, jeune homme ? L’autre, qui pâlissait en l’écoutant, mais j’avais bien vu que ce n’était pas de crainte, lui répondit en poussant un soupir : – Mon nom est Charles Fortin. – Le cousin de ma femme, alors ? dit le Tigre en lui tendant la main. Touchez là, mon cousin, car c’est votre cousine que j’ai épousée, et non pas votre tante, Dieu merci ! quoiqu’elle ait encore de beaux restes, demandez plutôt à Angeli qui les contemple la moitié du jour avec admiration, comme faisait le consul Marius pour les ruines de Carthage… (Vous savez, c’est la plaisanterie favorite du colonel de dire que je suis amoureux de sa belle-mère, et je le laisse dire parce que ça ne fait de mal à personne et qu’il faut bien supporter quelque chose de ses amis.) Puis il ajouta : – Je vous connais maintenant ; c’est vous Charles Fortin, celui qui est parti en 1818, il y a quatre ans, pour l’île de France, et qui s’est noyé sur la côte de Madagascar ou de Coromandel. – De Madagascar, dit le jeune homme. C’est moi, le noyé, et j’aurais bien mieux fait de me noyer, en effet, que de revenir si mal à propos à Paris. – Pourquoi mal à propos ? – Pour rien. – Est-ce que vous n’avez pas fait fortune aux îles ?… Dans ce cas, soyez tranquille, votre cousine et moi nous vous trouverons quelque chose. – Au contraire, répliqua le noyé, je rapporte un million. – De Madagascar ? – Oh ! non. De Madagascar, je n’ai rapporté que des coups, trois blessures de flèches et le souvenir d’une fièvre de marais où j’ai failli rester. Mais le million me vient d’un oncle que j’avais à l’île de France, et qui est mort l’année dernière, trois mois après mon arrivée. J’ai vendu sa plantation, et je reviens. Toute cette conversation se tenait dans le corridor, comme je vous l’ai dit, en face du pékin qui écoutait d’un air aimable et sans remuer ni pied ni patte. – Voyons, messieurs, dit-il enfin, toutes ces histoires de famille m’intéressent, mais j’ai affaire ailleurs. Avec qui vais-je croiser le fer demain matin ? Le Tigre lui répliqua : – Avec moi, s’il vous plaît, mon petit monsieur. Voici ma carte. L’autre la prit assez négligemment et lut tout haut : « Le colonel Martin Crabanac. » – Ah ! ah ! dit-il. C’est à monsieur le colonel… – Crabanac, oui, monsieur. –… que j’ai l’honneur de parler… – Oui, monsieur, et qui aura demain l’honneur de vous couper la gorge. – Nous verrons bien, reprit le pékin d’un ton assez crâne, quoiqu’il connût le Tigre de réputation. – Et vous, monsieur ? demanda le Tigre. – Moi, colonel, oh ! je ne suis pas aussi célèbre que vous, mais enfin j’espère soutenir comme il faut l’honneur de mon uniforme. Je suis le marquis Armand de Vilpatour, sous-lieutenant aux gardes du corps. Au revoir, colonel. – Au revoir, marquis. – Où, colonel ? – Demain matin à dix heures, à la porte Saint-Mandé. Là-dessus on se sépara. Le colonel voulut présenter Charles Fortin à sa cousine, mais l’autre s’excusa, disant qu’il était arrivé le matin même de l’île de France, qu’il était fatigué d’une si longue course, et surtout qu’il était trop mal vêtu pour se présenter devant les dames. En revanche, il offrit comme parent et ami, intéressé à l’honneur de la famille, de servir de témoin au colonel, ce qui fut accepté sur-le-champ. – Et tu ne les as pas revus ce matin ? demanda un officier. – Ni l’un ni l’autre, répondit Angeli. Quand je suis allé chez le Tigre, il était déjà sorti, et le jeune homme n’était pas venu.
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