IIIJ’étais de nouveau malade quand un matin, un nom connu frappa mes oreilles. C’était celui de Schurmann. Quelqu’un de la maison l’avait prononcé près de mon lit. Je tressaillis à ce nom et j’en rêvai jusqu’au délire.
Je me réveillai très tard. Tout était sombre autour de moi. La veilleuse s’était éteinte et la bonne qui me gardait s’était absentée. Soudain j’entendis les sons mélodieux d’une musique lointaine. Parfois elle cessait tout à fait, puis elle recommençait, en paraissant se rapprocher. Une émotion extraordinaire s’empara de moi. Je me levai, et m’habillai à la hâte (je ne sais où j’en trouvai la force), je sortis de la chambre à tâtons.
Je traversai deux pièces désertes. J’arrivai dans le corridor. La musique était déjà plus distincte. Un escalier très éclairé me conduisit dans les salons du rez-de-chaussée. J’entendis des pas et je me blottis dans un coin ; puis le bruit s’éteignit et je pénétrai dans un second corridor. La musique partait d’une pièce voisine. On y entendait un bruit de conversation, comme s’il y avait là des milliers de personnes. Une des portes de cette salle était cachée par une double portière de velours pourpre. Je soulevai un des pans de la tenture et je me cachai derrière. Mon cœur battait si fort, que je pouvais à peine me tenir debout. Quelques instants s’écoulèrent. Je maîtrisai mon trouble et je soulevai un coin de la seconde portière. Mon Dieu ! c’était ce grand et lugubre salon où je craignais tant d’entrer autrefois ; il était éclairé aujourd’hui par des milliers de lumières. Il me semblait que je baignais dans une mer de clarté ! Mes yeux habitués à l’obscurité ne pouvaient soutenir tant d’éclat.
Une atmosphère aromatisée et un air chaud me frappaient au visage. Une quantité de personnes marchaient de tous côtés. Tout le monde me paraissait très gai ; les dames portaient de splendides costumes ; je voyais tous les yeux briller de satis faction. J’étais émerveillée. Je croyais avoir déjà vu cela dans un rêve. Je me rappelai en même temps notre grenier à la nuit tombante ; la haute fenêtre d’où l’on apercevait la rue ; tout en bas, avec ses réverbères allumés, puis les fenêtres de la maison aux rideaux rouges, les voitures stationnant devant le perron, les hennissements des équipages, les cris, les ombres passant derrière les vitres et la musique lointaine… Voilà donc où était ce paradis ! Voilà où je voulais venir avec mon pauvre père… Ce n’était pas un rêve… Oui ! C’est bien ainsi que je l’avais vu dans mes songes !… Mon imagination surexcitée par la maladie, était en feu, et dans un transport inexplicable, je me mis à pleurer. Je cherchai des yeux mon père.
– Il doit être ici ! Il est ici !… pensai-je.
Mon cœur à cet espoir battit plus vile. Je sentis la respiration me manquer. Cependant la musique se tait et j’entends dans le salon immense comme un murmure d’admiration.
Je regarde, les yeux grands ouverts tous ces visages qui passent devant moi, mais sans les reconnaître. Alors se produit un mouvement extraordinaire.
Un vieillard grand et maigre monte sur une estrade magnifiquement ornée.
Son visage pâle est souriant. Il salue gauchement de tous les côtés. Il a un violon à la main. Le silence se fait aussitôt profond, religieux, et chacun même semble retenir son souffle.
Tous les regards sont fixés sur le grand vieillard.
Tout à coup les cordes frémissent et vibrent sous l’archet.
Une angoisse terrible s’empare de moi. J’écoute de toutes les forces de mon âme. Il me semble qu’une fois déjà j’ai entendu les sons qui frappent mon oreille. La voix de l’instrument s’élargit, se multiplie, monte, se confond en gémissements désespérés.
On dirait qu’elle supplie cette foule, qu’elle me parle, à moi… Mes souvenirs se réveillent poignants et douloureux. Je serre les dents pour ne point crier, je me retiens aux rideaux pour ne pas tomber. Je revois cette nuit où mon père… Il a joué ce même air, plus de doute. Il n’est pas mort, c’est lui qui est là, c’est son violon dont la voix vient de fendre mon âme…
– Père ! Père !… Ce fut un éclair dans ma tête… Il est ici ! C’est lui ! Il m’appelle ! C’est son violon !…
Des applaudissements bruyants éclatèrent dans la salle ; en même temps un sanglot aigu s’échappa de ma poitrine. Je n’y tiens plus… Je soulève la portière et je me précipite dans le salon.
– Papa ! Papa ! c’est toi ! Où es-tu ? m’écriai-je. Je ne sais comment j’arrivai jusqu’au grand vieillard. Tout le monde s’était écarté, pour me laisser passer. Je me jetai sur lui avec un cri frénétique. Je croyais avoir retrouvé mon père !… Tout à coup je me sentis enlevée par des mains longues et maigres. Des yeux noirs me fixaient ; leur flamme paraissait vouloir me brûler. Je regardai le vieillard.
– Non ! Ce n’était pas mon père, c’était son assassin !…