11À mesure que le printemps s’insinuait dans la froide vallée, en retard sur le reste du monde, Hubertus avait l’air de plus en plus inquiet. La nuit, il s’agitait, entrait et sortait de la casaque de Mikael, humait l’air comme s’il cherchait quelque chose, acceptait la nourriture mais la grignotait à peine. Le jour, il grimpait sur la petite échelle qui menait à la trappe et l’inspectait sans cesse.
Mikael observait ces changements avec un malaise croissant. Il ne comprenait pas, et s’inquiétait. La présence réconfortante et constante d’Hubertus dans ses mains lui manquait. Il le rattrapait souvent sur l’échelle et le ramenait sur sa couche, en essayant de le retenir. Mais dès qu’il pouvait, le petit rat s’échappait et montait de nouveau en haut de l’échelle, où il tentait de glisser le museau entre les planches.
Un matin, Eloisa ne ferma pas bien la trappe. Un petit caillou s’était glissé entre le plancher et le bord. Mikael n’eut pas le temps de prendre conscience du courant d’air qu’Hubertus s’était glissé dans la mince ouverture.
« Hubertus ! », l’appela Mikael, bondissant sur ses pieds. Il monta jusqu’à la trappe et l’appela de nouveau : « Hubertus ! »
Mais le petit rat ne revint pas.
En tendant l’oreille, Mikael entendait ses petites pattes sur le plancher. La peur et l’angoisse l’envahirent tout à coup. « Hubertus… Hubertus… », répétait-il, entendant la note de désespoir dans sa voix. Et quand la peur devint insupportable, enfreignant les règles qu’il avait respectées pendant des mois, Mikael essaya d’ouvrir la trappe. Elle était lourde, à cause du coffre. Il glissa ses doigts dans la fente et força. Rien à faire. Alors, il grimpa un barreau de plus, mit sa nuque et le haut de son dos sous la trappe et poussa de toutes ses forces sur ses jambes. Elle s’ouvrit un peu. Il y glissa sa main droite puis son bras, cherchant à quoi s’agripper. Mais ses jambes cédèrent, la trappe se referma d’un seul coup et lui écrasa le bras à la hauteur du coude. Il gémit de douleur mais ne céda pas et recommença à pousser sur ses jambes. Le souffle court, il répétait, effrayé: « Hubertus… Hubertus… » Enfin, le coffre glissa vers l’arrière, ce qui suffit à Mikael pour passer la tête et le tronc dans l’ouverture. Il rampa à l’extérieur en s’écorchant le ventre et le dos.
C’était une matinée nuageuse, sombre. On aurait presque dit qu’il faisait nuit. Mais Mikael réussit à voir dans la pénombre le petit rat qui grattait frénétiquement près de l’encoignure de la porte.
« Hubertus, viens ici », murmura-t-il, en avançant à quatre pattes.
À ce moment-là, l’amas de terre qui obstruait l’espace entre le sol et la porte céda sous les petites pattes d’Hubertus, et le rat se glissa au-dehors.
« Non ! », s’exclama Mikael en courant vers la porte. Il l’atteignit et l’entrouvrit. « Hubertus ! »
Le petit rat traversa la route boueuse au moment même où passait une charrette traînée par des bœufs.
Mikael ferma les yeux tandis qu’Hubertus s’enfilait sous la charrette et passait entre les roues. Quand il les rouvrit, Hubertus avait échappé à la mort et courait sur l’herbe entre deux baraques. Ce n’était plus qu’un petit point au loin.
« Hubertus ! », appela une fois encore Mikael, désespéré.
Soudain la porte s’ouvrit. Il fut heurté en plein visage par le battant de bois rugueux, et tomba sans comprendre ce qui s’était passé.
Agnete, telle une furie, se précipita sur lui. « Espèce d’idiot, tu veux nous faire tous tuer ? », siffla-t-elle en l’attrapant par le bras et en le traînant sur le plancher.
Mikael regardait vers la porte, là où Hubertus avait disparu.
Arrivée à la trappe, Agnete déplaça le coffre d’un coup de pied puis souleva presque Mikael de terre en le fixant d’un regard plein de colère, les yeux plissés et les narines dilatées.
« Hubertus s’est sauvé…, pleurnicha Mikael.
— Et tu veux nous faire tuer pour un rat ? », explosa Agnete. Elle le saisit par les épaules et le secoua en grinçant des dents.
Mikael n’arrivait pas à quitter la sortie des yeux, malgré sa frayeur.
« Ton rat est parti, gamin, dit-elle, tandis que la colère s’éteignait dans sa gorge. C’est le printemps. Il cherche une femelle. Il veut juste tirer son coup ! »
Mikael la regarda en fronçant les sourcils, avec une expression égarée et stupide.
Agnete hocha la tête. « Je suis une femme vulgaire, dit-elle avec un orgueil qui cachait une légère honte. Tu dois t’habituer à cette manière de parler, petit prince. Il n’y a pas de maître de chant ou de luth, ici. Nous, les gens du peuple, c’est comme ça qu’on parle. Et tu ferais bien d’apprendre à parler comme nous. »
Mikael baissa les yeux et courba les épaules.
« Ton rat obéit aux lois de la nature, reprit Agnete sur un ton moins agressif. Il ne va pas se retourner pour te dire au revoir. Il est comme moi, il est mal élevé. Mais il suit la nature. Il veut conquérir sa femelle. Il ne pense à rien d’autre. Il se battra contre tous les mâles pour elle. Et il n’est pas dit qu’il gagne uniquement parce qu’il est bien nourri. Ceux qui sont dehors ont survécu à des choses qu’il n’imagine même pas. Et maintenant, ils sont méchants et déterminés… » Agnete prit rudement le visage de Mikael entre ses mains et le releva. « Mais il luttera, sois tranquille. Ton Hubertus luttera, même s’il doit en mourir. Je suis désolée… mais maintenant tu ne comptes plus pour lui. Tu lui as été utile. Tu n’es pas un rat, tu es juste un enfant qui lui donnait à manger. La vie, c’est comme ça. Plus vite tu l’apprends, mieux ça vaut. »
Les yeux de Mikael se remplirent de larmes.
« Maintenant retourne là-dessous », lui dit Agnete en le poussant vers la trappe.
Mikael descendit lentement l’échelle, mais au dernier barreau ses jambes cédèrent et il tomba face contre terre. Il resta là, immobile.
Agnete le regardait. « Relève-toi, gamin », lui dit-elle.
Mikael se releva. Il sentait le sang sur sa lèvre et le goût de la terre dans sa bouche.
« Tiens bon encore quelques jours, dit alors Agnete. Ton heure aussi arrive, comme pour ton Hubertus. »
Mikael la regarda, l’air perdu.
Elle le fixait de son regard dur.
« Mère ! s’écria Eloisa depuis le pas de la porte. Regardez Oswald ! »
« Encore deux jours, gamin. Après, tu devras apprendre à lutter avec ceux qui sont là dehors », dit Agnete en refermant la trappe. Elle rejoignit sa fille et, telles des gamines euphoriques, elles regardèrent Oswald, le charpentier, qui réparait les toits et qui était considéré comme le plus grand bavard du village. Agnete lui avait révélé ce matin-là en grand secret son intention d’acheter un enfant pour l’aider aux travaux des champs.
Oswald, à l’abreuvoir, discutait avec un groupe de commères, en se retournant de temps à autre pour regarder la baraque d’Agnete.
« Je savais que je pouvais compter sur toi, Oswald, murmura Agnete en riant toute seule. Avant ce soir, tout le village saura que je veux acheter un enfant à Raphael. Comme ça, quand ils le verront, personne n’ira imaginer que c’est le prince héréditaire Marcus II de Saxe. N’oublie jamais, ajouta-t-elle pour sa fille. Si tu veux garder un secret, arrange-toi pour que les gens n’aient pas le temps de se poser de questions. Donne-leur toi-même une réponse. Et maintenant, allons travailler. »
Agnete et Eloisa se dirigèrent vers la sortie. Mais avant de fermer la porte, Eloisa revint en arrière, en courant.
« T’as entendu, gros bêta ? chuchota-t-elle tout excitée entre les planches du sol. T’es content ? »
Pas de réponse. Eloisa attendit quelques instants. Agacée, elle tapa la main sur le sol. « Crétin ! », s’exclama-t-elle en s’en allant.
Mikael respirait doucement, recroquevillé sur la paille et plus seul que jamais. Le mélange de terre et de sang avait caillé sur sa lèvre. Il ne pensait qu’à son petit Hubertus, blessé à mort par les rats qui vivaient dehors, dans le monde. Où seul survivait le plus fort, le plus méchant, le plus déterminé.
Dans deux jours, avait dit Agnete. Dans deux jours lui aussi devrait lutter pour sa vie.
Il pensait à Hubertus, et se voyait lui-même.
« Je voudrais que tu sois ici, père, pour m’apprendre comment on fait », chuchota-t-il.