VUn jour, dans la seconde et dernière période de ma maladie, en ouvrant les yeux, j’aperçus la tête d’une enfant penchée sur moi. C’était une fillette de mon âge : son premier mouvement fut de me tendre la main. En jetant les yeux sur elle, mon âme eut un doux pressentiment de bonheur. Imaginez-vous un petit visage idéalement beau, d’une beauté éclatante, devant laquelle on s’arrête attendri, confus, en extase, et à qui l’on est reconnaissant parce qu’elle existe, parce que son regard est tombé sur vous ou seulement parce qu’elle a passé près de vous. C’était Katia, la fille du prince, qui arrivait de Moscou. Elle souriait à chacun de mes mouvements et mes nerfs affaiblis en étaient délicieusement impressionnés.
La petite princesse appela son père, qui, à deux pas, parlait au médecin.
– Ah ! enfin ! Dieu merci ! Dieu merci ! dit le prince en me prenant la main, et son visage s’éclaircit :
– Je suis content ! je suis content ! je suis très content ! poursuivit-il vivement, comme il en avait l’habitude. Et voici Katia, ma petite-fille ! Faites connaissance ! Tu as maintenant une amie ! Guéris-toi vite, Netotchka ! Méchante que tu es ! Comme tu m’as fait peur !…
Mon rétablissement fut très rapide. Au bout de quelques jours, je me promenais dans la chambre. Chaque matin, Katia s’approchait de mon lit, souriante ; j’attendais sa venue comme un bonheur. J’aurais tant souhaité l’embrasser. Mais la méchante petite fille était si vive qu’elle ne pouvait rester une minute en place. Courir, sauter, faire du bruit dans toute la maison semblait lui être absolument indispensable. Aussi me déclara-t-elle dès le premier jour qu’elle s’ennuyait chez moi, qu’elle y viendrait rarement et encore ne le ferait-elle que par pitié pour moi et parce qu’elle ne pouvait faire autrement. Mais quand je serais rétablie, cela irait mieux entre nous. Et chaque matin sa première question était :
– Eh bien, es-tu guérie ?
Et en voyant mon visage pâle et amaigri, mon timide sourire, la petite princesse fronçait les sourcils, secouait la tête, et, de dépit, frappait le plancher de son petit pied.
– Ne t’ai-je pas recommandé hier d’aller mieux ? Quoi ! on ne te donne peut-être pas assez à manger ?
– Oui, on me donne peu ! répondis-je intimidée, car j’étais déjà honteuse devant elle. Je souhaitais de toutes mes forces lui plaire ; je mesurais chacune des paroles que je lui adressais. Son apparition me rendait heureuse chaque jour davantage. Je ne la quittais pas des yeux. Et quand elle s’en allait, je continuais de regarder, émerveillée, du côté de la porte par où elle avait disparu. Elle figurait dans mes rêves. Et pendant le jour, lorsqu’elle était absente, j’imaginais des conversations avec elle, je devenais son amie, je jouais, je faisais des espiègleries, je pleurais avec elle quand on nous grondait, en un mot, je pensais à elle continuellement comme si j’en eusse été amoureuse. Je désirais ardemment guérir et engraisser le plus vite possible, comme elle m’y engageait. Lorsque Katia accourait chez moi le matin et que son premier mot était :
– Eh bien, tu n’es pas guérie ! Tu es encore maigre !
Je tremblais comme une coupable. Mais pourtant l’étonnement de Katia était sérieux quand elle constatait que vingt heures n’avaient pu suffire à ma guérison, et elle finissait par se montrer sérieusement fâchée contre moi.
– Eh bien, veux-tu ? Je t’apporterai un gâteau aujourd’hui ! me dit-elle un jour, mange ; tu engraisseras plus vite !
– Apporte ! lui répondis-je, tout heureuse à l’idée que je la reverrais.
Après avoir pris des nouvelles de ma santé, la petite princesse s’asseyait généralement sur une chaise en face de moi et me regardait avec ses yeux noirs. Même, dans les commencements, quand nous faisions connaissance, elle me considérait avec un étonnement naïf. La conversation ne s’engageait pas. Les sorties brusques de Katia m’intimidaient, tandis que je mourais du désir de lui parler.
– Eh bien, pourquoi ne dis-tu rien ? commençait Katia après un silence.
– Que fait ton papa ? demandai-je, heureuse de trouver quelque chose à dire.
– Rien ! Papa va bien ! J’ai bu aujourd’hui deux tasses de thé au lieu d’une seule. Et toi, combien ?
– Une seule.
Un nouveau silence.
– Falstaff a voulu me mordre.
– Est-ce un chien ?
– Oui, c’est un chien ! Ne l’as-tu pas encore vu ?
– Non, si ! je l’ai vu !
Et comme je ne savais plus que répondre, la petite princesse me regardait de nouveau tout étonnée.
– Eh bien, cela t’amuse-t-il quand je cause avec toi.
– Oui, beaucoup ! Viens me voir plus souvent.
– On me l’a dit, d’ailleurs, que tu serais heureuse de me voir. Mais il faut que tu te lèves bientôt. Allons, je t’apporterai un gâteau aujourd’hui… Mais pourquoi ne dis-tu rien ?
– Pour rien.
– Tu réfléchis probablement toujours.
– Oui, je réfléchis beaucoup.
– On me dit à moi que je parle beaucoup et que je ne réfléchis pas assez. Est-ce donc mal de parler ?
– Non ! je suis contente quand tu parles.
– Hum ! Hum ! je le demanderai à Mme Léotard. Elle sait tout… Et à quoi penses-tu ?
– C’est à toi que je pense ! répondis-je après un silence.
– Cela t’amuse-t-il ?
– Oui.
– Tu m’aimes alors ?
– Oui.
– Moi, je ne t’aime pas encore, tu es si maigre ! Attends. Je vais t’apporter un gâteau ! Eh bien, adieu.
Et la petite princesse, m’embrassant presque au vol, disparaissait.
Après le dîner, le gâteau arrivait. La jeune fille entrait comme la foudre, riant, satisfaite d’avoir pu m’apporter la nourriture qu’on me défendait.
– Mange beaucoup, mange bien ! C’est mon gâteau ! Je n’en ai pas mangé, moi. Eh bien adieu.
J’avais eu à peine le temps de l’entrevoir. Un jour, elle arriva comme la foudre.
Ses boucles noires avaient été dérangées comme par un coup de vent. Ses petites joues vermeille flambaient : ses yeux étincelaient. Il paraissait qu’elle avait couru déjà durant une heure ou deux.
– Sais-tu jouer au volant ? cria-t-elle essoufflée, avec précipitation.
– Non, répondis-je, désolée de ne pouvoir répondre oui.
– Ah ! tant pis ! Eh bien je t’apprendrai quand tu seras guérie. Je ne suis venue que pour cela. Maintenant je joue avec Mme Léotard. Au revoir, on m’attend !