IVQuelle fatalité avait voulu me faire rencontrer. Schurmann dans cette maison même où l’on m’avait recueillie après la mort épouvantable des miens ?
Étais-je poursuivie par le destin, moi pauvre enfant qui ne demandais qu’à vivre et que le malheur avait déjà si cruellement éprouvée ? Déjà j’avais tant souffert et j’avais connu si peu de joies que je pouvais bien le croire.
Mon père, pauvre musicien sans chance et sans fortune n’avait pu me donner aucune de ces choses qui font trouver la vie belle, mais du moins il m’avait aimée.
Toute ma première enfance avait d’ailleurs été désolée. Vainement je chercherais à me souvenir d’un seul jour de bonheur. De cette existence bornée par les murs d’une chambre basse il m’est resté dans l’âme une tristesse décevante.
Je me rappelle de notre chambre, la veilleuse brûlante dans un coin sombre devant les icônes, le lit où je couchais avec ma mère, le froid de la nuit et mes cauchemars d’enfant. Je revois la petite fenêtre haute, qui devait nous donner du soleil et devant laquelle le ciel sombre, coupé par les lignes monotones des toits, se déroulait à l’infini.
Notre mobilier comprenait un vieux canapé recouvert d’une toile cirée crevée et grasse, d’une table de bois commun, de deux chaises de paille, et encore d’une commode boiteuse, du lit de ma mère et d’un paravent déchiré.
Quel contraste avec les splendeurs du palais que j’habitais aujourd’hui ! Je me souviens de l’aspect de notre taudis le soir à la nuit tombante. Il y avait à terre des chiffons, des bouteilles cassées, de la vaisselle de bois. Et, au milieu de tout cela, mon père ivre et ma mère pleurante.
C’était une nature étrange que celle de mon père, du moins de celui qui m’a servi de père, car je n’ai pas connu le mien et mon beau-père avait épousé ma mère lorsque j’étais âgée déjà de trois ans.
Il était né musicien, fut violoniste de grand talent, mais la misère et l’alcool l’avaient peu à peu fait descendre cette pente fatale qui aboutit à la folie.
C’était l’ambition et la conscience de sa valeur artistique qui l’avaient fait venir à Pétersbourg. Là, il n’avait pu renoncer à ses habitudes d’ivrognerie, s’était senti baisser et n’avait pu survivre à la ruine de son talent.
Il s’était marié avec ma mère, pauvre souffre-douleur, dans l’espoir que les mille roubles qu’elle avait en dot et qui lui provenaient de son premier mari suffiraient à lui donner l’indépendance nécessaire pour qu’il pût continuer sa carrière artistique. Et pendant huit années qu’il vécut avec elle ce fut à peine s’il toucha à son violon. Son talent manquant de pratique ne lui permettait plus guère qu’un emploi de violoniste au théâtre. Or il ne pouvait souffrir quelque chose de secondaire.
Il se vengeait sur ma mère de son abaissement. Il lui en voulait de notre pauvreté et se laissa tellement envahir par le vice que sa tête se perdit.
Il avait juré qu’il ne toucherait plus son violon avant la mort de sa femme. Il a tenu parole. Il n’a repris son violon que le jour où mourut ma mère ; il l’a repris parce que ce Schurmann, ce vieillard que je venais d’entendre, était venu à Pétersbourg et que lui était Jaloux de la gloire de ce musicien.
Et c’est quand il avait voulu jouer ce morceau, triomphe du maître, que se sentant vaincu, sa raison s’en était allée, qu’il était devenu fou et que moi j’étais devenue orpheline.