9« Toujours rien, illustre Seigneur… », dit Mitija, un homme gigantesque qui était le directeur de la mine d’hématite de Dravocnik, d’une voix mal assurée et la tête basse.
Le prince d’Ojsternig serra ses mains osseuses sur les accoudoirs de son fauteuil. Il était assis dans la grande salle du Palais de Fer, comme on l’appelait dans le village minier, qui était situé sur une colline, par-delà le monastère. Couché aux pieds du prince, un gros molosse de guerre au poil tigré grogna tout bas, immobile. Ojsternig se leva.
Mitija gardait les yeux au sol.
Ojsternig s’approcha d’une des fenêtres en ogive et regarda dehors.
Du temps de la pleine activité de la mine, qui avait employé jusqu’à quatre cents hommes, les maisons de bois avaient poussé comme des champignons à Dravocnik. Serrées les unes contre les autres, elles envahissaient les ruelles, effaçaient des places. Mais c’était il y avait bien longtemps, du temps de l’arrière-grand-père d’Ojsternig. Certaines de ces maisons étaient maintenant vides et tombaient en ruines. Les habitants de Dravocnik récupéraient du bois sur ces maisons abandonnées pour réparer les leurs. Le filon le plus productif de la mine était maintenant tari.
La recherche d’autres filons d’exploitation, Mitija venait de le dire, demeurait infructueuse.
Ojsternig observait les rues et les maisons de Dravocnik, rouges et noires. Et les gens et les bêtes, étrangement rouges eux aussi, à cause de la poussière d’hématite qu’on émiettait avant de la fondre pour séparer le fer des autres matériaux, et noirs, à cause de la suie de la tourbe qui servait à chauffer l’alliage d’acier et de fer. Il regarda le village qui avait rendu sa famille riche et puissante. Qui avait attiré des armuriers venus de tout l’Empire. Les fours des forges étaient allumés jour et nuit pour fabriquer des couteaux, des épées, des haches, et des outils pour les artisans de la moitié de l’Europe.
Ojsternig regardait Dravocnik et pensait avec colère qu’il n’avait jamais profité de cette opulence. Son arrière-grand-père puis son grand-père puis son père avaient dilapidé toute cette fortune à faire bamboche, ne lui laissant que les récits de cette richesse passée. Il regardait les habitations croulantes, ces gens sales et émaciés, et il nourrissait une terrible rancune à l’égard de ces ancêtres qui avaient été plus chanceux que lui, simplement parce que le destin les avait fait naître avant. Les “sangsues”, comme il les appelait, avaient saigné Dravocnik à blanc et ne lui avaient rien laissé. Sinon des dettes.
Il se tourna vers Mitija. « Tu es en train de me dire que je n’ai plus besoin de directeur ? », lâcha-t-il d’un ton glacial.
Mitija courba ses épaules puissantes. Il avait une femme et trois enfants. Si Ojsternig le chassait, ils auraient du mal à survivre. « Illustre Seigneur, je trouverai une autre veine, même si je dois creuser de mes propres mains et y laisser mes doigts », dit-il, la voix brisée d’émotion.
Ojsternig le fixa en silence.
Si longtemps, que Mitija eut la sensation d’avoir vieilli d’un an quand son seigneur reprit la parole.
« Je veux vous présenter mon nouveau capitaine, dit alors Ojsternig.
— Bien sûr, illustre Seigneur… »
Un sourire rapide crispa les lèvres d’Ojsternig. Le destin avait été cruel avec lui. Il lui plaisait d’être cruel avec les autres. Tirant sur un cordon près de la table où il vérifiait habituellement les comptes de la mine, il fit sonner une petite cloche.
La grande porte de la salle s’ouvrit aussitôt.
« Dorénavant, c’est à lui que tu feras ton rapport », dit Ojsternig en désignant Agomar, qui avançait vers le directeur de la mine d’un pas lent et arrogant.
Mitija leva les yeux et resta la bouche ouverte. « Toi… ? », murmura-t-il.
Agomar sourit. Puis il regarda Ojsternig. « Qu’est-ce que je vous avais dit, Votre Seigneurie ? J’étais sûr que ce bon Mitija ne m’avait pas oublié. » Il fit un pas vers le directeur. Lui tendit sa main droite. Un observateur normal aurait pensé qu’il voulait le saluer.
Mais Mitija savait bien que ce n’était pas son intention. Il lui montrait sa main. Et il la regarda.
« Non, dit Agomar avec un sourire, il n’a pas repoussé, malheureusement. » Il agita devant lui sa main privée de petit doigt.
« Agomar…, commença à dire tout bas Mitija, je suis désolé… mais tu sais…
— Tu n’as pas à être désolé, intervint Ojsternig. Au contraire, sois heureux. Mon capitaine a décidé de te donner la possibilité de te racheter. »
Mitija le regarda sans comprendre.
« Tu n’es pas content d’avoir l’occasion de réparer un tort ? », insista Ojsternig.
Mitija fixait Agomar. Plus de quinze ans avaient passé. Le père d’Agomar avait été un mineur robuste et honnête. Sa mère, une brave femme. Mais leur fils unique, Agomar, était un voleur, qui n’avait aucune envie de travailler. Il aurait dû lui couper la main entière, selon la loi, quand il l’avait découvert en train de voler la paie d’un vieux mineur qu’il avait frappé presque à le tuer. Mais par pitié pour ses parents, il ne lui avait coupé que le petit doigt. Le lendemain, Agomar avait disparu. Il l’avait cru parti dans les montagnes, mais avait appris qu’il était d’abord devenu bandit, puis soldat d’aventure. On murmurait, ces dernières années, qu’il avait une b***e à lui.
« Alors ? demanda Ojsternig. Tu es content de pouvoir réparer le tort que tu as commis ? »
Mitija baissa la tête. « Oui, Votre Seigneurie, dit-il, puisqu’il n’avait pas le choix.
— Notre Mitija vient de me promettre qu’il trouvera une nouvelle veine qui me rendra aussi riche que mes ancêtres, dit Ojsternig. Même s’il doit creuser de ses propres mains et… comment as-tu dit exactement, Mitija ?
— Et y laisser mes doigts, Votre Seigneurie.
— Pour être plus précis, acquiesça Ojsternig, au risque d’y laisser tes neuf doigts. »
Mitija regarda Ojsternig. Puis Agomar. Et il comprit.
Ojsternig frappa dans ses mains. Un serviteur apparut avec un tranchoir de cuisine et une petite hache au manche de corne raffiné. Il posa le tranchoir sur une grande maie, sous une fenêtre, et donna la hache à Agomar.
Agomar la prit, la tourna dans ses mains, vérifiant le fil de la lame, puis la tendit à Ojsternig. « Monseigneur, voulez-vous le faire vous-même ? », lui demanda-t-il.
Le regard d’Ojsternig frémit. « Bien volontiers, ainsi cette affaire aura l’imprimatur de la justice. »
Agomar saisit Mitija par le bras et le traîna jusqu’à la maie.
« Non, l’arrêta Ojsternig. Ce n’est pas une exécution. Mitija veut sincèrement réparer ses torts. » Il regarda le directeur. « N’est-ce pas ? »
Mitija respira profondément. Il ne pouvait pas se permettre de perdre son travail. Il ne pouvait pas mettre sa famille en danger. Ojsternig était un prince v*****t, cruel et injuste. Et il avait maintenant pour capitaine un bandit. Mitija alla jusqu’à la maie et posa sa main droite, ouverte, sur le tranchoir. Il serra les mâchoires, ses narines se dilatèrent et, sans fermer les yeux, il regarda vers la maison de pierre et de bois où vivait sa famille. Du coin de l’œil, il vit Ojsternig lever la hache. Puis il sentit une douleur aiguë, brûlante. Il gémit. Il ferma les yeux et, quand il les rouvrit, son petit doigt était sur le tranchoir, noyé dans une flaque de sang.
Ojsternig le prit et le jeta à son molosse, comme un vulgaire os de poulet.
Le chien le dévora. Ses dents émirent un craquement sinistre.
Mitija alla vers la cheminée, et prit un tison incandescent avec une pince. Il posa sur le tison ce qu’il restait de sa phalange mutilée. La chair grésilla en se cautérisant.
« Très bien, directeur, vous pouvez aller, fit Ojsternig. Dès que vous serez guéri… commencez à creuser. »
Quand Mitija fut sorti, Ojsternig revint contempler le village recouvert de poussière rouge et noire. « Robert III n’a pas encore répondu à mon message, dit-il d’une voix sourde.
— Il le fera bientôt, j’en suis sûr, dit Agomar.
— Il n’est resté personne de la lignée des princes de Saxe, n’est-ce pas ? », demanda Ojsternig.
Agomar regarda son seigneur et répondit, sans hésiter : « Personne.
— Et pourtant, Robert III n’a pas encore donné son avis.
— Pourrait-il répondre autre chose que ce que vous attendez ? Qui, en dehors de vous, peut devenir le nouveau seigneur de la Raühnvahl ? En attendant l’investiture de l’empereur, annoncez à vos nouveaux sujets que vous avez annexé la vallée. Et commencez à percevoir les impôts. »
Ojsternig le regarda. « Tu es un bandit, Agomar. »
Agomar se lança dans une large et théâtrale révérence. « Merci, Votre Seigneurie. »
Ojsternig rit. « Viens, allons marcher dans Dravocnik. On murmure que les mineurs écoutent certains rebelles. » Il se dirigea vers la sortie. « Le petit doigt de Mitija m’a ouvert l’appétit. »