II

1057 Words
IIJe fus bien contente lorsqu’on me reconduisit dans les appartements du haut où se trouvait ma chambre. J’avais la fièvre en m’endormant ; tout ce que j’avais vu ce jour-là me tourmentant, je fis de mauvais rêves. Je m’étais aperçue bien vite que j’avais déplu à la princesse, toujours est-il qu’elle ne me fit pas revenir chez elle. J’étais au fond très heureuse de ma solitude. J’aimais à courir dans les appartements, à me cacher dans les coins et derrière les meubles pour observer les gens de la maison sans crainte de les fâcher. Cette existence nouvelle avait pour moi beaucoup d’attraits au point que j’en oubliais la terrible catastrophe qui l’avait précédée. Seuls, les évènements anciens revenaient à ma mémoire, et surtout le violon de mon père, et cette idée qu’il était un grand génie. J’étais libre, et pourtant je me sentais très surveillée par les domestiques et je m’en inquiétais. Je ne comprenais pas pourquoi on agissait ainsi avec moi. Il me semblait qu’on avait des desseins sur moi, qu’on voulait m’employer à quelque chose. Je cherchai à pénétrer dans les endroits les plus secrets de la maison afin de m’y cacher au besoin. Un jour j’arrivai dans un grand escalier de marbre, large, couvert de tapis, orné de fleurs et de magnifiques vases. À chaque palier, deux grands domestiques silencieux, en habit écarlate, gantés et cravatés de blanc, se tenaient debout. Je les regardai, étonnée, sans comprendre pourquoi ils restaient ainsi muets et immobiles. Ces promenades solitaires me plaisaient par-dessus tout. À l’étage supérieur habitait une vieille tante du prince, qui ne sortait presque jamais de sa chambre. Elle était avec le prince le personnage le plus important de la maison. Dans ses relations avec elle, tout le monde observait une étiquette sévère. La princesse, si orgueilleuse et si hautaine, lui faisait visite deux fois par semaine. Ces visites étaient courtes et solennelles. La haute société s’était jadis fait un devoir de rendre ses respects à cette vieille dame considérée comme une des gardiennes des dernières traditions aristocratiques, une relique vivante des boyards de pur sang. Invariablement vêtue d’une robe de laine noire, la vieille tante portait des cols bien plissés, qui lui donnaient l’air d’une religieuse. Elle allait régulièrement à la messe en voiture, ne quittait pas son chapelet, recevait des ecclésiastiques, lisait des livres pieux, faisait maigre tous les jours et menait en somme une vie très austère. On n’entendait aucun bruit à l’étage qu’elle habitait, et le moindre tapage lui était insupportable. Quinze jours après mon arrivée dans la maison, la vieille tante s’aperçut de ma présence et s’en informa. On lui raconta mon histoire et elle se plaignit de ce qu’on ne m’eût pas encore présentée. Le lendemain, je fus coiffée, lavée, tiraillée de tous les côtés par les bonnes qui s’occupaient de moi ; après m’avoir appris à marcher et à saluer, on demanda pour moi une audience. La réponse fut qu’on remettait la visite au lendemain, après la messe. Je dormis mal cette nuit-là, et on me raconta ensuite que j’avais rêvé tout haut de la vieille dame. Je m’approchais d’elle et la priais de me pardonner quelque chose. La présentation se fit enfin. Je trouvai, assise, dans un grand fauteuil, une petite vieille, maigre. Elle me fit plusieurs signes de la tête et ; pour me voir mieux, posa ses lunettes sur son nez. Je voyais que je ne lui plaisais pas du tout. J’étais pour elle tout à fait sauvage, ne sachant ni faire la révérence, ni b****r la main. La tante me questionna, mais je lui répondis à peine. Et quand elle m’interrogea sur mon père et sur ma mère, je me mis à pleurer. Mécontente de ma trop grande sensibilité, elle me consola pourtant en disant d’avoir confiance en Dieu. Elle me demanda quand j’étais allée à l’église pour la dernière fois. Et comme je ne comprenais pas trop bien, car mon éducation religieuse avait été très négligée, elle resta stupéfaite. On fit demander la princesse, oh tint conseil, et il fut décidé qu’on me conduirait à l’église le dimanche suivant. La tante promit de prier pour moi jusque-là, mais, en attendant, elle ordonna de m’emmener, car je laissais après moi une impression pénible, disait-elle. Il n’y avait là rien de surprenant. Le même jour, elle envoya dire que je faisais trop de bruit et qu’on m’entendait de partout ; or, je n’avais pas bougé de la journée. Il était clair que la vieille ne m’aimait pas. Le lendemain on me fit la même observation. Puis il m’arriva de laisser tomber une tasse et de la briser. La gouvernante française et les bonnes furent consternées. On me mena alors, pour jouer, dans la chambre la plus écartée. Voilà pourquoi j’étais heureuse d’errer dans les grandes salles d’en bas, sachant que là, au moins, je ne gênais personne. Un jour, seule dans un des salons, j’avais caché mon visage dans mes mains, et je restais ainsi à rêver. Je pensais, je pensais toujours. Mon esprit, encore peu développé, ne s’expliquait pas ce chagrin qui me devenait de plus en plus insupportable. Tout à coup, une voix douce me demanda : – Qu’as-tu ? ma pauvre petite. Je levai la tête : le prince était devant moi. Son visage exprimait la plus grande commisération. Je le regardai d’un air douloureusement affecté, une larme coula de ses yeux. – Pauvre orpheline, dit-il en me caressant les cheveux. – Non ! non ! pas orpheline ! non ! m’écriai-je en gémissant. Je me levai, je saisis sa main que je baisai en la mouillant de mes pleurs et je continuai d’une voix suppliante : – Non, non, pas orpheline, non ! – Mon enfant, qu’as-tu ? ma mignonne, ma pauvre Netotchka ! Qu’as-tu donc ? – Où est ma maman ? où est ma maman ? criai-je en sanglotant, sans pouvoir me contenir, et je tombai à genoux. – Où est ma maman ? dis-moi où est ma maman. – Pardonne-moi, mon enfant ! Hélas ! je la lui ai rappelée ! Qu’ai-je fait ? Viens avec moi, Netotchka. Il me prit la main et nous sortîmes. Le prince était très ému. Nous entrâmes dans une grande salle comme je n’en avais jamais vue. C’était une chapelle. Il y faisait sombre. La flamme des veilleuses se reflétait sur les ornements dorés et sur les pierres précieuses des images saintes. Les saints se dessinaient en noir sur un fond d’or éclatant. Cette salle ne ressemblait en rien aux autres pièces de la maison ; tout y était mystérieux et solennel. Le prince me fit mettre à genoux devant l’image de la sainte Vierge et s’agenouilla auprès de moi. – Fais ta prière, mon enfant ? nous prierons ensemble ! – me dit-il à voix basse. Mais je ne pouvais prier tant j’avais peur. Le prince venait de me répéter les mêmes paroles que m’avait dites mon père devant le corps inanimé de ma mère ; je tombai dans une crise de nerfs. Il fallut m’emporter dans mon lit.
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