Chapitre 12

2404 Words
12Deux jours plus tard, avant l’aube, la main rude d’Agnete secoua l’épaule de Mikael. « Lève-toi, dit-elle. Il faut y aller. C’est aujourd’hui que je t’achète au vieux Raphael. » Le cœur de Mikael fit un bond. Après des mois passés sous la trappe, il n’y retournerait plus jamais. Eloisa aussi avait l’air tendue. « Ça va être un voyage long et difficile, dit Agnete. Mange quelque chose. » Puis elle se dirigea vers la porte. « Je vais charger le mulet. » Eloisa se leva et mit la marmite sur le feu, que sa mère avait ranimé. Elle remuait machinalement le bouillon, perdue dans ses pensées. Quand il fut chaud, elle versa deux bonnes louches dans l’écuelle de Mikael et la lui passa sans un mot. Elle prit un morceau de viande séchée de la veille qu’elle avait mis de côté, et le lui tendit en même temps que le pain dur. Mikael prit tout cela la tête basse. Il se tourna vers la porte, qui était restée à demi fermée. On entendait les bruits qu’Agnete faisait dehors. « J’ai peur de ta mère », finit-il par dire. Eloisa se figea. « Ma mère est la personne la plus bonne au monde », dit-elle avec fougue. Puis elle s’approcha de lui, menaçante. « Si tu dis du mal d’elle, je te casse toutes les dents. » Mikael continuait à garder la tête basse. « J’ai dit qu’elle me faisait peur… j’ai pas dit qu’elle était méchante. — T’as peur de la femme qui t’a sauvé la vie, crétin ? » Mikael leva la tête et regarda Eloisa dans les yeux. « C’est toi qui m’as sauvé la vie, dit-il, d’un ton soudain adulte. — Alors, gamin, t’es prêt ? », demanda Agnete dehors. Eloisa avait ôté ses gants et les donna à Mikael. « Sur le col, il fait encore froid, dit-elle. — Quel col ? dit Mikael. Où on va ? — Au marché du village minier de Dravocnik, répondit Eloisa. C’est là qu’on achète les enfants. » Agnete rentra. Elle alla vers le feu et lui passa de la suie sur le visage, dans les plis des oreilles, sur le cou et sur la poitrine. « Voilà, maintenant t’as vraiment l’air d’un gamin de Dravocnik. » Eloisa eut un petit rire. « On dirait un charbonnier », dit-elle. Mais il y avait une pointe de nervosité dans son rire. « Allons-y », dit Agnete en prenant un grand sac de jute usé et sale. Mikael ne bougea pas. Il regardait Eloisa. Agnete s’en aperçut. « Pas la peine de la regarder, elle vient pas avec nous, dit-elle en l’attrapant par l’épaule et en le poussant vers la sortie. « Elle reste ici toute seule. Et elle aura pas peur. » Elle se tourna vers sa fille. « Hein ? » Mikael aussi se tourna vers Eloisa. « Non… », dit-elle d’une petite voix. Agnete hocha la tête puis poussa Mikael dehors. Dans les dernières ombres de l’aube, Mikael entrevit la silhouette du mulet, noir et maigre, chargé de deux grands paniers de jeunes rameaux de saule tressés. Agnete ouvrit le sac de jute et le posa par terre devant Mikael. « Dedans. » Mikael se tourna vers la porte de la baraque. Eloisa était sortie et les regardait. « Qu’est-ce qu’il y a ? Il te faut sa permission ? dit brusquement Agnete. Me fais pas perdre mon temps. Je veux m’en aller avant que les gens du village sortent de chez eux. » Mikael posa l’un après l’autre les pieds dans le sac. Agnete remonta les pans de jute, qui arrivaient à la hauteur de la poitrine de Mikael. Puis, presque sans effort, elle le souleva et le mit dans l’un des paniers du mulet. Mikael sentait l’odeur âcre de l’animal, qui bougea à peine. Agnete baissa la tête de Mikael de force pour le faire rentrer dans le sac. Elle le rabattit sur lui, le noua d’une vieille corde, le recouvrit de navets et d’oignons, et donna une claque sur l’arrière-train du mulet, qui démarra doucement. « Au revoir, mère », dit Eloisa. Agnete ne répondit pas. Enfermé dans le sac, Mikael prit les gants qu’Eloisa lui avait donnés et les enfila, même s’il ne faisait pas froid. Quand ils furent sortis du village, Agnete lui demanda : « T’arrives à respirer, gamin ? — Oui. — Le voyage est long. Dors, toi qui peux dormir. — Comment s’appelle le mulet ? demanda Mikael au bout d’un certain temps. — Mulet. — Il n’a pas de nom ? » Agnete ne répondit pas. Un peu de temps passa, puis Mikael murmura : « Bonjour, mulet, moi je m’appelle Mikael. — Tais-toi, gamin », rétorqua Agnete. Mikael sentit que la route commençait à monter. Il entendait Agnete et le mulet souffler de fatigue. Il entendait le bruit que faisaient les pierres du chemin sous les sabots de l’animal. Et il commença à sentir le froid. Puis, après une longue, dure et lente période d’ascension, Agnete s’arrêta. Elle respirait lourdement. Le mulet aussi était fatigué. « À partir de ce moment, je ne dois même plus t’entendre respirer, gamin, dit Agnete. C’est notre vie qui est en jeu. — Pourquoi ? », demanda Mikael. Agnete glissa entre les larges mailles du panier le bâton dont elle s’aidait pour grimper, et l’enfonça avec force dans le sac de jute. Mikael gémit. « La prochaine fois que je t’entends, je te fais mal pour de bon, dit-elle. C’est clair ? » Mikael ne répondit pas. « Bon. T’es peut-être moins bête qu’il y paraît », dit-elle avec un sourire. Elle reprit sa marche. Les narines de Mikael sentirent bientôt une odeur de soupe et de viande grillée. « Bonne journée, soldats ! fit Agnete tout haut. — Bonne journée à toi, femme », répondit la voix d’un homme. Mikael entendit le bruit de ferraille d’une armure, de plus en plus proche. Agnete s’arrêta. « Où tu vas, femme ? demanda l’homme. — Au marché de Dravocnik. — Quoi faire ? — Sûrement pas chercher un fiancé, à mon âge. » Le soldat rit. « Qu’est-ce que tu transportes ? — Des oignons, des navets, deux sacs d’avoine et un sac d’orge… — Et dans ce sac, là, qu’est-ce qu’il y a ? — De la viande d’enfant », répondit Agnete. Le soldat resta silencieux un instant. Puis il éclata de rire, faisant vibrer son armure légère. « T’es une vieille rigolote, dit-il. Ça veut dire que tout va bien pour toi. — Non, ça veut dire que j’ai bon caractère et que le nouveau seigneur a pas encore commencé à nous pressurer. » Le soldat ne dit rien. Puis donna une claque au mulet. « Va-t-en, femme. Tu es mauvaise langue. Tu parles comme les mineurs de Dravocnik. — Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ? — Fais attention à qui tu fréquentes là-bas. Il y souffle un vent mauvais. Les mineurs se sont mis en tête de partir chercher ailleurs de quoi travailler et manger. Certains essaient même de s’échapper. D’autres ont levé la main sur les gardes… Ils disent des gros mots. — Comment ça des gros mots ? — Liberté, dit le soldat en baissant la voix. — Ça, c’est vraiment un gros mot, dit Agnete. — Fais pas la maline avec moi, l’avertit le soldat. Va-t-en, mauvaise langue. — Au revoir, soldat », dit Agnete en reprenant sa route. Mais elle avait à peine fait quelques pas que le soldat lui cria : « Eh, femme, attends ! » Mikael perçut la tension d’Agnete tandis qu’elle arrêtait le mulet d’un cri qui s’étrangla un peu. « Tu me fais pas goûter un peu de ta viande d’enfant ? », lui dit le soldat. Agnete, d’une voix tendue, répondit : « Allons, il est trop petit, cet enfant. Si je t’en donne un morceau, qu’est-ce qui me restera à vendre au marché ? » Le soldat éclata de rire et s’en alla. « Le diable t’emporte », maugréa Agnete en repartant. Ils descendirent du col pendant une demi-lieue, sur une route que Mikael sentait plus praticable. Mais ils s’arrêtèrent, et Agnete dit : « Allez, mon mignon, un dernier effort. — C’est à moi que vous parlez ? — Quel effort t’aurais fait jusque-là, gamin ? » Mikael eut honte. « Excusez-moi… » Agnete tapa doucement sur la croupe du mulet. « Allez, mon vieux, on est presque arrivés. — Au marché ? demanda Mikael. — On va pas au marché de Dravocnik. — Mais vous avez dit à Eloisa… — Cette gamine est bien brave, mais elle a pas sa langue dans sa poche et elle parle trop. — Où on va, alors ? — Dans la tanière du dragon. — Comment ça ? — Dans la cabane du vieux Raphael, en haut des montagnes, dit Agnete. — Pourquoi vous l’appelez la tanière du dragon ? » Le visage d’Agnete s’assombrit un instant. « C’est pas tes affaires, gamin. » Elle donna une autre claque au mulet. « Eh, Gangolf, montre-lui comment tu sais grimper. — Gangolf ? — T’es vraiment idiot, gamin. Tu croyais qu’une fille comme Eloisa lui donnerait pas un nom, à son mulet ? » Le sentier grimpait raide. Le mulet avançait lentement, à grand-peine. Quand il refusait d’avancer, Agnete l’insultait, lui donnait un coup de bâton. Enfin le chemin s’aplanit. « Bravo, vieille bourrique, tu y es arrivé », dit-elle avec une note d’orgueil et d’affection dans la voix. Ils s’arrêtèrent. « Te voilà, Agnete, fit la voix profonde de Raphael. Vous avez fait bon voyage ? Et le garçon ? » Agnete ôta les navets et les oignons, dénoua la corde qui fermait le sac et dit : « Descends ». En voyant que Mikael hésitait, elle attrapa son bras et tira dessus. Mikael tomba du panier sur l’herbe verte. « T’as vu comme c’était facile ? dit Agnete. Relève-toi. » Mikael obéit aussitôt. « Il a vraiment l’air de venir du marché des mineurs. Beau travail, Agnete », dit Raphael avec satisfaction en s’approchant. Puis il cracha dans sa main et frotta le front de Mikael à l’endroit où il l’avait incisé. « Parfait ! », dit-il en examinant la cicatrice. « Je vous ai apporté la marchandise que j’étais censée vendre au marché, Raphael, dit-elle. Regardez si ça vous intéresse. » Pendant que Raphael examinait le contenu des paniers, Mikael regarda autour de lui. La cabane était faite d’une petite pièce unique, comme on pouvait le voir par la porte ouverte. Accrochée au-dessus de l’entrée, une magnifique ramure de cerf. La montagne surplombant la clairière était droite comme une immense colonne qui montait jusqu’au ciel. Elle était en pierre grise, marquée et creusée par les intempéries, couverte de neige au sommet. Entre les fentes verticales semblables à des crevasses se nichaient de fines langues de glaciers, comme des larmes gelées que même le soleil d’été ne pouvait faire fondre. Seule, elle se découpait, isolée des autres cimes, affirmant sa différence. Raphael avait inspecté le chargement d’Agnete. « L’avoine et l’orge vont me servir. Et aussi les oignons et les navets. Je te prends tout, dit-il en hochant la tête. Au marché, ça t’aurait rapporté douze sols, plus ou moins, ajouta-t-il en posant la main sur une petite bourse de cuir qu’il portait à la ceinture. — Par les temps qui courent, j’aurais de la chance si j’en tirais dix sols », rétorqua Agnete. Raphael sourit et dénoua le lacet de sa bourse. « Mais comme j’ai pas été obligée d’aller jusqu’à cet endroit de merde, poursuivit Agnete, j’imagine que je devrais me contenter de huit sols. » Raphael eut un léger signe de remerciement de la tête. « Comme tu veux… — Mais je vous en dois au moins quatre, donc filez-moi quatre sols et ma marchandise est à vous », dit Agnete d’une voix revêche. Raphael fronça les sourcils. « Pourquoi tu devrais me donner quatre sols ? — De nos jours, pour une femme seule, c’est un trésor immense d’avoir une personne de confiance, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. Un trésor qui vaut bien plus que quatre sols. Mais c’est tout ce que je peux me permettre. » Raphael la regarda d’un air mélancolique. « Ça me fait plaisir que tu aies confiance en moi, dit-il. — J’ai personne d’autre, dit rudement Agnete. Mais vous mettez pas des idées en tête. — Bien sûr que non, dit Raphael avec une drôle d’intonation dans la voix, et il continuait de la fixer. — Vous allez rester planté là longtemps ? », dit Agnete d’un ton rude. Raphael sourit. Mais son visage avait une expression triste et distante. Puis il tourna son regard intelligent sur Mikael : « Apprends tout ce que tu peux de cette femme, gamin », lui dit-il. Agnete soupira. « Arrêtez avec ces idioties. On n’a plus l’âge. » Mikael rentra la tête dans les épaules. Il y avait des mois qu’il ne voyait plus la lumière du soleil et il commençait à se sentir mal à l’aise dans cet endroit ouvert. « Dis-moi plutôt, c’est vrai ce qu’on dit des mineurs ? Qu’ils parlent de liberté ? », demanda Agnete. Raphael acquiesça. « Leur seigneur est comme un chancre. Il leur enlève tout et ne leur donne rien. La mine s’épuise, mais il continue à traiter ses serfs comme des esclaves. Leurs enfants meurent à petit feu. Ils sont désespérés. Il y a un homme… un homme fier, qui a pris le maquis. On dit qu’il s’appelle Volod le Noir. Mais personne ne sait qui c’est. Il vit de braconnage mais dès qu’il le peut, il détrousse Ojsternig et les marchands. Et il donne à manger aux enfants des mineurs. Mais surtout, il leur donne de l’espoir. Pour le moment, il n’a que quelques hommes avec lui, mais sa petite armée grandira. Le mot liberté s’enracine dans le cœur des hommes, surtout s’ils ne possèdent que leur vie. — Et vous en pensez quoi ? » Raphael serra les lèvres, avec une expression mélancolique. « Les hommes qui prononcent tout haut le mot liberté sont des cadavres avant même d’être tués, par les temps qui courent. Ces dernières semaines, Ojsternig en a pendu deux. Et dimanche, au nom de Dieu, il en pendra trois d’un coup. — Qu’est-ce qu’ils ont fait ? — L’un a essayé de s’échapper. L’autre a refusé de creuser parce que le filon est épuisé. Et une… — Une femme ? » Raphael acquiesça gravement. « C’est l’épouse d’un homme qui a parlé de Volod le Noir dans une taverne, avant de se faire tuer par un homme d’armes. De nos jours, avec ce chacal d’Ojsternig, ça suffit pour qu’elle soit condamnée pour rébellion. Il veut les terroriser. Et il y arrivera peut-être… » Agnete se tourna vers le sud, où s’ouvrait la vallée de Dravocnik. « Pourtant, même les chiens enchaînés ont le droit de courir de temps en temps après les lapins dans les bois, dit-elle. — Certains attendent ça toute leur vie, dit Raphael. Tu les reconnais aux plaies qu’ils ont au cou à force de tirer sur leur chaîne. La plupart finit par renoncer. — Et tu les reconnais parce qu’ils ont les yeux des morts. — Toi, c’est sûr que tu n’as pas renoncé, t’es certainement un de ces fichus chiens qui ont des plaies au cou », dit Raphael en souriant. Il entra dans la baraque et ressortit avec un fin nerf de bœuf terminé par un nœud coulant, qu’il passa au cou de Mikael. Il tendit l’autre bout à Agnete. « Comme ça tout le monde saura que c’est moi qui te l’ai vendu. » Agnete le remercia d’un signe de tête. « On doit y aller maintenant. Je parie que le garçon ne marchera pas vite, et Gangolf est trop fatigué pour le prendre en croupe. — Viens là », dit Raphael à Mikael. Il lui montra la montagne derrière eux, haute jusqu’au ciel, droite et fine comme une colonne. « Nous, on l’appelle “Le Doigt de Moïse”. Tu pourras la voir même de la Raühnvahl. Les gens disent que c’est le symbole de la colère de Moïse, quand il est redescendu avec les Tables de la Loi et qu’il a trouvé les Hébreux en train d’idolâtrer le Veau d’Or. Mais moi je crois que c’est un doigt qui bénit nos vies. Et au nom de ce doigt, je te donne une antique bénédiction. » Il attira Mikael à lui, et posa une main sur sa tête et l’autre sur son cœur. « Je te souhaite de te sentir près du ciel. Je te souhaite de te sentir ancré à la force de la terre. Et que la lumière baigne toujours tes branches et tes racines. » Il le fixa, immobile, de son regard intense. « Tu es seulement au début de ton chemin, gamin. » Il se tourna vers Agnete, compta quatre sous dans sa bourse, les lui donna et dit : « Partez. C’est l’heure. » Agnete tira sur la laisse de Mikael et se mit en route sur le sentier.
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