Chapitre 10

1269 Words
10Le seigneur d’Ojsternig venait d’avoir quarante ans. Son corps était sec comme celui d’un jeune homme. Mais ce soir-là, en se déshabillant dans sa chambre à coucher du château d’Ojsternig, si luxueux autrefois, et en se regardant à la lumière de la lampe à huile dans la mince plaque de laiton poli qui lui servait de miroir, il ne vit pas le corps mince d’un jeune homme mais celui, usé, d’un homme qui vivait de regrets, de rancœurs. Qui maudissait le mauvais sort, haïssait son destin. Passait son existence à regarder en arrière pour envier le passé opulent de ses ancêtres, en attendant d’être récompensé par la fortune sans rien faire toutefois pour la mériter. Il passa la main sur son abdomen, tendu par l’air qui agitait ses entrailles. Toucha la zone du foie qui empoisonnait son sang par son tribut quotidien de fiel et qui cernait ses yeux, semblables à deux puits marécageux. Il posa la paume sur ses côtes, à gauche, là où son cœur scandait son éternelle insatisfaction. Il enfila une tunique de laine bouillie ornée d’incrustations de velours et brodée d’or fin, à présent usée, mais qui avait jadis été précieuse. Elle avait appartenu à son père et témoignait des derniers éclats de la fortune des Ojsternig. Les manches avaient été si souvent raccommodées aux coudes que les reprises étaient devenues la trame du tissu. Il regarda la bordure inférieure de son vêtement, avec ses broderies d’or raffinées au dessin floral autrefois complexe, qui pendait maintenant sur ses chevilles comme une toile d’araignée effilochée. Il passa le bout des doigts sur le col de velours élimé. Il avait d’autres tuniques pour dormir, plus chaudes et plus récentes. Mais chaque soir, quand le domestique chargé de le déshabiller lui en tendait une, Ojsternig la refusait sèchement d’un signe de tête. Celle-ci le confortait dans sa rancœur. Ojsternig n’était pas pauvre, pas plus que d’autres seigneurs dont les royaumes avaient perdu leurs ressources d’autrefois. Le cochon de lait, cuit avec des châtaignes et du miel ou rôti à la broche, ne manquait pas à sa table. Le vin non plus, celui aux épices venu d’Alsace ou celui plus sincère, mûri au soleil, de l’Italie méridionale. Ni les pains de blé tendre et de farine blanche, aux graines de pavot ou de cumin. Ni la vaisselle et les couverts d’argent et d’étain, au manche d’ivoire ou de corne finement ouvragé. Ojsternig avait pourtant l’impression de manquer de tout. Et plus la rancune le rongeait, plus il se sentait abandonné par le sort, trahi par le destin. Il se tourna vers le domestique. « Appelle la princesse », ordonna-t-il. Et tandis que celui-ci quittait la pièce, il contempla le feu dans la grande cheminée. Des bûches de hêtre, grosses et vigoureuses, diffusaient une chaleur intense, franche et parfumée. Mais Ojsternig gardait dans les narines la puanteur de la tourbe dont le sous-sol était riche, qu’on utilisait aussi au château pour réchauffer la grande salle commune et pour le feu des cuisines. Comme dans les maisons des pauvres. Ses ancêtres étaient allés jusqu’à dilapider la forêt, comme les bois de hêtres et de mélèzes qui poussaient sur le flanc sud-est de la montagne. Il pensa au royaume de Raühnvahl. Dès qu’il aurait mis la main dessus, son château se chaufferait de nouveau au bois de hêtre et de mélèze. Il couperait sans pitié la forêt du Mezesnig jusqu’au dernier arbre, sans se soucier de laisser quelque chose à ses héritiers. C’était la leçon qu’il avait apprise : chacun pour soi. Et que les autres aillent se faire foutre. Cet après-midi-là, en marchant avec Agomar dans les rues de Dravocnik, il avait été plus dégoûté que d’habitude par les maisons et les êtres vivants. Cette coloration rougeâtre et la suie de la tourbe en faisaient un paysage infernal. « Un enfer… éteint », avait-il dit à Agomar, sans les flammes des forges et l’activité incessante des ouvriers. Un enfer abandonné par le Démon lui-même. Rouges et noirs étaient les poteaux de bois, le fond des ruelles, les égouts à ciel ouvert, les chrétiens et leurs animaux. Et le seul et constant arrière-plan sonore n’était plus la clameur des marchés ou les cris des vendeurs, les appels des prostituées, les rires des enfants, le vacarme des bagarres, les grognements des cochons, les bêlements des chèvres, les mugissements des vaches. Le seul et constant arrière-plan sonore était la toux des hommes et des bêtes. Le raclement des gorges et des poumons encrassés par la poussière, la rouge et la noire. Dravocnik était répugnant, pensa Ojsternig, pendant qu’il attendait la visite de la princesse. Il s’étendit sur son lit. Le châssis de bois de mélèze grinça. Sur la tête de lit impressionnante étaient gravées des scènes de chasse, de guerre et d’amour. Il joua avec les petits reliefs du bois spécialement sculpté par un ébéniste du XIIIe siècle pour son bisaïeul. Il entendit frapper timidement à la porte. Le visage décharné et jaunâtre du domestique apparut. « La princesse est là, Votre Seigneurie, annonça-t-il. — Fais-la entrer et va-t-en », dit Ojsternig. Le domestique s’inclina et s’écarta. La princesse entra dans la chambre, fit un pas et resta immobile. Le domestique referma la porte. « Me voici, Monseigneur », dit la princesse. Ojsternig la regarda. Elle n’avait pas un teint lumineux. On aurait même pu dire que sa peau était couleur ivoire. Mais elle était toujours parfaitement propre. Ojsternig n’aurait pas supporté que son visage soit lui aussi coloré du rouge de l’hématite et du noir de la tourbe. Il le lui avait dit. Si un jour il la voyait, même très peu, rougie ou noircie, il la chasserait du château et l’offrirait à ses hommes pour qu’ils en fassent ce qu’ils voulaient. « Bienvenue, ma chère », répondit Ojsternig. La princesse avança jusqu’au pied du lit. Ojsternig déplaça la lanterne pour mieux l’éclairer. Elle avait d’épais cheveux châtains, qui disparaissaient le jour sous une coiffe de soie, mais qu’elle brossait et laissait retomber quand son seigneur la convoquait. Ils n’étaient pas brillants comme le bois de chêne ciré, mais d’un châtain opaque et terne qui évoquait l’étoupe brûlée. Ses yeux étaient clairs mais comme voilés par une imperceptible cataracte, un brouillard qui venait de l’âme plus que de la nature de l’iris. Son nez était effilé, avec une pointe anguleuse. Elle n’était pas belle. Mais ses lèvres en forme de cœur étaient rouges comme des cerises mûres. La princesse commença à défaire le nœud qui retenait sa robe bleu clair autour de son cou. Laissant tomber sa tunique sur le sol, elle resta nue à la lumière vacillante de la lanterne. Elle avait une poitrine pleine. Des mamelons larges et clairs comme des fleurs d’aubépine en plein été. Des hanches rondes. Et entre ses jambes fuselées, un duvet encore rare. Et puis elle était jeune. Très jeune. Elle venait d’avoir treize ans. « Viens ici », dit Ojsternig en tapotant le matelas rempli de laine de chèvre, après avoir soulevé la couverture de loup. La princesse se coucha près de lui, sur le dos, le regard posé sur les grosses poutres marquetées du plafond. Elle avait parfois l’air d’un cadavre, pensa Ojsternig. « Tu as froid ? lui demanda-t-il. — Non, Monseigneur », répondit la princesse. Ojsternig se mit sur le côté et la regarda, longuement. Puis il souleva cette tunique usée qui avait été celle de son père et monta sur elle. Les lèvres couleur de cerise de la princesse s’entrouvrirent à peine. Quand il eut fini, Ojsternig roula sur le côté. « Merci, ma chère, tu peux partir », dit-il, sans plus la regarder. La princesse se leva, ramassa sa tunique, l’enfila et la boutonna serrée, jusqu’au cou. Puis elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit. « Bonne nuit, père », dit-elle en se glissant hors de la chambre. Ojsternig ne répondit pas. Il attendit que sa fille soit sortie, avant de palper son corps émacié, desséché par la rancœur et le vice. Il écouta le battement de son cœur. Il n’éprouvait aucune émotion. Aucun sentiment de culpabilité. Seule la cruauté l’excitait et le faisait se sentir vivant. Avant de s’endormir, il décida qu’il ordonnerait le lendemain la première pendaison d’un mineur. Pour son divertissement.
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