Chapitre 2
Le garagiste reposa le tuyau de pression des pneus sur son support, fit la moue et dit à Workan qu’il pouvait sortir son véhicule afin de faire du vide dans son atelier. Le commissaire s’exécuta et revint à pied dans un cagibi préfabriqué, situé dans un angle du garage, qui tenait lieu de bureau et de salle d’attente. Dans une atmosphère chauffée à blanc par un convecteur surexcité qui n’allait pas tarder à rendre l’âme, Workan s’accouda au comptoir.
— Vous n’allez pas continuer à venir tous les deux jours regonfler votre pneu avant, lui jeta, acerbe, le garagiste.
— Vous pensez qu’il est crevé ?
— Sûr ! Vous perdez un bar et demi toutes les quarante-huit heures.
Le commissaire se redressa, l’œil sombre.
— Ça vaut combien un pneu comme ça ? s’enquit-il.
— C’est quoi comme modèle votre Bentley ?
— Vous devriez le savoir, c’est vous qui me l’avez vendue… Une Arnage 2003 !
L’homme en combinaison-grenouillère spéciale vidange se saisit d’un catalogue graisseux et commença à feuilleter les pages en s’humectant les doigts. Workan fit la grimace et renifla discrètement.
— Ne cherchez pas, lui dit le mécano attentif, ça sent l’huile usagée. Je ne suis pas fleuriste.
— Je pense que c’est plutôt la surchauffe de votre local qui vaporise des particules de cambouis et rend cet endroit intenable.
Le garagiste lui jeta un regard suspicieux, un regard qui en disait long. Puis il plongea le nez dans son catalogue.
— Je vous le dis tout de suite, je ne vais pas l’avoir en stock. Des dimensions comme celles-là, ce n’est pas fréquent. Alors, dit-il en tournant une page, c’est un 255/45 R19 104 ZR (Y) XL…
— C’est tout, le coupa Workan.
— Je lis ce qui est écrit.
— Le prix ?
L’homme sortit de sous un cahier une calculatrice de camouflage qui se fondait dans le décor graisseux du bureau d’accueil. Il tapota quelques touches qui s’enfonçaient difficilement dans le corps de la machine.
— C’est du liquide de frein qu’est tombé dessus, marmonna-t-il.
— Espérons que ça va freiner l’addition, marmonna Workan à son tour.
Il ne s’imaginait pas être dans un garage du XXIe siècle, mais plutôt début du XXe, bien avant l’informatisation. Il frémit en pensant qu’il avait acheté sa voiture chez ce type. « Une affaire ! » lui avait-il dit. C’est vrai qu’à part le GPS et deux ou trois bricoles, la voiture fonctionnait parfaitement bien. Hélas, une consommation volumineuse se traduisait par un rayon d’action assez court. Workan connaissait intimement toutes les pompes à essence de la région.
— Quatre cents euros, lâcha le garagiste.
Il vit le beau visage du commissaire se faner, aussi ajouta-t-il avec empressement :
— Avec le montage et l’équilibrage inclus, forcément.
— C’est un prix au hasard ou un prix ruminé depuis que je viens faire gonfler mon pneu ?
Le garagiste referma le catalogue « PNEUS PAS CHERS », dissimula la calculatrice sous le cahier, se leva et déclara :
— Allez voir chez Sud Auto si vous voulez.
— Quatre cents euros pour du caoutchouc, relança Workan, c’est le prix d’un ordinateur.
— Ben, vous n’avez qu’à essayer de rouler avec quatre ordinateurs à la place des roues. Vous verrez bien où ça vous mènera.
Workan bouillait, mais il n’ignorait pas que le garagiste régnait sans partage sur le monde automobile. Vaincu, il prononça, les dents serrées :
— OK, commandez-le.
— À la bonne heure !… Au fait, vous saviez que vous aviez le contrôle automatique de la pression des pneus sur votre voiture ?
*
Alors qu’il roulait vers le commissariat du 22 boulevard de la Tour-d’Auvergne, Workan n’en revenait toujours pas d’avoir réussi à se maîtriser devant l’homme-cambouis. Une envie de le plonger dans la fosse à vidange avait germé dans son cerveau qui s’était imbibé d’huile frelatée du garagiste.
Il répondit à l’appel téléphonique de la jeune et belle lieutenante Leila Mahir :
— Mouais, grogna-t-il.
— Hello Lucien, tu vas bien ?
— On n’a pas gardé les oies ensemble, lieutenant.
— OK je vois, susurra la fliquette. Monsieur le Commissaire a ses humeurs… C’est bizarre, ça ne vous arrive jamais… En tout cas, rappliquez au commissariat, Prigent veut vous voir.
— Pourquoi ?
— J’en sais rien, il vous le dira.
— Et l’infirmière, comment va-t-elle ?
— Ça va aller, les trois connards qui l’ont agressée sont en cellule. Lerouyer les a un peu travaillés au corps.
— Ça se voit ?
— Non. Vous connaissez le capitaine, un peu lourdaud, mais efficace dans l’intercostal.
Une infirmière, qui sortait de son travail à l’hôpital, à 6 heures du matin, avait été sauvagement attaquée et molestée par trois individus qui avaient pris la fuite à l’approche d’une voiture de police. Rattrapés et écroués les trois courageux se trouvaient en garde à vue au commissariat. La jeune femme âgée de trente-quatre ans venait de passer sa nuit au chevet des patients dans le service de chirurgie orthopédique. Le capitaine Lerouyer tentait maintenant de découvrir les motivations du trio. Il se montrait dans ce genre de circonstances très convaincant, avec l’assentiment et les encouragements du commissaire. Sans caméra et sans avocat, insistait-il.
Workan se retrouva assis dans le bureau du commissaire divisionnaire Prigent, son chef hiérarchique. Le visage lunaire barré par des lunettes à monture d’écaille observait son subordonné en se demandant quel mauvais coup son cerveau, qu’il imaginait malade, était en train de préparer. Que d’ennuis et de péripéties avait supporté Prigent depuis l’arrivée, tout droit de Toulouse, du grand brun au nez piétiné par les crampons des premières lignes adverses lors de ses homériques matchs de rugby. Le divisionnaire maudissait les Workanowski dont était issu Lucien Workan. Il se saisit d’une feuille, la parcourut comme s’il la découvrait. Workan n’ignora pas que c’était faux puisqu’il le convoquait, il y avait forcément un lien avec ce papier.
— J’ai un truc pour vous, grommela Prigent.
— Je le suppose, puisque je suis là.
— Un truc de dingue, grommela à nouveau Prigent.
— Ça m’étonne pas.
— C’est hors secteur.
— M’étonne pas non plus.
Le divisionnaire le dévisagea avec curiosité et lui demanda :
— Ça vous intéresse ou quoi ?
— Même si ça ne m’intéressait pas, vous me confieriez l’affaire quand même… Non ?
— Comment vous savez que c’est une affaire ?
— Vous n’allez pas m’envoyer vendre des frites… Donc, c’est forcément une affaire.
— Hors secteur !
— Vous l’avez déjà dit.
— Vous connaissez Saint-Malo ?
— Vous m’avez déjà envoyé sur une île là-bas… On y retourne ?
— Il n’y a pas que des îles… Il y a aussi plein de trucs…
— Quoi ?
— J’sais pas… Le port, des bateaux, des murs…
— Des remparts !
— C’est ça, des remparts… Enfin, plein de trucs quoi ! Pas la peine de vous faire un dessin.
— J’aimerais bien.
Workan sentit le sommeil le gagner, il ne fallait pas qu’il s’endorme devant son chef, de surcroît au moment où il lui confiait une mission. Il pensa à son pneu et dit :
— Je suis crevé.
— Je m’en fous ! Vous êtes crevé, dit-il en regardant sa montre, à 10 h 30. Faut pas déconner Workan… Au fait tant que j’y pense, votre pote, le capitaine Lerouyer a défiguré les trois mecs qui ont agressé l’infirmière. Heureusement que vous lui avez demandé d’être discret. Je ne dis pas que c’est pas mérité, mais je suis toujours dans une merde noire à cause de votre p****n d’équipe ! Vous allez m’emmener tout ce monde à Saint-Malo… L’IGS va se pointer…
— C’est mon pneu qu’est crevé, dit Workan qui ne perdait pas le fil de ses pensées.
— Le pneu de votre char ?
— Oui.
— Écoutez Workan, il faudra changer de voiture. Rien que de penser au gyrophare sur le toit de votre anglaise… J’ai la honte. J’ai les soupapes de mon hypophyse qui altèrent mes glandes surrénales, lesquelles m’inondent d’adrénaline et…
— Vous n’avez pas de chance.
— Workan, vous me tapez sur les nerfs.
— En plus ?
— Écoutez-moi bien, Commissaire Workan, dit Prigent s’approchant en glissant son ventre sur le bureau. Avec une bagnole comme ça, on passe pour des nantis.
— Vous voulez dire des Nantais ?
— Taisez-vous ! Des NANTIS ! Alors que la police est pauvre…
— C’est ma voiture perso.
— Oui, mais ça les Français ne le savent pas, Workan. Vous comprenez ?
— Oui je comprends. Je changerai le pneu mais pas la voiture.
— Je m’en fous de votre pneu ! s’excita Prigent
— Si vous saviez combien ça coûte, vous ne diriez pas ça.
Le divisionnaire se laissa aller en arrière dans le réconfort du dossier et des accoudoirs de son fauteuil en cuir ministériel. Il soupira, reprit la feuille abandonnée sur le bureau et se redressa légèrement.
— Je vous explique l’affaire, Workan ?
— Oui, Monsieur.
— Voilà, lundi soir, une femme – elle s’appelle Stéphanie Boverger, elle est mariée à Robert Boverger – a signalé la disparition de son mari. Une femme de Saint-Malo, puisque je vous envoie là-bas.
Workan approuva d’un hochement de tête. C’était d’une logique inébranlable.
Prigent poursuivit :
— Or, il s’avère que ce même lundi soir, un témoin a vu le mari de cette dame trébucher sur un trottoir dans le quartier de la gare. D’après lui, l’homme est resté inanimé, allongé près du caniveau. Monsieur Villard c’est…
— Comment savait-il ce monsieur qu’il s’agissait de Robert Boverger ? Il le connaissait ? le coupa Workan.
— Attendez, vous allez comprendre. Je disais donc, le témoin, monsieur Villard, est allé chercher du secours chez les pompiers tout proches.
— C’est tout à son honneur.
— Laissez-moi terminer, Workan.
— Je vous en prie.
— Quand ce Villard est revenu avec les pompiers, Boverger avait disparu. Volatilisé. L’homme revenait de Paris, son train est entré en gare à 21 h 47. À 23 heures, sa femme qui n’habite pas loin s’est inquiétée et s’est rendue à la gare, sans aucun succès vous l’aurez deviné. Elle a pensé que son mari avait peut-être raté le dernier train pour Saint-Malo et a tenté à plusieurs reprises de le joindre sur son portable. En vain, elle tombait sur la boîte vocale.
— Ce n’est pas de chance, ironisa Workan.
— Attendez !… Le lendemain matin, elle est retournée à la gare au premier train…
— C’est une manie.
— Ne me coupez pas ! tonna Prigent… Bref, pour faire court : le mari avait bel et bien disparu. Évidemment pas d’avis de recherche lancé par la police, ce type était majeur et pas de méfaits connus à lui reprocher. La journée de mardi s’est donc passée sans nouvelles. Or, voilà que mercredi matin un ouvrier du port, qui charriait du sel avec une tractopelle pour le mettre en sac, a eu la surprise de découvrir un cadavre enseveli dans le tas de gros sel qui se trouvait sous un hangar. C’était un homme complètement nu.
— Boverger, dit Workan.
— Comment vous le savez ? s’étonna Prigent.
— Il faudrait être idiot pour ne pas le deviner. Et que faisait-il dans ce tas de sel ?
— Je vous le demande.
— Je suppose que la police – prévenue par les pompiers – a établi le lien entre la disparition de Boverger, celle de l’homme allongé sur le trottoir et la découverte du corps salé. Et qu’il s’agit de la même personne. Sa femme a dû le reconnaître ainsi que le témoin qui l’a vu chuter.
— Exactement ! On a même mieux : du sang récupéré sur le trottoir par les pompiers. C’est l’ADN de Boverger.
Workan se laissa aller en arrière et, les yeux mi-clos, murmura :
— Si j’étais allongé sur le trottoir à moitié dans le cirage, est-ce que je me mettrais à poil et irais me réfugier dans un tas de gros sel ? Je ne pense pas.
— Moi non plus, dit Prigent.
— Alors on l’a aidé.
— J’ai le rapport du légiste. D’ailleurs j’en ai laissé un double sur votre bureau. Vous ne l’avez pas vu ?
— Pas passé dans le burlingue. J’arrive du garage.
— Elle vous bouffe du temps cette bagnole, Workan.
— Je ne m’en débarrasserai pas… Dites-moi Monsieur le Divisionnaire, la police de Saint-Malo a commencé l’enquête ?
— Oui.
— Alors qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?
— Le parquet de Rennes a été saisi de l’affaire et a demandé à la DIPJ de s’en occuper.
— Pourquoi Rennes ?
— Ne cherchez pas à comprendre. Le procureur de Saint-Malo ainsi que la police locale sont au courant. Vous aurez sûrement besoin d’eux… Vous emmenez Lerouyer avec vous, il est de là-bas et ça retardera son audition devant l’IGS.
— Ils se sont battus, dit Workan serein.
— De quoi parlez-vous ?
— Les trois agresseurs de l’infirmière… Ils se sont bagarrés, on a eu le tort de les mettre dans la même cellule… Ce n’est pas notre faute s’ils se sont démoli le portrait. Trois mecs courageux qui dérouillent une infirmière à 6 heures du matin, après son service de nuit, sont assez cons pour se chicorer la gueule pour un oui ou pour un non. D’ailleurs, on a retrouvé du s**t sur eux…
— Mais vous venez d’arriver au commissariat, protesta Prigent.
— Justement, je sais que tout le commissariat a été témoin de cette bagarre.
— Mais… C’est ill…
— Légal ! Vous avez raison, c’est tout à fait légal… Je peux regagner mon bureau ? Je vais aller jeter un coup d’œil au rapport d’autopsie. Nous partirons à Saint-Malo lundi matin, outre Lerouyer, j’emmène aussi Mahir et Roberto.
— OK, vous faites…
Prigent se tut. Workan s’était déjà levé et ouvrait la porte du bureau.
*
Assis dans sa position préférée, renversé dans son fauteuil, les pieds sur le bureau, le commissaire feuilletait le rapport du médecin légiste.
Il décida d’appeler le docteur Lecoq. Ce dernier, sur la défensive comme à chaque fois qu’il avait affaire à Workan, s’inquiéta du pourquoi du coup de fil.
— Je suis sur le mec salé de Saint-Malo, dit Workan.
— Ça ne me surprend pas, avoua Lecoq, entre lardons…
— Pardon ?
— Rien.
— Lecoq, vous finirez mal avec des réflexions comme ça… Genre pâtée pour chiens… Revenons à nos conserves : quand avez-vous pratiqué l’autopsie ?
— Jeudi matin. Tout est marqué dans mon rapport.
— Combien de temps le type a séjourné dans le sel ?
— C’est marqué dans…
— Ça m’évitera de lire votre charabia. Alors combien ?
— Difficile à dire, peut-être une trentaine d’heures. En tout cas, pas assez longtemps pour finir en momie. Vous savez sans doute que le sel a la propriété d’attirer l’eau et de la retenir.
— Je ne suis pas chimiste… Ensuite ?
— Il se trouve que les bactéries quand elles sont privées d’eau, se déshydratent, et ne peuvent plus se développer. En les analysant, on peut déterminer la durée d’immersion d’une viande dans un milieu salin.
— OK, fit Workan, par conséquent si le corps de Boverger a séjourné, disons trente à trente-cinq heures dans le tas de sel, ça veut dire qu’il a été enseveli dès lundi soir.
— Sans doute.
— Juste après sa chute sur le trottoir mentionnée par un témoin. De quoi est-il mort ? Des traces de coups ? Arme blanche ? Arme à feu ?
— Rien de tout ça. Un seul coup à l’arrière de la tête. Fracture du rachis cervical qui a entraîné la mort immédiate par atteinte des centres respiratoires du phrénique au-dessus du métamère C4… Ça vous va ?
— Mouais… Ce coup pourrait être la chute sur le trottoir ?
— Si la tête a heurté la bordure, pourquoi pas ? Mais pour ça, il faut tomber sur le dos. Ce qui est rare dans les accidents de circulation. Si vous voulez mon avis, Commissaire, le témoin qui l’a vu tomber a un rôle essentiel pour la suite de votre enquête.
Workan marqua un temps de réflexion et murmura :
— Essentiel ?… Je le pense aussi. Merci toubib !
Il raccrocha.