Chapitre III-2

3906 Words
Le garde forestier l’écoutait avec une indignation secrète ; et il commençait à se demander à lui-même si, se trouvant seul à seul et sans apparence d’interruption, il n’entrait pas dans les devoirs de sa charge de châtier un rebelle qui proférait de tels discours. Mais il se rappela heureusement que l’évènement du combat serait douteux, – que l’avantage des armes était contre lui, et que, quand même il serait victorieux, il n’en courrait pas moins de grands risques ensuite. Il faut convenir aussi que l’indépendant offrait dans ses manières et sa personne quelque chose de si sombre et de si mystérieux, de si grave et de si sévère, que l’esprit plus ouvert de Jocelin se trouvait à la gêne devant lui, et s’il n’était pas en proie à la crainte, il était du moins agité par l’irrésolution. Enfin il pensa que le parti le plus sage et le plus sûr, tant pour lui que pour son maître, était d’éviter toute occasion de querelle, et de tâcher de mieux savoir à qui il avait affaire avant de se déclarer son ami ou son ennemi. La grande porte de la Loge était fermée par de bons verrous ; mais Jocelin n’eut qu’un loquet à pousser pour en ouvrir le guichet. Ils se trouvèrent alors dans un passage d’environ dix pieds de longueur, dont l’autre extrémité était autrefois fermée par une herse percée de trois meurtrières de chaque côté. On pouvait jadis tenir là en respect l’ennemi audacieux qui se serait emparé de la première porte, et qui, en voulant forcer la seconde, se fût exposé au feu des assiégés. Mais les ressorts qui faisaient jouer la herse avaient été soudés par la rouille, et elle restait suspendue, garnie de pointes de fer menaçantes, mais hors d’état d’opposer le moindre obstacle aux progrès d’un ennemi. Le chemin était ouvert jusqu’au grand vestibule extérieur de la Loge. Une des extrémités de ce long et sombre appartement était entièrement occupée par une galerie destinée autrefois à placer des musiciens et des ménestrels. De chaque côté était un escalier grossièrement construit, dont chaque marche était formée par un tronc d’arbre équarri, d’un pied carré environ. À droite et à gauche de la première marche de chacun de ces escaliers était, en guise de sentinelle, une statue représentant un fantassin normand, ayant un casque ouvert, qui laissait voir des traits aussi menaçants que le génie du sculpteur avait pu les rendre. Ils étaient revêtus de justaucorps de buffle ou de cottes de mailles, portaient des boucliers ronds, et ils avaient les pieds et les jambes couverts d’une espèce de brodequins qui laissaient le genou à découvert. Ces guerriers de bois tenaient en main de grandes épées ou des masses d’armes comme des soldats en faction. Un grand nombre de crochets et de crampons enfoncés dans les murs de cet appartement ténébreux ne servaient plus qu’à indiquer les endroits où étaient autrefois suspendues des armes conservées longtemps comme des trophées, mais auxquelles on avait eu recours récemment pour armer des soldats dans une occasion pressante, comme dans un extrême péril les vétérans sont quelquefois rappelés au secours de leur vieux drapeau. Les murailles étaient pourtant encore ornées des trophées de chasse des monarques auxquels la Loge avait successivement appartenu, et des chevaliers qui en avaient été tour à tour les gardiens. Au bout du vestibule une énorme cheminée en pierre s’avançait de dix pieds dans la salle, et était ornée des chiffres et des armoiries de la maison royale d’Angleterre. Dans son état actuel, elle ressemblait à l’entrée d’un caveau funéraire, ou peut-être pourrait-on la comparer au cratère d’un volcan éteint. Mais la couleur d’ébène des pierres massives prouvait qu’il avait été un temps où elle avait envoyé des volumes de flamme le long de son vaste tuyau, et vomi des tourbillons de fumée qui formaient un dais sur la tête des joyeux convives, que leur sang noble ou royal ne rendait pas sensibles à ce léger inconvénient. La tradition disait que, dans ces grandes occasions, deux charretées de bois formaient la provision nécessaire pour entretenir le feu depuis midi jusqu’à ce qu’on sonnât le couvre-feu ; et les chenets, ou, comme on les nommait alors, les chiens destinés à soutenir le bois placé dans le foyer, étaient des lions d’une taille si gigantesque, qu’ils semblaient attester la vérité de cette légende. Sous le manteau de la cheminée, de longs bancs de pierre étaient placés des deux côtés, et en dépit d’une chaleur étouffante, les monarques eux-mêmes, dit-on, y prenaient quelquefois place, et s’amusaient à faire griller de leurs mains royales sur des charbons ardents, les nombles et les daintiers du cerf qu’ils avaient forcé. La tradition était encore prête à rapporter ici les plaisanteries joyeuses qui avaient pu avoir lieu entre le prince et les pairs, lors du fameux banquet de la Saint-Michel ; elle montrait l’endroit précis où le roi Etienne s’était assis pour raccommoder lui-même son bas royal, et racontait les tours qu’il avait joués au petit Winkin, tailleur à Woodstock. La plupart de ces plaisirs, qui se ressentaient un peu de la grossièreté du temps, appartenaient aux siècles des Plantagenet. Lorsque la maison de Tudor monta sur le trône, les rois furent moins prodigues de leur personne ; leurs festins eurent lieu dans des appartements intérieurs, et le vestibule fut abandonné à leurs gardes, qui y restaient en faction, passaient la nuit à se réjouir, et variaient leurs plaisirs par des récits d’apparitions et de contes de sorciers ; ces récits faisaient quelquefois pâlir des hommes pour qui le son des trompettes d’une armée française aurait été aussi agréable que celui des cors de chasse qui les aurait appelés dans la forêt. Jocelin fit à son compagnon le détail de toutes ces particularités un peu plus brièvement que nous ne l’avons fait à nos lecteurs. L’indépendant sembla l’écouter quelque temps avec une sorte d’intérêt ; mais enfin, l’interrompant tout à coup, il s’écria d’un ton solennel : – Péris ! Babylone, comme ton maître Nabuchodonosor a péri. Il est errant maintenant, et tu deviendras toi-même un lieu de dévastation, une solitude, un désert semé de sel, où il n’y aura que soif et famine. – Il est assez probable que nous les y trouverons toutes deux ce soir, dit Jocelin, à moins que le garde-manger du bon chevalier ne soit mieux garni que de coutume. – Nous devons songer aux besoins de la nature, répondit Tomkins, mais en temps convenable, quand nous nous serons acquittés de notre devoir. – Où conduisent ces portes ? – Celle qui est à droite, répondit le garde forestier, conduit à ce qu’on appelle les grands appartements, qui n’ont pas été occupés depuis l’année 1639, que Sa Majesté le bienheureux roi Charles – – Comment, drôle ! s’écria l’indépendant d’une voix de tonnerre ; – oses-tu bien donner à Charles Stuart le titre de bienheureux ? – Souviens-toi de la proclamation à ce sujet. – Je n’ai pas eu de mauvaises intentions, répliqua Jocelin réprimant l’envie qu’il avait de faire une tout autre réponse. – Je ne me connais pas en titres et en affaires d’État comme en daims et en arbalètes ; mais quoi qu’il ait pu arriver depuis ce temps, ce pauvre roi reçut à cette époque assez de bénédictions à Woodstock, car il y laissa plein son gant de pièces d’or pour les pauvres de la ville. – Paix, l’ami, ou je croirai que tu es un de ces imbéciles et aveugles papistes qui s’imaginent que quelques aumônes peuvent les laver des souillures qu’ont fait contracter à leurs âmes leurs actes d’oppression et d’iniquité. – Tu dis donc que c’est de ce côté qu’étaient les appartements de Charles Stuart ? – Et de son père Jacques avant lui, et d’Élisabeth auparavant, et du roi Henry, qui a bâti cette aile avant tous les autres. – Et sans doute, c’est là que le chevalier et sa fille demeuraient ? – Non, non ; sir Henry Lee avait trop de respect pour – pour les choses qu’on regarde aujourd’hui comme n’en méritant aucun. D’ailleurs les grands appartements n’ont pas été aérés depuis bien des années, et ils ne sont pas en très bon état. C’est la porte à gauche qui conduit à l’appartement du chevalier. – Et où conduit cet escalier qui semble monter et descendre ? – En montant, il conduit à divers appartements, et entre autres aux chambres à coucher. En descendant, il mène aux cuisines, aux offices et aux caves du château, où vous ne pourriez aller à cette heure sans lumière. – En ce cas nous nous rendrons dans les appartements de votre maître. Y trouve-t-on de quoi se loger convenablement ? – Il s’y trouve l’ameublement dont s’est contenté un homme de condition, mal logé en ce moment, répondit l’honnête garde forestier, dont la bile était tellement échauffée, qu’il ajouta en baissant la voix de manière à être entendu à demi, – et par conséquent il est assez bon pour un coquin de Tête-Ronde comme toi. Cependant il conduisit l’indépendant dans l’appartement de sir Henry. On y arrivait par un passage, fermé par deux portes massives en chêne, qu’on pouvait barricader au besoin par d’énormes barres de même bois, appuyées le long de la muraille, et dont les bouts pouvaient entrer dans des trous pratiqués à cet effet de chaque côté dans les murs. Après ce corridor ils trouvèrent une petite antichambre, et ensuite le salon du chevalier, qu’on aurait pu nommer, dans le langage du temps, un beau salon d’été. Il était éclairé par deux croisées en s*****e placées de manière que chacune d’elles donnait sur une avenue différente, conduisant dans la forêt. À l’exception de deux ou trois portraits de famille qui n’offraient qu’un intérêt secondaire, le principal ornement de cette salle était un grand portrait en pied, suspendu au-dessus de la cheminée, qui était de pierre, comme celle du vestibule, et ornée de sculptures, de devises et d’armoiries. Ce portrait était celui d’un homme d’environ cinquante ans, armé de pied en cap, et l’on y remarquait la manière sèche et dure d’Holbein. Peut-être même avait-il été peint par cet artiste, et les dates permettaient cette supposition. Les angles, les pointes et la surface raboteuse de l’armure formaient un excellent sujet pour cette vieille école. L’affaiblissement du coloris avait rendu la figure du chevalier pâle et sombre, comme celle d’un habitant de l’autre monde, cependant ses traits avaient encore une forte expression d’orgueil et de joie ; il tenait son bâton de commandement étendu vers l’arrière-plan, où l’on voyait en perspective, – autant que l’artiste avait pu en peindre les effets, – les débris d’une église ou d’un monastère en proie aux flammes, et quatre ou cinq soldats en uniforme rouge, emportant en triomphe un grand vase de bronze qu’on pouvait prendre pour un lavoir ou pour des fonts baptismaux, et au-dessus de la tête desquels on pouvait encore lire, Lee Victor sic voluit. En face de ce portrait, dans une niche pratiquée dans la muraille, était une armure complète, dont tous les ornements étaient exactement semblables à ceux que le tableau, offrait aux yeux. – C’était un de ces portraits dont les traits et l’expression ont quelque chose de prononcé qui attire l’attention même des ignorants en peinture. L’indépendant le regarda, et un sourire effaça un instant les rides sévères de son front. Souriait-il de plaisir en voyant un ancien chevalier occupé à brûler et à piller une maison religieuse, occupation qui avait beaucoup de rapport avec les usages de sa propre secte ? était-ce mépris pour la touche dure et sèche du vieux peintre, ou parce que la vue de ce portrait remarquable réveillait en lui d’autres idées ? c’est ce que le garde forestier ne pouvait décider. Quoi qu’il en soit, ce sourire ne dura qu’un instant, et le soldat s’approcha des croisées, dont les embrasures s’avançaient à deux pieds au-delà du mur. Dans l’une était un pupitre en bois de noyer et un grand fauteuil rembourré, couvert de cuir d’Espagne. Une petite commode était à côté, et, quelques-uns des tiroirs en étant ouverts, on y voyait des sonnettes pour les faucons, des sifflets pour rappeler les chiens, divers instruments pour nettoyer les plumes des oiseaux de chasse, des mors de différentes espèces, et d’autres bagatelles à l’usage d’un chasseur. La seconde embrasure était meublée différemment. Sur une petite table étaient placés quelques ouvrages d’aiguille, un luth et un livre de musique ; on y voyait aussi un métier à broder. Une tapisserie tendue sur les murs de cette espèce de petit cabinet annonçait plus de recherche que dans le reste de l’appartement, et l’arrangement de quelques pots de fleurs de la saison prouvait que le goût d’une femme y avait présidé. Tomkins jeta un regard indifférent sur ces objets d’occupations féminines, et, s’approchant de l’autre croisée, il se mit à tourner, avec une apparence d’intérêt, les feuilles d’un in-folio laissé ouvert sur le pupitre. Jocelin, qui avait résolu d’examiner tous ses mouvements sans les gêner en rien, restait en silence à quelque distance, quand une porte couverte de tapisserie s’ouvrit tout à coup, et une jeune et jolie villageoise entra d’un pas léger, une serviette à la main, comme si elle eût été occupée à remplir quelque fonction domestique. – Comment, Sire Impudence ! dit-elle à Jocelin d’un ton égrillard ; – qui vous rend assez hardi pour entrer dans cet appartement en l’absence du maître ? Mais, au lieu de la réponse qu’elle attendait peut-être, Jocelin jeta un regard douloureux vers le soldat qui était, dans l’embrasure d’une des croisées, comme pour lui faire mieux comprendre ce qu’il allait lui dire. – Hélas ! ma jolie Phœbé, lui dit-il à demi-voix et avec un ton d’accablement, – il y a des gens qui ont plus de droits et de pouvoir qu’aucun de nous, et qui feront peu de cérémonie pour y venir quand bon leur semblera, et y rester tant qu’il leur plaira. Jocelin jeta un autre regard sur Tomkins, qui semblait toujours occupé du livre ouvert devant lui, et il s’avança tout près de la jeune fille étonnée, qui continuait à regarder alternativement le garde forestier et l’étranger, comme si elle n’eût pu comprendre pourquoi le premier lui parlait ainsi, et pourquoi l’autre se trouvait en ce lieu. – Partez, ma chère Phœbé, lui dit Joliffe en approchant la bouche si près de sa joue que son haleine agitait les boucles de cheveux de la jeune fille ; – courez aussi vite qu’un faon à ma chaumière ; je vous rejoindrai bientôt, et… – En vérité, à votre chaumière ! dit Phœbé en l’interrompant ;… vous êtes assez hardi pour un homme qui n’a jamais fait peur qu’à quelques pauvres daims !… Moi, aller dans votre chaumière ! cela est fort probable, en vérité ! – Chut, Phœbé ! dit Jocelin ; silence ! ce n’est pas le moment de plaisanter. Je vous dis de courir à ma chaumière avec la légèreté d’un cerf. Vous y trouverez notre vieux maître et notre jeune maîtresse, et je crains bien qu’ils ne reviennent jamais ici. – Tout est à vau-l’eau, ma chère ; le mauvais temps est arrivé comme une tempête. – Nous sommes chassés et aux abois ! – Cela est-il bien possible, Jocelin ? demanda la pauvre fille tournant vers lui ses yeux où était peint l’effroi, et, qu’elle lui avait cachés jusqu’alors par un intérêt de coquetterie villageoise. – Cela est aussi certain, ma chère Phœbé, qu’il est sûr, que… – Le reste de la phrase se perdit dans l’oreille de Phœbé, tant les lèvres de Joliffe en devinrent voisines ; et, si elles touchèrent ses joues, le chagrin a ses privilèges comme l’impatience, et la pauvre fille avait des sujets d’alarmes assez sérieux pour ne pas s’effaroucher d’une semblable bagatelle. Mais le contact des lèvres du garde forestier avec la jolie joue de Phœbé, quoique un peu brunie par le soleil, n’était pas une bagatelle aux yeux de l’indépendant, qui, tout à l’heure l’objet de la vigilance inquiète de Jocelin, avait joué à son tour le rôle d’observateur dès que la scène avec la jeune fille avait commencé à devenir intéressante. Quand il vit Joliffe en venir là, il éleva la voix avec un aigre sifflement, comparable au bruit que font les dents d’une scie : à ce bruit, Jocelin et Phœbé sautèrent à six pieds de distance l’un de l’autre ; et, si Cupidon était de la partie, il dut s’envoler par la fenêtre, comme un canard sauvage fuyant une coulevrine. Prenant aussitôt l’attitude d’un prédicateur qui va tonner contre le vice : – Comment ! s’écria-t-il, impudents et déhontés que vous êtes ! Quoi ! des caresses lascives et impudiques en notre présence !… Quoi ! la vue d’un mandataire des commissaires de la haute cour du parlement ne vous inspire-t-elle pas plus de retenue que si vous étiez dans quelque baraque impure d’une foire, ou au milieu des sons profanes d’une salle de danse, que d’infâmes ménétriers font retentir du bruit de leurs instruments impies, en chantant pour s’accompagner : – b****z-vous bien tendrement ; le ménétrier est aveugle. – Mais, ajouta-t-il en donnant un grand coup de poing au volume ouvert devant lui, – voilà le roi et le grand-maître de tous les vices et de toutes les folies. – Voilà celui que les hommes charnels appellent le miracle de la nature. – Voilà l’auteur qui fait les délices des princes, et que les filles d’honneur placent sous leurs oreillers. – Voilà celui qui enseigne de belles phrases où l’on ne trouve que fadaises et vanités. – C’est toi, ajouta-t-il en accompagnant ces paroles d’un second coup de poing (ô membres révérends du club de Roxburgh, ô membres chéris de celui de Bannatyne, c’était le premier in-folio, – c’était Hemmings et Condel, c’était l’éditio princeps) ; c’est toi, toi, William Shakspeare, que j’accuse de toutes les taches dont la fainéantise, la folie, l’impureté et la débauche ont souillé le pays depuis le premier jour que tu as commencé à écrire. – Par la messe ! s’écria Jocelin, dont le caractère franc et hardi ne put se modérer plus longtemps, c’est une lourde accusation. Par la morbleu ! Will de Stratford, le favori de notre maître, doit-il être responsable du plus petit b****r qui ait été dérobé depuis le règne du roi Jacques ? C’est un compte qui serait difficile à rendre, sur ma foi. Mais je voudrais bien savoir qui répondra de tout ce qu’on a pu faire avant lui. – Ne plaisante pas, répondit le soldat, de peur qu’écoutant la voix intérieure qui me parle je ne te châtie comme un mauvais plaisant. Je te dis en vérité que, depuis que Satan a été précipité du ciel, il n’a pas manqué d’agents sur la terre ; mais il n’a trouvé nulle part un sorcier exerçant un pouvoir aussi complet sur l’esprit des hommes que ce détestable empoisonneur, ce Shakspeare. – Une femme a-t-elle besoin d’un exemple d’adultère, il le lui offre. – Un homme veut-il apprendre à son semblable à devenir un meurtrier, il lui donne des leçons d’homicide. – Une jeune fille veut-elle épouser un n***e païen, il fournit sa justification. – Voulez-vous blasphémer le Créateur, vous trouverez dans son livre des formules de blasphème. – Voulez-vous défier votre frère selon la chair, il vous donnera le modèle du cartel. – Voulez-vous vous enivrer, Shakspeare vous présentera la coupe. – Voulez-vous vous plonger dans les plaisirs des sens, il vous excitera à vous y livrer par les sons lascifs du luth. Oui, je dis que ce livre est l’origine et la source de tous les maux qui ont couvert ce pays comme un torrent ; que c’est lui qui a rendu les hommes jureurs, blasphémateurs, impies, renégats, meurtriers, ivrognes, coureurs de mauvais lieux, et aimant les longues séances du soir autour des pots de vin. Oubliez-le, Anglais, oubliez-le ! qu’il tombe dans le Tophet avec son abominable livre, et que ses ossements maudits soient calcinés dans la vallée d’Hinnon. Si notre marche n’avait pas été si rapide, lorsque nous traversâmes Stratford en 1643, sous les ordres de sir William Waller ; si notre marche, dis-je, n’avait pas été si rapide… – Parce que le prince Rupert était à vos trousses avec sa cavalerie, murmura l’incorrigible Jocelin. – Je vous dis, continua le soldat enthousiaste en élevant la voix et en étendant le bras, que, si notre marche n’avait pas été si rapide, parce que nous en avions reçu l’ordre, et si nous n’avions pas marché en corps serré, comme il convient à des soldats, sans que personne songeât à s’écarter de côté et d’autre, chacun allant en droite ligne devant soi, j’aurais arraché les os de ce précepteur du vice et de la débauche du tombeau qui les renferme, et je les aurais jetés sur le premier f****r, pour que sa mémoire devînt un objet de mépris, de dérision et de sifflets. – Voilà ce qu’il a dit de plus piquant jusqu’ici, dit le garde forestier ; le pauvre Will aurait été plus sensible aux sifflets qu’à tout le reste. – Parlera-t-il encore ? lui demanda Phœbé à voix basse ; en vérité, il fait de beaux discours, et je voudrais bien savoir ce qu’ils veulent dire. Mais c’est un grand bonheur que notre vieux maître ne l’ait pas vu battre ainsi son livre. Merci du ciel ! il y aurait eu du sang de répandu. Mais voyez donc quelle grimace il fait ! Croyez-vous qu’il souffre d’une colique, Jocelin ? Lui offrirai-je un verre d’eau-de-vie ? – Silence, Phœbé, silence ! il charge ses canons pour tirer une autre bordée ; et, pendant qu’il montre ainsi le blanc de ses yeux, qu’il se détraque la figure par ses contorsions, qu’il serre les poings et qu’il frappe du pied, il ne peut faire attention à rien. – Je suis sûr que je lui couperais la bourse, s’il en avait-une, sans qu’il s’en aperçût. – Là, Jocelin ! – Mais s’il reste ici, et qu’il soit toujours de même, j’ose dire qu’il ne sera pas difficile à servir. – Ne vous en inquiétez pas ; mais dites-moi tout bas et bien vite ce qui se trouve dans le garde-manger. – Pas grand-chose en vérité… Un chapon froid, et quelques fruits confits ; le reste du grand pâté de venaison, bien épicé, et deux petits pains ; voilà tout. – Eh bien ! cela suffira dans un moment pressant… Couvrez d’un bon manteau votre joli sein : mettez dans un panier une couple d’assiettes et de serviettes, car il n’y en a pas grande provision là-bas ; emportez le chapon, les petits pains et les fruits confits : le pâté sera pour le soldat et pour moi, et la croûte nous servira de pain. – Admirablement ! c’est moi qui l’ai faite… Elle est aussi épaisse que les murs de la tour de la belle Rosemonde. – Et nos mâchoires auront quelque peine à les entamer. – Mais qu’y a-t-il à boire ? – Une bouteille de vin d’Alicante, une de vin du Rhin, et la cruche d’eau-de-vie. – Mets les deux bouteilles dans ton panier ; il ne faut pas que notre chevalier manque de vin ce soir ; allons, pars, et file vers la chaumière comme un vanneau. Voilà de quoi souper aujourd’hui, et quant à demain – demain est un autre jour. – Ah ! de par le ciel ! j’ai cru que les yeux du soldat se fixaient sur nous ; mais non, il ne fait que les rouler dans ses méditations – des méditations profondes, sans doute ; ces gens-là n’en font pas d’autres. Mais, de par le diable ! quelque profond qu’il soit, je réussirai à le sonder. – Eh bien ! es-tu partie ? Mais Phœbé était une coquette de village, et, sachant que Jocelin se trouvait dans une situation qui ne lui permettait pas de profiter de l’occasion qu’elle lui offrait malignement, elle lui dit à l’oreille à voix basse : – Croyez-vous que Shakspeare, le favori de notre vieux maître, soit véritablement coupable de tout ce que lui reproche ce soldat ? Elle partit comme un trait en achevant ces mots, tandis que Joliffe, levant un doigt en l’air, la menaçait de se venger plus tard, et murmurait à demi-voix : – Va, Phœbé Mayflower, va ; jamais jeune fille n’a foulé le gazon du parc de Woodstock d’un pied plus léger et avec un cœur plus ingénu… Suis-la, Bevis, et escorte-la à la chaumière, où est notre maître. Le grand lévrier se leva comme un domestique qui aurait reçu un ordre, et suivant Phœbé dans le vestibule il lui lécha la main comme pour l’avertir qu’il était là ; il se mit ensuite au petit trot pour suivre le pas léger de celle dont Jocelin n’avait pas vanté l’agilité sans raison. – Mais tandis que Phœbé et son fidèle garde traversent la forêt, nous retournerons à la Loge. L’indépendant tressaillit enfin, comme s’il fût sorti d’une profonde rêverie. – Cette jeune femme est-elle partie ? demanda-t-il. – Sans doute, répondit Jocelin ; et si vous avez quelques ordres à donner, il faut vous contenter de mes services. – Des ordres ! – Umph ! – Elle aurait bien pu attendre une autre exhortation. – Je déclare que mon esprit s’occupait de son édification. – Oh ! elle sera à l’église dimanche prochain ; et, si Votre Révérence militaire prêche encore, elle profitera de votre doctrine avec le reste de la congrégation. Mais les jeunes filles de ce canton n’écoutent pas les homélies en tête à tête. – Et quel est maintenant votre bon plaisir ? voulez-vous visiter les autres appartements ? vous ferai-je voir le peu de vaisselle d’argent qui reste ici ? – Umph ! – Non. Il est déjà tard ; il fait presque nuit ; tu peux sans doute me procurer un lit ? – Un meilleur que vous n’en avez jamais eu. – Et du feu, de la lumière, et quelque chose pour soutenir la faiblesse de la chair ? – Sans doute, sans doute, répondit le garde forestier montrant beaucoup d’empressement à satisfaire cet important personnage. En quelques minutes un grand chandelier fut placé sur une table de bois de chêne. Le grand pâté de venaison, orné de persil, y fut posé sur une nappe blanche ; la cruche d’eau-de-vie et un pot de bonne ale y occupèrent aussi une place. Le soldat s’assit alors dans un grand fauteuil pour commencer à souper, et à son invitation Jocelin se mit aussi à table sur un tabouret. Nous les laissons, quant à présent, livrés à cette occupation agréable.
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