Chapitre 1
1Jamais autant de sang innocent ne fut versé, sur cette langue de terre connue sous le nom de Raühnvahl, qu’en ce matin du 21 septembre de l’an de grâce 1407.
Dans cette partie de l’arc alpin qui délimite la péninsule italique et la sépare abruptement du reste de l’Empire comme de l’Europe, un soleil froid venait de se lever sur la petite vallée désolée qu’enserraient des cimes hostiles culminant à plus de dix mille pieds.
Le seigneur de ce royaume était le prince Marcus Ier de Saxe, père de Marcus II de Saxe, prince héréditaire.
Ce matin-là, le petit Marcus II de Saxe, assis sur son lit gigantesque au matelas rembourré de duvet d’oie fin et chaud, frissonna, nu et ensommeillé, ses jambes se balançant loin du sol, bien qu’il soit grand pour ses neuf ans. Il avait des yeux verts, paresseux comme ceux d’un chat, de longs cheveux blonds et brillants qui tombaient en boucles sur ses épaules, et une peau si lisse et si blanche qu’on aurait dit celle d’une fille.
Eilika, la gouvernante qui s’occupait jour et nuit de son petit seigneur, et dormait comme un chien fidèle sur une couche de paille au pied du lit, enveloppa les épaules de l’enfant dans une toile de lin passée dans l’eau bouillante puis essorée.
Au contact de la toile tiède, le petit prince grogna de plaisir et ferma les yeux.
« Ne t’avise pas de te rendormir, Marcus, dit Eilika, ou la corneille viendra manger ton petit oiseau. »
L’enfant rit et posa la main entre ses jambes.
Eilika plongea un autre linge dans la cuvette, l’essora et y mit un peu de savon. « Allez, gros paresseux, que je te nettoie.
— Pourquoi faut-il se laver tous les jours ? maugréa Marcus II.
— Les ordres de Madame ta mère doivent être suivis à la lettre, répondit Eilika. Il faut qu’on voie que tu es un prince, supérieur au commun des mortels, même sans tes habits élégants. Ta peau doit briller et sentir bon, comme si tu étais un petit dieu.
— J’aime pas me laver…, protesta encore l’enfant.
— Nous le savons bien, Monseigneur Porcelet », dit Eilika en le faisant descendre du lit.
L’enfant rit puis, au contact de la pierre humide du sol, frissonna de nouveau. « J’ai froid !
— Tu ne peux donc pas regarder où tu poses tes nobles patounes ? », soupira Eilika. Elle guida ses petits pieds blancs vers une épaisse peau d’ours qui servait de tapis. Elle le fit pivoter et frotta ses fesses avec le linge tiède.
L’enfant tendait l’oreille. Les bruits extérieurs lui arrivaient ouatés. « Pourquoi on n’entend plus rien… ? » Il regarda sa gouvernante, et ses yeux s’emplirent soudain de joie. Encore nu, il échappa aux mains d’Eilika et se précipita à la fenêtre, oubliant le froid. Agrippé à la pierre du rebord, il se souleva pour voir s’il avait bien deviné. « La neige ! », s’écria-t-il, tout excité, pendant qu’Eilika l’attrapait solidement et le remettait sur la peau d’ours.
« Pour l’amour de Dieu, laisse-moi t’habiller avant que tu attrapes froid !
— La neige ! La neige ! répétait le petit Marcus en sautant de joie.
— La première neige est arrivée cette nuit, tu parles d’un bonheur ! pouffa Eilika. Tu as bien de la chance de te réjouir quand tout le monde se lamente.
— C’est beau, la neige !
— Toi, mon petit prince, tu as des habits chauds. Et des gants pour tes précieuses petites mains. Et des bonnets de fourrure », dit Eilika en lui enfilant son épais tricot de laine bouillie et son caleçon, qu’elle avait cousus de ses mains. « Pour tous les autres, au contraire, la neige veut dire que le froid les mordra jusqu’au sang.
— Pourquoi ils ne mettent pas des habits chauds, eux aussi ? »
Eilika regarda l’enfant et lui caressa la tête. « Oui, je me le demande parfois. » Elle ajouta, comme pour elle-même : « Mais je le dis tout bas, pour éviter qu’on me coupe la tête.
— Et moi j’ordonnerai qu’on te la remette, dit Marcus en riant. Je suis le prince, et tout le monde doit faire ce que je dis, n’est-ce pas ?
— Oui, Votre Excellence », sourit Eilika, à qui l’enfant plaisait sincèrement, et qui aimait son caractère joyeux et vif. « Laisse-moi te mettre tes habits, sinon tu vas devenir dur comme de la viande séchée. » Elle lui enfila sa tunique de daim fourrée de peau de lapin, sa casaque en peau de cerf à boutons de corne et enfin ses bottes en fourrure de loup, à double semelle épaisse en cuir de vache. « Voilà, tu es prêt », lui dit-elle alors, en lui enfonçant sur la tête un bonnet de marmotte qui lui couvrait les oreilles, et en lui tendant des gants de loutre imperméables.
« La neige ! Vive la neige ! », s’écria l’enfant en sortant de la chambre au pas de course et dévalant les escaliers qui menaient à la grande salle commune du château, sombre et froide malgré les tapisseries qui recouvraient la pierre noire, et les gros troncs de sapin qui brûlaient dans les énormes cheminées entre lesquelles était installée une table.
« Marcus II de Saxe ! », dit sa mère en voyant son fils se précipiter sur les plats en étain où étaient posées une tarte aux pommes et gingembre, et une tourte à la viande de cerf. « Apprends à te comporter comme un prince, et non comme le premier vaurien venu. »
Eilika arriva tout essoufflée et s’inclina en direction de la table autour de laquelle les dignitaires étaient assis, puis dit à la princesse : « Veuillez m’excuser, Madame ».
La princesse fit signe que ce n’était rien de grave et, sans cesser d’allaiter sa fille qui venait de naître, attira son aîné à elle. « Viens embrasser ta mère, avant de te salir les lèvres et de me tartiner les joues, lui dit-elle.
— Alors, tu t’es battu avec les palefreniers, hier ? demanda son père en l’attrapant par la nuque. Quelqu’un s’est plaint de ton arrogance ? Est-ce que je dois te punir ?
— Non, père. J’ai été gentil », répondit l’enfant.
Le prince régnant s’assombrit un instant. C’était un homme gigantesque, au visage et au corps couverts de cicatrices. Plus qu’à un prince raffiné, il ressemblait à un soldat. Il renforça sa prise sur le cou de son fils, qui fit une grimace. « Tu n’as même pas donné un coup de pied à un chien ? »
L’enfant se tourna vers Eilika.
« Ne cherche pas la réponse dans les yeux d’une servante », lâcha le prince d’un ton sévère. Il regarda les autres convives. D’abord, le capitaine des gardes, un soldat d’aventure qui avait combattu à ses côtés. Puis il croisa le regard de son confesseur et conseiller spirituel, spécialement recommandé par l’évêque de Bamberg. Ensuite celui du maître de musique que sa femme avait fait venir de la cour de l’empereur, le Rex Romanorum Robert III, de la maison des Wittelsbach Palatins. Enfin, son regard revint se poser sur son fils, et il lui parla d’une voix calme : « Marcus, je te l’ai déjà dit, mais je te le répéterai jusqu’à ce que tu comprennes. Tu dois devenir un guerrier.
— Mais je n’aime pas me battre, dit l’enfant.
— Combien de temps un loup qui n’aurait pas l’instinct du sang survivrait-il dans nos forêts ? » Marcus Ier tapa du poing sur la table. « C’est ce que nous sommes, nous, les princes de Saxe : des loups ! Destinés à commander et à soumettre les autres loups. »
L’enfant fit un pas en arrière pour se dégager de la prise paternelle.
« Cher mari, tu l’effraies », dit la princesse.
Marcus Ier de Saxe prit une profonde inspiration, pour se calmer. Il avait le visage rouge et les veines du cou gonflées. Il attira son héritier à lui. « Mon cher fils, écoute-moi bien. Je ne sais pas si c’est vrai, ce que l’Église raconte, que nous avons reçu notre pouvoir et notre rang directement de Dieu. Mais il y a une chose que je sais : pour garder ton pouvoir et ton rang, tu ne peux pas compter sur Dieu, mais uniquement sur toi-même. Sur ta force et ta détermination, tu comprends ? »
L’enfant acquiesça doucement.
« Tu dois apprendre à te battre, continua son père. Tu vivras dans le sang, comme moi et comme tous nos ancêtres. C’est notre destin, notre fatalité. On te respecte pour l’instant parce que tu es mon fils. Mais tu dois savoir te faire respecter pour ce que tu es. C’est clair ? »
L’enfant regarda son père et dit timidement : « Tu seras fier de moi, père, si aujourd’hui je donne un coup de pied à une poule ? »
Le prince le fixa avec sérieux. « Oui, je serai fier de toi, mon fils. » Puis il lui donna une chiquenaude sur la tête, faisant voler son chapeau de marmotte. « Va jouer », lui dit-il en lui tendant une part de tarte aux pommes et une autre de tourte à la viande de cerf.
L’enfant engloutit presque toute la tarte, s’étouffant à moitié, puis partit en courant, excité par la première neige de l’année.
« Fils », l’appela son père de sa voix tonnante.
L’enfant s’arrêta et se tourna vers lui.
« Pas besoin de donner de coups de pied à cette poule. Je suis fier de toi de toute façon. » Et il sourit.
« Dis merci, Marcus, chuchota Eilika.
— Merci, père », obéit machinalement l’enfant, qui piétinait d’impatience, sans savoir que ce serait la dernière fois qu’il verrait sourire son père. Il se précipita à l’extérieur.
Ce 21 septembre 1407, le petit Marcus II de Saxe, en arrivant à la porte, s’émerveilla du silence parfait de la neige encore blanche qui enveloppait la cour du château. À sa droite, adossées aux fortifications de pierre hautes de trois perches, surmontées d’un chemin de ronde en bois, s’élevaient les écuries et les étables à vaches. Pour récupérer la chaleur des bêtes, on avait construit au-dessus les logements des serviteurs de rang inférieur, ceux qui ne dormaient pas dans les mansardes du château. À sa gauche, les porcheries, poulaillers et clapiers. Cochons noirs, chèvres de montagne, poules, dindons, pintades, paons et lapins grattaient le sol dans des enclos bien entretenus. Face à l’enfant, la grande porte à deux battants renforcés de lames de fer et la tourelle, laide et trapue, d’où l’on pouvait voir jusqu’au fond de la vallée de la Raühnvahl. Elle était ouverte, comme toujours pendant la journée.
« Allez, va te cacher », dit la gouvernante.
L’enfant finit sa tarte aux pommes et fit ses premiers pas dans la neige, la tourte au cerf à la main. Au milieu de la cour, il se retourna pour regarder ses empreintes, et vit Eilika en train de le regarder. « T’as pas le droit ! Tu dois fermer les yeux ! », lui cria-t-il.
Elle sourit et tourna le dos, la tête enfoncée dans ses bras contre le mur du château.
L’enfant la fixa un instant. Puis son regard s’éleva vers le château, une construction massive et carrée de deux étages auxquels s’ajoutaient les mansardes avec leurs petites fenêtres étroites pour se protéger du froid. Sur le côté ouest, accrochée comme une verrue contre l’épaisse muraille, se dressait une petite chapelle.
Il se tourna vers la grande porte, près de laquelle il y avait une caserne basse, construite en pierre. Quatre pièces, où logeaient les soldats du château. Il s’approcha et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Plusieurs fois, il avait voulu s’y cacher car il était sûr qu’Eilika ne le trouverait pas. Mais les gardes, chaque fois, l’en avaient empêché.
Ce matin-là, il eut la surprise de voir les soldats de garde qui dormaient sur la table, dans la première pièce. Un des hommes était renversé sur une chaise, tête en arrière, bouche ouverte. Les trois autres avaient les bras croisés sur la table. Une bouteille de vin renversée gouttait encore sur le sol en terre battue. Les bûches de la cheminée étaient presque éteintes, et personne ne ravivait le feu.
L’enfant regarda vers Eilika, qui tournait toujours le dos. Pour une fois, il entrerait dans la caserne sans se faire rabrouer. Il sourit, tout content, et s’apprêta à franchir le seuil de la pièce.
« Tu ne sais donc pas que c’est interdit d’entrer ici ? », dit une voix derrière lui.
L’enfant se retourna d’un bloc, effrayé. Il vit une petite fille qui avait plus ou moins son âge, le visage sale, les cheveux très clairs et coupés court. Il la connaissait vaguement. C’était Eloisa, la fille d’Agnete Veedon, la femme qui faisait naître les bébés.
Il n’oublierait jamais cette image.