– Ne craignez pas pour moi, M. Éverard, s’écria Alice perdant toute sa timidité par les craintes des suites que pouvait avoir cet entretien dans un moment où la guerre civile faisait qu’on ne reconnaissait plus ni les liens du sang ni les droits de l’amitié. – Partez, je vous en conjure, partez ! – Rien ne trouble la tendre harmonie qui règne entre mon père, et moi si ce n’est ces malheureuses divisions de famille, et votre présence ici dans un moment si peu favorable. – Pour l’amour du ciel, retirez-vous.
– Oh ! oh ! miss Lee, dit le vieux Cavalier, – vous prenez déjà le ton de dame souveraine ! Et à qui irait-il mieux qu’à vous ? Je réponds que vous donneriez des ordres à notre suite aussi bien que Goneril et Regane. Mais je vous dirai que personne ne quittera ma maison, – et quelque humble que soit cette demeure, elle est maintenant ma maison, – tant qu’il y a quelque chose à me dire qui n’est pas encore dit. Et comme ce jeune homme fronce les sourcils et prend un ton un peu haut, – Parlez, monsieur ; dites tout ce que vous avez à dire.
– Ne craignez pas que je manque de sang-froid, Alice, dit Markham avec autant de fermeté que de douceur ; – et vous, sir Henry, ne croyez pas que si je vous parle d’un ton ferme ce soit avec colère. Vous m’avez fait de cruels reproches ; des reproches tels que, si je n’étais guidé que par l’exaltation d’une chevalerie romanesque, je ne pourrais, par égard pour ma naissance et pour l’estime du monde, me dispenser d’y répondre malgré notre proche parenté. – Daignerez-vous m’écouter avec patience ?
– Si vous voulez vous défendre, répondit le chevalier, à Dieu ne plaise que je refuse de vous entendre patiemment, quand même les deux tiers de votre discours seraient composés de déloyauté et le troisième de blasphèmes. – Seulement soyez bref ; cette conférence n’a déjà duré que trop longtemps.
– Je ne serai pas long, sir Henry, répliqua le jeune homme ; – cependant il est difficile de réunir en peu de mots la défense d’une vie qui, quoique courte, a été très occupée, – trop occupée, dit le geste d’indignation que je vous vois faire ; mais c’est ce que je nie. Ce n’est pas sans y réfléchir que j’ai tiré l’épée pour défendre un peuple dont les droits avaient été foulés aux pieds et dont la conscience était opprimée. – Ne froncez pas le sourcil, monsieur, ce n’est pas sous ce point de vue que vous considérez cette contestation ; mais c’est ainsi que je l’envisage. Quant à mes principes religieux que vous tournez en dérision, croyez que, quoiqu’ils dépendent moins des formes extérieures, ils sont aussi sincères que les vôtres : ils sont même plus purs, – excusez l’expression, – en ce qu’ils ne sont pas entachés de cet esprit sanguinaire d’un siècle barbare qui a inventé ce que vous et tant d’autres appelez le code de l’honneur chevaleresque. Ce ne sont pas mes dispositions naturelles, ce sont les doctrines plus saines que ma foi m’a enseignées qui me mettent en état d’écouter vos invectives violentes sans y répondre avec le même ton d’amertume et de courroux. Vous pouvez pousser à la dernière extrémité vos insultes contre moi, si tel est votre bon plaisir ; je les supporterai non seulement à cause de notre parenté, mais parce que la charité m’en fait un devoir. C’est pousser bien loin l’abnégation de soi, sir Henry, pour un homme de notre famille. Mais je montre encore plus d’empire sur moi-même en refusant de recevoir de votre main le don que je désirais obtenir plus que toute autre chose sur la terre ; et je le refuse parce qu’il est du devoir de votre fille de vous soutenir et de vous consoler, parce qu’il serait cruel à moi de souffrir que dans votre aveuglement vous vous privassiez de ce que vous avez de plus précieux. – Adieu, monsieur ; je vous quitte sans colère, mais avec compassion. Nous nous reverrons peut-être dans un temps plus heureux, quand votre cœur et vos principes auront triomphé des préjugés qui vous aveuglent maintenant. – Adieu, Alice, adieu !
Ce mot adieu fut répété deux fois avec un accent de tendresse et de chagrin bien différent du ton ferme et presque sévère avec lequel Markham venait de parler à sir Henry Lee. Il se détourna et se précipita hors de la chaumière dès qu’il eut prononcé ces derniers mots ; et comme s’il eût rougi du mouvement de tendresse auquel il venait de s’abandonner, le jeune républicain entra d’un pas ferme et résolu dans la forêt que les rayons de la lune couvraient en ce moment des ombres de l’automne.
Dès qu’il fut parti, Alice, qui pendant tout ce temps avait été en proie à la terreur, de crainte que son père, dans la chaleur de son courroux, ne passât de la violence des paroles à des voies de fait encore plus violentes, se laissa tomber sur un tabouret fait de branches de saule entrelacées, ouvrage des mains de Jocelin, comme la plupart de ses autres meubles. Elle s’efforça de cacher ses larmes en remerciant le ciel de ce qu’il n’avait pas permis que, malgré la proche parenté des deux parties, quelque évènement fatal eût été le résultat d’une entrevue si dangereuse, et où il avait régné tant de colère.
Phœbé Mayflower pleurait de compagnie, quoiqu’elle ne comprît pas très bien tout ce qui venait de se passer. Elle se trouva seulement en état de raconter ensuite à cinq ou six de ses bonnes amies que son vieux maître sir Henry s’était mis dans une colère terrible contre M. Markham Éverard, parce que celui-ci avait été sur le point d’enlever sa jeune maîtresse. – Et qu’aurait-il pu faire de mieux, ajoutait Phœbé, puisqu’il ne reste rien au vieillard ni pour lui ni pour sa fille ? Et quant à M. Markham et à notre jeune dame, ils se dirent de si belles choses qu’on ne trouverait rien de semblable dans l’histoire d’Argalus et de Parthénie, qui étaient, dit le livre de leur histoire, les amants les plus fidèles de toute l’Arcadie, et du comté d’Oxford par-dessus le marché.
La vieille Goody Jellycot avait avancé plus d’une fois son chaperon écarlate dans la cuisine pendant la scène que nous venons de décrire ; mais comme la bonne dame était à demi aveugle et presque sourde, elle ne comprit que par une sorte d’instinct que les deux principaux personnages étaient en querelle ; et pourquoi choisissaient-ils la hutte de Jocelin pour venir la vider ? c’était pour elle un aussi grand mystère que le sujet de l’altercation.
Quelle était la situation d’esprit du vieux Cavalier quand il se vit ainsi contrarié dans ses principes les plus chéris par les derniers mots de son neveu ? La vérité est qu’il fut moins ému que sa fille ne s’y attendait ; et probablement le ton hardi qu’avait pris Markham Éverard en défendant ses opinions politiques et religieuses, au lieu d’enflammer davantage sa colère, avait contribué à le calmer. Il supportait avec peine la contradiction ; mais toute évasion, tout subterfuge étaient encore plus insupportables à la franchise et à la droiture du Cavalier qu’une opposition directe et les efforts que faisait son adversaire pour justifier ses opinions. Il avait coutume de dire que le cerf qu’il préférait était celui qui montrait le plus d’audace quand il était aux abois. Il fit suivre le départ de son neveu d’une citation de Shakspeare, ce qu’il avait coutume de faire par une sorte d’habitude et par respect pour le poète favori de son malheureux maître, sans avoir réellement beaucoup de goût pour ses ouvrages et sans faire toujours fort à propos l’application des passages qu’il citait.
– Faites attention à ceci, Alice, dit-il, faites-y bien attention. – Le diable peut citer l’Écriture pour arriver à ses fins. – Vous venez de voir ce jeune fanatique, votre cousin, qui n’a pas plus de barbe qu’il n’y en avait au menton d’un villageois que j’ai vu jouer la fille Mariane un jour que le barbier l’avait rasé trop à la hâte ; eh bien ! il est aussi hardi que la plus vieille barbe de presbytérien et d’indépendant pour exposer ses doctrines et ses principes, et il veut nous battre à coups de textes et d’homélies. Je voudrais que le digne et savant docteur Rochecliffe eût été ici avec son arme habituelle, la Vulgate, les Septante, et je ne sais quoi encore ; il lui aurait fait sortir du corps l’esprit presbytérien comme on exprime le jus d’un citron. – Cependant je suis charmé que le jeune homme ne cherche pas de vils subterfuges ; quand un homme serait de l’avis du diable en religion, et de celui du vieux Noll en politique, il ferait mieux de l’avouer hautement que de chercher à vous donner le change par des faux-fuyants. – Allons, essuie tes yeux, Alice ; c’est une affaire finie, et j’espère qu’elle ne se présentera plus de si tôt.
Encouragée par ces paroles, mais bien triste encore, Alice se leva pour surveiller les préparatifs nécessaires pour le souper, et pour la nuit qu’ils devaient passer dans leur nouvelle habitation. Mais ses larmes coulaient avec tant d’abondance qu’il fut heureux pour elle que Phœbé, quoique trop simple et trop ignorante pour comprendre toute l’étendue des chagrins de sa maîtresse, pût lui donner des secours plus efficaces qu’une compassion stérile.
Avec autant de promptitude que d’adresse, la jeune villageoise prépara le souper et arrangea les lits, tantôt criant à l’oreille de dame Jellycot, tantôt parlant à demi-voix à sa maîtresse et ayant l’art de tout ordonner, comme si elle n’eût fait qu’exécuter elle-même les ordres de miss Lee.
Lorsque le souper froid fut placé sur une table, sir Henry, comme s’il eût voulu consoler sa fille du ton dur avec lequel il lui avait parlé, la pressa affectueusement de prendre quelque nourriture ; tandis qu’en soldat expérimenté il prouvait lui-même que ni les fatigues et les mortifications de cette journée, ni l’inquiétude de ce qui arriverait le lendemain, n’avaient diminué son appétit, le souper étant son repas de prédilection. Il mangea les deux tiers du chapon, but son premier verre de vin à l’heureuse restauration de Charles deuxième du nom, et vida sa bouteille ; car il était d’une école dont la loyauté avait coutume de se soutenir par de copieuses libations. Il alla même jusqu’à chanter le premier couplet de la chanson :
Dans le royaume de ses pèresLe roi rentrera triomphant ;et Phœbé, pleurnichant à demi, ainsi que dame Jellycot, braillant faux d’une voix aigre, furent obligées de répéter le refrain pour couvrir le silence d’Alice.
Enfin le chevalier jovial songea à prendre du repos, et alla s’étendre sur la paillasse de Jocelin dans une petite chambre donnant sur la cuisine, où, en dépit de son changement de demeure, il ne tarda pas à jouir d’un sommeil profond et tranquille. Alice reposa moins paisiblement sur la couchette d’osier de dame Jellycot, dans un appartement intérieur, et la vieille ainsi que Phœbé, étendues dans la même chambre sur une paillasse remplie de feuilles sèches, y trouvèrent ce sommeil calme que goûtent ordinairement ceux qui gagnent leur pain quotidien à la sueur de leur front, et pour qui le réveil n’est que le signal de recommencer les travaux de la veille.