II
J’allai donc ce jour-là, suivant mon habitude, prendre ma place au café Lemblin, car je suis un homme réglé en tout, dans mes mœurs, dans mes occupations, dans mes promenades, et je fais tous les jours la même chose à la même heure. C’est le moyen de ne pas se fatiguer à prendre continuellement des résolutions nouvelles et par conséquent de sentir moins la pesanteur de la vie. Au reste, voulez-vous savoir à quoi je passe mon temps ?
Je me lève à huit heures, je fais ma barbe, je tisonne en hiver et je me promène en été jusqu’au déjeuner, c’est-à-dire jusqu’à dix heures.
Comme la divine Providence, j’émiette du pain pour les petits oiseaux dans le jardin des Tuileries, je rentre chez moi, je déjeune, je bois deux carafons de vin, – jamais davantage – et je discute avec Véturie ses propres affaires, les miennes et celles du voisinage ; je fais quatre ou cinq tours de promenade au Palais-Royal, dans les galeries quand il pleut, dans le jardin quand il fait beau ; je cause avec les marchandes ; elles m’accueillent toujours bien à cause de ma redingote boutonnée jusqu’au collet et de mon ruban rouge qui me donne l’air d’un vieux brave ; je tiens ma canne la pointe en avant, comme si j’avais contracté depuis longtemps l’habitude de charger les Autrichiens et les Prussiens, et je siffle de temps en temps l’air d’une chanson de Béranger, ce qui me fait suivre avec respect par les gamins (hier encore, l’un d’eux disait à ses camarades qu’il m’avait reconnu, que j’étais le fameux général Chose, et je ne l’ai pas contredit ; après tout, le général Chose n’a peut-être pas meilleure mine que moi) ; ensuite j’entre au café, pour lire les journaux, – le Constitutionnel d’abord, qui est mon favori, et après le Constitutionnel tout ce qui se trouve sous ma main.
Comme je suis un habitué, et surtout comme, par politique, je ne ménage pas les pourboires, on me garde ma place dans le coin de la fenêtre du rez-de-chaussée à gauche du comptoir de Proserpine, et l’on me sert ma demi-tasse sans attendre que je la demande.
De ce poste rapproché, commode et sûr, et d’où l’on me délogerait plus difficilement que les Anglais de Gibraltar, je vois en un clin d’œil tout ce qui se passe dans la salle, et j’observe les manœuvres des amoureux de Proserpine. L’un s’avance d’un air timide, guette un coup d’œil et attrape un sourire à la volée, destiné peut-être à son voisin. Voilà du bonheur pour toute la journée.
Un autre, plus hardi, pour attirer l’attention, frappe à grand bruit sur la table, appelle les garçons, jure et sacre, commande un déjeuner pour quatre et lève la tête avec fierté en regardant le comptoir.
Un troisième s’avance en se dandinant d’un air vainqueur… Que sais-je ? Chacun a sa manière de se faire remarquer ; mais le seul qu’elle remarque, je ne le sais que trop, le vainqueur des vainqueurs, c’est mon propre neveu, je veux dire le mari de ma nièce ; c’est le brillant colonel du 3e cuirassiers de Waterloo, le terrible Crabanac. Celui-là n’a plus rien à désirer. Je le vois. Les garçons du café le disent tout haut. Le patron le sait, et tout le Palais-Royal aussi, et tout le monde envie son bonheur ; mais personne n’ose le regarder de travers, de peur d’être sabré.
À trois heures je quitte ma place et je vais me promener jusqu’à six heures. Je dîne sous le regard de Véturie, je reviens au café, je fais une partie de dominos avec le premier venu, lieutenant, capitaine ou colonel à demi-solde. Je gagne ma demi-tasse trois fois sur cinq pendant qu’autour de moi les politiques discutent avec chaleur la révolution espagnole ou napolitaine, qu’on vante les discours du général Foy, de Manuel ou de Benjamin Constant, qu’on maudit les Bourbons, les jésuites, les traîtres et les calotins, qu’on raconte tout bas, de bouche à oreille, – que Napoléon n’est pas mort, que sir Hudson Lowe n’a fait enterrer qu’un mannequin de paille, que l’empereur s’est échappé, qu’il est aux États-Unis, qu’il va revenir, qu’on l’attend d’un instant à l’autre à Rochefort…
Quand j’ai entendu tous ces récits et toutes ces confidences pour la millième fois, je dis bonsoir à Proserpine qui me sourit gracieusement, et je vais me coucher.
Voilà une journée bien employée, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est ainsi qu’elles le sont toutes.
Je dis toutes. Il faut pourtant en excepter une, et c’est justement celle où commença l’histoire qu’on va lire :
Il était huit heures du soir, et je venais de prendre ma place accoutumée à trois pas du comptoir de Proserpine.
Le café Lemblin tout entier était en fête. Comme on n’y voyait guère que des officiers à demi-solde ou en retrait d’emploi, – tous frères d’armes malgré la différence des grades, – et trois ou quatre bourgeois bonapartistes, mais aussi paisibles que moi, la fête de Proserpine devait être célébrée en famille par un punch gigantesque auquel tous les habitués avaient souscrit de bon cœur. Il était convenu sans qu’on l’eût dit, de peur de blesser l’amour-propre de ceux dont la bourse était vide, que les riches payeraient pour leurs camarades moins heureux, et chacun, en entrant, déposait dans un tronc son offrande, qui vingt francs, qui vingt centimes, suivant ses moyens.
De tous côtés des fleurs rares. Les murs en étaient tapissés, les corniches en étaient surchargées, le comptoir en était couvert et ressemblait à un autel qui n’attendait plus que sa déesse.
Tous les officiers étaient en grand uniforme comme aux jours de parade. Quelques-uns de ces uniformes, autrefois si brillants et si hardiment portés dans la bataille, dataient de 1814. Tel venait de Montmirail, tel de Brienne ou de Laon. Les plus neufs et les mieux conservés avaient paru à Waterloo. Mais tous étaient soigneusement brossés et astiqués comme si l’on avait dû entrer en campagne sur-le-champ.
Les fenêtres et les portes du café étaient ouvertes à cause de la saison, et deux ou trois mille Parisiens, hommes, femmes et enfants, rangés en demi-cercle, regardaient avec étonnement un orchestre composé de cent musiciens qui avaient tous appartenu aux régiments de l’ancienne armée et de la garde impériale, et qui, en grand uniforme comme leurs officiers, n’attendaient dans la galerie qu’un signal pour commencer la sérénade.
Car c’était bien une sérénade qu’on avait voulu donner à la belle Proserpine pour sa fête. L’idée venait du colonel Crabanac, mais tout le monde l’avait adoptée avec enthousiasme. Il ne s’agissait pas seulement de rendre, comme disait Rossignol, ancien capitaine du 6e léger, l’hommage que Mars dut toujours à Vénus, le dieu de la guerre à la déesse des amours ; on voulait aussi, grâce au punch, se compter entre amis et peut-être ébaucher quelque conspiration contre les Bourbons… Je le dis, mais je n’en suis pas sûr ; on ne confiait pas des secrets pareils à des pékins
Cependant l’heure avançait, et le colonel Crabanac, plus communément appelé le Tigre, directeur officiel de la fête, tardait à se montrer. On commençait à former des groupes et à murmurer.
Je me penchai vers mon voisin de gauche, un grand Corse, noir et maigre, ancien lieutenant au 6e dragons, et qui passait pour le confident et le meilleur ami de Crabanac, et je demandai à demi-voix :
– Où donc est le Tigre ? Est-ce qu’il oublie maintenant les rendez-vous qu’il donne ?
Le Tigre, c’était le nom d’amitié qu’on donnait à Crabanac dans le café Lemblin, et si l’on songe qu’il avait percé, sabré, espadonné ou tué en duel à coups de pistolet une douzaine d’officiers des gardes du corps et de la garde suisse ou de bourgeois royalistes, qu’il était si impétueux, qu’au premier mot il prenait feu, qu’au second il saisissait son interlocuteur à la cravate, qu’il l’étranglait presque au troisième, qu’il offrait de lui couper la gorge au quatrième, et qu’il la coupait effectivement presque toujours, ce surnom ne paraîtra pas trop déplacé.
Angeli répondit :
– Le Tigre n’oublie rien.
– Mais alors ?…
– Eh bien, alors, il a des affaires ; voilà tout. Est-ce qu’on ne peut plus avoir des affaires, à cette heure ?
Il me fit cette question d’un air si terrible ou, pour mieux dire, si parfaitement sinistre que je n’osai répliquer. On aurait dit le sifflement d’une vipère dont on a par malheur écrasé la queue. Ce Corse avait toujours l’air de vouloir égorger ou empoisonner quelqu’un. On racontait de lui, quand il avait le dos tourné, des histoires de Peau-Rouge égaré dans un maquis de la Corse. On disait qu’il avait tué, quinze ans auparavant, à deux lieues de Sartène, le père de sa maîtresse, puis trois mois après sa maîtresse elle-même, qui, se voyant enceinte, voulait se faire épouser ; puis le maire de la commune qui avait essayé de l’arrêter, et deux ou trois bourgeois notables qui voulaient arrêter ce c*****e.
Tous ces coups de fusil, malgré le retentissement de ceux d’Iéna et de Friedland, firent tant de bruit en Corse que le grand Napoléon, qui cherchait partout des hommes de main et d’exécution, et qui n’était pas difficile sur le choix, lui fit offrir, soit pour en délivrer la Corse, soit pour l’attacher à sa personne, sa grâce complète, mille écus et le grade de maréchal des logis dans les dragons de la garde. Le préfet ajouta tout bas qu’Angeli aurait un avancement rapide et des gratifications, pourvu qu’il voulût rendre compte à qui de droit de tout ce qui se disait parmi ses nouveaux camarades contre la personne de l’empereur et son auguste dynastie.
Angeli accepta et fut employé à diverses missions secrètes. On crut même qu’il avait trempé dans la mort mystérieuse du colonel républicain Oudet, le célèbre chef des Philadelphes. Mais tout cela ne fut connu que plus tard.
En 1822, le Corse passait pour un soldat intrépide, – et il l’était en effet, l’ayant montré en plusieurs occasions, – et pour un bonapartiste irréconciliable, car il avait conspiré quatre ou cinq fois contre les Bourbons ; mais par un bonheur étrange qu’on ne remarqua pas d’abord, et que je m’explique trop facilement aujourd’hui, quoique toujours prompt à s’élancer au premier rang, il échappa toujours à la police de Louis XVIII. Un jour même, quelqu’un de ses anciens camarades l’en félicita tout haut d’un air assez équivoque, à quoi le Corse répondit avec indifférence qu’il était cousin par sa mère de plusieurs chefs de l’armée royale, et que ses parents étaient intervenus en sa faveur. L’autre le crut ou feignit de le croire ; mais un mois plus tard on le repêcha au fond de la Seine, frappé de cinq coups de poignard et noyé.
La réputation d’Angeli n’en devint pas meilleure, mais on se garda d’en médire, et les plus circonspects se bornèrent à parler le moins possible de lui et devant lui. Un seul, parmi ces braves officiers, lui témoignait une confiance et une amitié sans bornes. C’était le colonel Cabranac. Mais il faut avouer que le Tigre, toute opinion politique à part, et pourvu qu’on ne parlât ni de sa femme qu’il aimait tendrement, ni de sa maîtresse qu’il adorait follement, ni de Napoléon qui était Dieu, ni des Prussiens qu’il méprisait, ni des Anglais qu’il détestait, ni d’Hudson Lowe qu’il traitait de bourreau, ni de Marmont qu’il appelait traître, ni de vingt autres personnages connus qu’il coiffait des noms les plus différents : héros, gredins, canailles, sauveurs de la France, emplâtres et rossards ; le Tigre, dis-je, était l’homme du monde le plus paisible, le plus doux, le plus franc, le plus affectueux, le plus cordial, le plus confiant, le meilleur camarade qui fût jamais… Seulement, il ne fallait pas toucher à ses dieux, ou sinon… au bout de l’épaule était un bras, au bout du bras une main, au bout de la main un sabre, au bout du sabre la mort ! D’un revers il vous aurait fait voler la tête, ne vous laissant que le temps de vous mettre en garde, de riposter et de filer droit.
Un peu vif, si vous voulez, mais respecté de tous les hommes et adoré de toutes les femmes. C’est l’essentiel, n’est-ce pas ?
Le Tigre, ainsi fait, avait donc pour ami intime et particulier cet Angeli.
Cette amitié s’expliquait de plusieurs façons. D’abord le Tigre, qui aurait tué trente mille hommes à coups de sabre plutôt que de commettre une seule action basse ou vile, était incapable de soupçonner dans le cœur d’autrui des sentiments qui ne seraient jamais entrés dans le sien.
Ensuite, le lieutenant Angeli protestait de son amitié pour le colonel avec tant de chaleur, soutenait ses intérêts avec une ardeur si grande, et même en son absence aurait si facilement dégainé en l’honneur de son chef et de son ami, que personne ne pouvait douter de son dévouement absolu.
Enfin, il avait reçu de tels services du Tigre qu’il aurait été le dernier des hommes s’il avait pu les oublier un instant. Le premier de tous était que le colonel Crabanac, dans l’une des fameuses charges qui furent faites à la Moskowa, le voyant blessé et engagé sous son cheval mort, quand l’escadron à moitié détruit se retirait sous la mitraille des Russes, l’avait enlevé lui-même et transporté dans nos rangs, ce qui lui sauva la vie. Le second était que Crabanac, fils d’un vieil Auvergnat qui avait fait fortune dans les fers et les chaudrons, plus riche par conséquent que la plupart de ses camarades, avait ouvert sa bourse au Corse, sans compter, comme si tous les biens de la terre étaient communs à tous les hommes ; et pour dire la vérité, ce service-là valait deux fois plus que le précédent, car, suivant une belle pensée du sage Confucius :