Chapitre 3

2508 Words
Chapitre 3 Dès le lundi matin, l’équipe de la police judiciaire rennaise emprunta la nationale 137 qui menait à Saint-Malo. La première voiture, une Clio bleue, pilotée par Leila Mahir avec à ses côtés le lieutenant Roberto, ouvrait la route. Une Bentley noire suivait la Renault. Workan avait décidé de déposer Lerouyer chez sa grand-mère à Cancale pour quelques jours de vacances ; le temps que l’affaire de l’infirmière se tasse un peu. Le Celte roux ruminait toujours des idées de démolition en regardant les bas-côtés de la route. — Je vais me faire chier à Cancale, murmura-t-il. — C’est la saison des huîtres… Bientôt Noël. Vous allez pouvoir donner un coup de main. — Il y a longtemps que ma grand-mère est en retraite. — Vous ne voulez quand même pas que je vous conduise chez vos parents à Saint-Malo… Ça fait garnement qu’on ramène à la maison après avoir fait une bêtise. Lerouyer secoua la tête. Workan ne saisit pas la signification de son geste. Il enchaîna : — Vous avez bien des potes ostréiculteurs ? — Mouais. — Pas envie de bosser ? — Non. Workan jeta un coup d’œil sur les mains du capitaine, posées sur ses genoux, des pansements dissimulaient les jointures. Lerouyer se situait pourtant dans la catégorie des non-violents. — Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Workan. — Ils m’ont nargué et ont insulté les uniformes… Après avoir tabassé l’infirmière. C’est tout… Qu’est-ce que je risque ? — J’attends d’avoir les noms des flics de l’IGS… Qui n’a jamais péché vous jette la première pierre. — Ce qui veut dire ? — Que personne n’est clean… Surtout pas des mecs de l’IGS. Mes cousins auront bien quelque chose sur eux. — Les Workanowski ? — Oui… Je change de sujet, Lerouyer. Vous saviez que dans le temps, les Cancalaises appelaient les huîtres des « hites ». J’ai vu ça dans un bouquin de Roger Vercel. C’est marrant, non ?… D’un ton sérieux Workan ajouta : — Bonjour Madame, je voudrais une douzaine d’hites ! Il éclata de rire. Pas Lerouyer. — Il existe la confrérie des Hites à Cancale, grommela ce dernier. Et vous avez dit : « bonjour madame » et pourquoi pas : « bonjour monsieur ». Si une féministe vous entendait vous passeriez pour un macho. Workan se renfrogna. — Vous aviez remarqué, Lerouyer, que j’étais plutôt de bonne humeur. Ce n’est pas avec des conneries comme celles-là que ça va durer, dit-il en s’emportant. Physiquement, biologiquement, physiologiquement, génétiquement, l’homme et la femme sont dissemblables que vous le vouliez ou non. Je ne dis pas qu’il y en a un qui est supérieur à l’autre, mais je dis qu’on n’est pas pareils. Alors si j’ai envie d’acheter mes « hites » à une femme, ce n’est pas vous qui m’en empêcherez. D’ailleurs votre grand-mère, elle vendait bien des « hites », non ? — Oui, mais elle allait aussi dans les parcs. — Bon, vous avez décidé de me faire chier jusqu’au bout… Lerouyer s’écria : — Attention Commissaire, vous allez rentrer dans le cul à Leila ! Ne vous énervez pas comme ça. Workan freina. Leila, un œil dans le rétro, dit à Roberto : — Qu’est-ce qui lui prend, le grand ? Il a failli nous rentrer dedans. Je suis à 120 km/h, c’est limité à 110 km/h. Je ne vais pas aller plus vite, il m’emmerde… — Il a qu’à nous doubler si on le gêne, enchaîna Roberto. Faut qu’il aille à Cancale, on sera rendus avant lui à Saint-Malo. — Tu vas voir qu’il va rester bouffer sur La Houle ce midi et regarder les bateaux. Pépère devant un plateau de fruits de mer. Plein d’huîtres et de langoustines avec un pot de mayonnaise. L’enfoiré ! Pendant qu’on va se coltiner les flics du coin et leurs rapports sur un mec qu’est tombé dans la morue. — Il n’est pas tombé dans la morue, s’insurgea Roberto. — Saint-Malo, c’est les terre-neuvas, mon pote ! C’est là qu’ils salent les morues. Qui nous dit qu’il n’y avait pas des morues dans le tas de sel… Tu le sais toi ? Roberto réfléchit et se tourna vers la jeune Berbère : — À mon avis, c’était dans l’ancien temps ça. Je pense que ça ne doit plus exister. — On voit bien que tu ne vas jamais au market. Moi, je vois de la morue salée dans tous les rayons. — Si t’as des a priori sur la morue, on est mal barrés… Tu ne vois pas des terre-neuvas qui poussent les Caddies aussi ? — Roberto, je vais te laisser sur le bord de la route… Tu me donnes des migraines et tu vas retarder mon cycle ovulatoire, j’ai les ovocytes qui vont pas éclore. J’aime pas ça. Le lieutenant Roberto se demandait si dans ses Ardennes natales, les beurettes flics finissaient givrées comme Leila. À Châteauneuf, Workan bifurqua sur la droite et prit la D74 direction Cancale. * Le rendez-vous avait été fixé au Petit Montparnasse, un café-restaurant situé en face de la médiathèque à deux pas de la gare. Leila regarda une nouvelle fois l’heure sur son portable : 15 h 30. — Il se fout de notre gueule ! tempêta-t-elle. Monsieur doit se gaver de mayonnaise et de bigorneaux alors qu’on s’est dépêchés de bouffer des sandwichs au surimi, le crabe du pauvre qu’est fabriqué avec des poissons des profondeurs. Roberto soupira devant son demi d’Affligem. Leila lui en piqua une gorgée et demanda en s’essuyant les lèvres d’un revers de la main : — Tu sais pourquoi ils font du crabe avec ces poissons ? — Non. (En réalité, il ne voulait pas le savoir.) — Parce qu’ils ont une sale gueule ! — Ah bon ! — Délit de faciès, ça s’appelle. Moi j’ai l’habitude, je suis un peu maghrébine sur les bords. Imagine qu’on transforme tous mes compatriotes en crabe mouliné. Y aurait jamais assez de mayonnaise pour les bouffer. — Leila ? — Oui. — Arrête, tu me saoules. Il scrutait le rond-point des Talards comme Robinson guettait les navires en espérant la délivrance. Son visage s’éclaira, une Bentley noire venait d’y effectuer un tour complet. Le conducteur avait sûrement repéré le bistrot et cherchait en vain une place de stationnement. Quelques minutes plus tard, Workan fit son entrée, les mains dans les poches de son pantalon Smalto, et repéra ses deux lieutenants. — Enfin, fit Leila. — Enfin quoi ? — Vous avez plus d’une heure de retard. Il ignora les réprimandes, se dirigea vers le bar et commanda une Leffe. Il revint vers les deux lieutenants. — J’avais des trucs à voir avec Lerouyer. — Bien mangé ? s’enquit Leila, narquoise. Ça sent le rince-doigts au citron. — Poussez-vous, je vais prendre un bout de banquette. Leila n’en demandait pas temps, elle se trémoussa d’une fesse sur l’autre pendant quelques secondes pour dégager cinq centimètres de skaï. Workan s’assit. Elle colla aussitôt sa cuisse à celle du commissaire qui ne broncha pas. — Alors, qu’est-ce qu’on a ? bougonna-t-il. — Eh bien, fit Roberto, on a tout sous la main. — Expliquez-vous. — D’abord le lieu de la chute de Boverger, c’est juste à côté à cinquante mètres. Le témoin qui l’a vu tomber habite sur ce boulevard des Talards, près de la gendarmerie. La boutique de toilettage de madame Boverger se trouve à Rocabey, à cinq minutes à pied d’ici. Et le tas de sel, il est sous les hangars quai Surcouf à trois pas d’où nous sommes. J’ajoute que la gare et les pompiers ne sont pas plus loin. — Eh bien, c’est un véritable concentré du crime… Il nous manque juste l’adresse de l’assassin et du maître-saleur qui à mon avis doivent se trouver dans les parages, peut-être dans la médiathèque ? Le garçon posa le demi sur son rond de carton. « Vous prenez autre chose ? » demanda Workan en lançant son regard d’un lieutenant à l’autre. Ils commandèrent deux cafés. La cuisse chaude de Leila serrée dans son Levis 501 se faisait pressante. Le grand flic accentua la pression, il y prenait du plaisir. La table masquait la petite scène aux yeux de Roberto. — Les flics de Saint-Malo nous ont filé la photo du défunt, dit Roberto, vous voulez la voir ? — Montrez. C’est Leila qui sortit le portrait d’un porte-documents en carton orangé. Workan siffla. — Il a une meilleure mine que sur celle prise sur la table d’autopsie ? Elle est récente ? — Certainement moins que celle du légiste. — Ah ah ! fit Workan contrit de la blague de Leila. Il poursuivit : — Voici ce que nous allons faire : je m’occupe du témoin, de la veuve et du tas de sel. Vous deux, vous allez rendre visite aux pompiers, puis vous irez traîner du côté de la gare et attendre le train de 21 h 47. — Quoi ? s’égosillèrent les deux lieutenants. — Je sais, ça fait quelques heures à attendre mais rien ne vous empêche d’aller fureter où bon vous semble. Ça fait huit jours aujourd’hui que Boverger prenait ce train. Dans ce genre de trajets, il y a toujours des habitués. Des gens qui font Paris Saint-Malo tous les lundis soir. Ne me demandez pas pourquoi ils font ça tous les lundis, j’en sais rien. Pour le travail, pour une visite sentimentale ou autre, on s’en tape. Mais vous allez accueillir ces voyageurs sur le quai avec le portrait de Boverger. Et si par bonheur quelqu’un partageait le même wagon que lui la semaine précédente, tâchez de savoir si son comportement était normal ou pas. C’est clair ? — Oui, dit Roberto, ça va nous faire terminer tard. Où est-ce qu’on couche ? Workan leva les sourcils au ciel. Les problèmes d’intendance commençaient. — Vous allez rentrer à Rennes pour témoigner dans l’affaire de l’infirmière où les trois gus se sont bagarrés. L’IGS vous verra demain. — Je rentre seul ou avec Leila ? — Tout seul. — Et la Clio ? s’insurgea la belle brune. — Il ne va pas rentrer à Rennes à pied. — Il peut prendre le train. — Certainement pas, brailla Roberto. — OK, minauda Leila, où est-ce que je couche ? — Vous êtes remboursée pour un deux-étoiles ? — Je suppose, fit-elle, boudeuse. — Alors cherchez-vous un hôtel. Moi, j’ai le droit à un trois ou un quatre-étoiles, avec plein de croissants au beurre le matin. De préférence avec vue sur mer. — C’est dégueulasse. — Fallait être commissaire. * À grandes enjambées, Workan parcourut les cinq cents mètres qui séparaient le Petit Montparnasse de la place de Rocabey. La boutique de toilettage se situait dans une petite rue perpendiculaire à cette place qui avait une vocation de parking et d’espace vert. Quelques SDF, en compagnie de leurs chiens, y séjournaient sur des bancs se réfugiant sous le couvert des arbres. Le carillon de l’église de Rocabey, construite à l’extrémité est de la place, sonna seize heures. Le commissaire entra dans le salon où Stéphanie Boverger encaissait un achat avec une carte de crédit. La cliente, son chien sous le bras, rangea son porte-cartes dans un sac à main et quitta la toiletteuse en psalmodiant : « C’est bien triste. » Phrase que Stéphanie avait dû entendre tout le long de la journée. Quand la cliente fut partie, le grand homme brun en costume Smalto se présenta : — Je suis le commissaire Workan de la police judiciaire de Rennes. — Enchantée, murmura-t-elle. En réalité, Stéphanie n’était pas enchantée du tout. Certes, elle désirait connaître la vérité au sujet de son mari, mais elle n’avait rien dit à la police nationale concernant l’objet du déplacement, à Paris, de son époux. — Vous attendez peut-être un client ? s’enquit Workan. Elle lança un regard vers une horloge digitale accrochée au mur entre deux affiches vantant, l’une un shampoing spécial poils longs mais pas trop, l’autre les Croquettes du Désir élaborées par un conseiller en nutrition animale, hélas décédé. — Dans une demi-heure, répondit-elle en ajoutant : quand va-t-on me livrer mon mari ? — On ne va pas vraiment vous le livrer, précisa Workan, c’est plus la levée du corps, vous comprenez. Sinon des boîtes comme DHL, UPS et même Colissimo s’engouffreraient dans le créneau. Pour revenir à votre mari, nous allons attendre la fin de l’enquête pour rapatrier son corps ici. Il est à la morgue de l’institut médico-légal, il ne risque rien. — Je m’en doute, fit-elle, agacée. — Ne vous vexez pas. J’ai quelques questions à vous poser… Elle lui désigna une banquette en rotin recouverte de coussins, un petit recoin salle d’attente avec une table basse en verre. — Ça supporte 94 kg votre truc ? s’inquiéta-t-il. — Sans problème. Pourtant, le rotin grinça de douleur. Comme du bois sec qui sent le feu le consumer. — Votre mari était en voyage d’affaires à Paris ? — Oui. — Quel genre d’affaires ? — Il m’a juste dit qu’il y allait pour le boulot, sans me donner de détails. — Ça lui arrivait souvent d’aller à Paris ?… Pour son travail ? — Pas vraiment, non. — Et quelle était la nature de ce travail ? — Conseiller en nutrition animale. — Et les animaux de Paris avaient besoin de lui pour savoir quoi becter ? Les yeux de Stéphanie Boverger le clouèrent sur le rotin. Elle les avait bleus, mais son regard se révéla noir et coléreux. Workan se saisit d’une feuille de papier sortie tout droit du revers de son veston. Le rapport de la police locale. Il la déplia. Il continua sur le voyage à Paris : — Je vois qu’il a fait l’aller et retour dans la journée, ça ne lui laissait pas beaucoup de temps pour travailler sur place. Stéphanie haussa les épaules. — J’en sais rien. Workan remarqua qu’elle avait les yeux gonflés d’une personne qui avait beaucoup pleuré. Il décida de la ménager. — Vous avez des enfants ? — Oui deux, ils sont à l’école. — Qu’avez-vous fait la nuit de la disparition de votre mari. — Je l’ai déjà dit à vos collègues. Je suis allée jusqu’à la gare puis, ne le trouvant pas, je suis revenue me coucher. J’ai alors pensé qu’il avait raté son train et qu’il prendrait le premier en partance le lendemain matin. En outre, il était injoignable sur son portable, je me suis dit que la batterie devait être déchargée. — Le don de cumuler les ennuis cet homme… Vous aviez confiance en lui ? — Oui… Il était même un peu trop collant. Il a fait de mon arrière-boutique son bureau et son siège social. — Il n’avait peut-être pas d’autre solution. — Vous insinuez que c’était par intérêt qu’il était près de moi ? — Non, je ne doute pas un seul instant qu’il avait une affaire florissante… Mais nous le vérifierons à travers ses bilans et sa comptabilité. Stéphanie Boverger encaissa le coup en pensant au désert comptable et aux maigres bilans rabougris. Workan se mit à tourner les pages de la revue 30 millions d’amis qu’il découvrit, étalée parmi d’autres, sur la table basse. La toiletteuse s’impatienta. — Je ne savais pas que ça existait, lui dit le commissaire en désignant une photo. — Quoi ? — Ce genre de chats… C’est égyptien ? — J’en sais rien. — Bon !… Vous savez sans doute que nous n’avons pas retrouvé les vêtements de votre mari. Je suppose qu’il avait également avec lui un sac, une sacoche ? — Sans doute. — Écoutez Madame Boverger, je comprends votre douleur, mais je vous trouve très évasive dans la plupart de vos réponses… Avez-vous constaté la disparition d’un de ses outils de travail ? Agenda, porte-documents ou autre ? — Non, juste son smartphone où il notait tout. — Pas de sac ? — Non. — À l’instant, vous ne saviez pas. — Maintenant je m’en souviens. — Eh bien tant mieux si la mémoire vous revient… Quelqu’un avait intérêt à le voir disparaître ? — Non, Bob n’avait pas d’ennemis. Au moins, à ce que je sache. — Ce qui est surprenant dans cette histoire c’est que votre mari est, apparemment, mort accidentellement, en pleine rue, sous les yeux d’un témoin. Pour quel besoin et pour quel mystère, une ou plusieurs personnes ont ressenti le besoin de le foutre à poil et de l’ensevelir sous un tas de sel ? — Je vous en prie, lui reprocha-t-elle, vous parlez de mon mari. Workan ignora le blâme et enchaîna : — Robert Boverger était-il en affaire avec quelqu’un sur le port ? Peut-être importait-il des aliments par bateau ou dans des containers ? Stéphanie se chagrina en pensant au Caddie rempli de sacs de croquettes. Il en était loin du container son Bob. Elle trouva la force de murmurer : — Non, il ne travaillait pas sur le port. Devant le désert de sel qui s’ouvrait de plus en plus devant lui, Workan choisit d’investir un autre terrain : — Je vais être direct, Madame Boverger : avez-vous un amant ? En général, toutes les femmes s’offusquaient à cette question et montaient sur leurs grands chevaux, Workan en avait l’habitude. Jamais au grand jamais aucune d’entre elles ne commettrait un acte aussi ignominieux. Alors, avec qui les hommes trompaient-ils leur femme ? Vaste programme, aurait dit son parrain, le général. Stéphanie se contenta de répondre d’une voix atone : — Non. — Donc pas d’amant jaloux ? — Non. — Et lui, avait-il une maîtresse ? — Non. — Vous en êtes sûre ? — Oui. — Pourquoi ? — Il avait déjà assez de mal avec ses croquettes pour ne pas s’emmerder avec une autre femme. Cette phrase rasséréna le commissaire. Enfin un cri du cœur ! Il préféra quitter Stéphanie sur une bonne impression.
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