8À partir de ce matin-là, Mikael sortit de son mutisme et commença à leur parler.
Un soir, pendant qu’il mâchait sa tranche de pain, dont il mettait discrètement un peu de côté pour Hubertus, il prit son courage à deux mains et demanda à Agnete : « Madame… est-ce que je pourrais avoir…
— Tu veux plus à manger ? dit Agnete d’un ton brusque. C’est non.
— Je voulais dire… je pourrais avoir la permission de garder avec moi… un… un ami ?
— Un ami ? dit Eloisa, surprise.
— Quel ami ? », demanda Agnete, soupçonneuse.
Mikael rougit. Son cœur battait fort sans sa poitrine, il avait peur. « Un… un rat, en fait. »
Agnete le fixa en silence. Longtemps.
Eloisa regardait sa mère.
« Je vous en supplie, madame… dit Mikael.
— Un rat. » Agnete fronça les sourcils. « Tu es ami avec un rat ? »
Eloisa éclata de rire.
Agnete aussi rit, à sa manière bourrue. Elle secoua la tête. « Gamin…
— Je vous en supplie, madame, ne dites pas non ! »
Agnete regarda sa fille.
« Je vous l’avais dit qu’il était un peu idiot, mère, dit Eloisa avec un sourire béat.
— Et c’est quoi, une crétine qui se lave en hiver juste parce qu’un idiot lui a dit qu’elle était sale ? », dit Agnete.
Eloisa prit une expression offensée. Elle vit Mikael esquisser un sourire. « Crétin ! lui dit-elle.
— Arrêtez, vous deux, intervint Agnete. Et il serait où, cet ami ? »
Mikael mit la main dans sa casaque, attrapa le petit rat et le montra, en le tenant sur la paume de sa main.
Eloisa s’approcha. Le rat, épouvanté, se glissa dans la manche de Mikael. Puis il mit le museau dehors et regarda Eloisa en ouvrant de grands yeux.
« Il s’appelle Hubertus », dit Mikael.
Agnete ne disait rien.
« Je vous en supplie, madame…
— On va faire un pacte, gamin, se décida Agnete. Si tu arrêtes de m’appeler “madame”, je ne vais pas l’écrabouiller tout de suite.
— Comment je dois vous appeler ?
— Tout le monde m’appelle Agnete.
— D’accord. Alors, je peux le garder ? »
Agnete acquiesça imperceptiblement.
« Et vous ne tuerez pas non plus ceux de sa famille, mad… Agnete ?
— J’ai pas compris. T’es en train de me demander de pas tuer les rats qui mangent mon seigle, mon fromage et…
— C’est moi, sa famille, dit Mikael.
— Tu avais raison, ma fille, dit Agnete à Eloisa. Il est idiot. » Elle regarda Mikael, pointant le doigt sur lui. J’élève pas des rats, gamin. Je te permets d’en garder un. Celui-là. Les autres, ils ont intérêt à se méfier. S’ils veulent rester en vie, ils feraient mieux de pas se montrer.
— Mais…
— Y a pas de “mais”, dit Agnete d’un ton sans appel. D’ailleurs, arrange-toi pour que je le reconnaisse, ton rat, sinon je le tue lui aussi. Et dis-lui de garder son sale petit museau loin de mes provisions. »
Mikael avait l’air perdu.
Eloisa coupa une frange de cuir rouge de sa jupe et la lui donna : « C’est très solide. Mets-lui autour du cou ».
Mikael prit le lien de cuir et l’attacha au cou d’Hubertus. Puis il regarda Agnete et dit : « Merci. Et par rapport à sa famille…
— Je préférais quand t’étais muet », dit Agnete avec un soupir. Elle hocha la tête, hésitant à continuer. Écarta les bras. « Écoute, je regrette pour ta famille… mais c’est des rats. Et moi, les rats, je les tue. Fin de l’histoire. »
Les yeux de Mikael s’embuèrent. Il serra les lèvres.
« Mange, lui dit Agnete en s’installant à table. Eloisa, viens manger toi aussi. »
Eloisa fixait le petit rat qui, rassemblant tout son courage, était sorti de la manche de Mikael. Il s’installa de nouveau sur sa paume, curieux.
« Eloisa, viens t’asseoir toi aussi, t’as jamais vu un rat ? »
Eloisa tendit le doigt vers le rat, lentement.
Le petit animal recula la tête et voulut partir, mais Mikael referma sa main et l’immobilisa, avec douceur.
Eloisa caressa la tête poilue du bout du doigt. Elle sourit. Puis elle dit : « Hubertus, ça lui va pas du tout. Tu sais pas choisir les noms. »
Mikael haussa les épaules et ouvrit la main. Le petit rat ne chercha pas à s’échapper.
Eloisa approcha de nouveau son doigt. Le petit rat se mit debout et, prenant le bout du doigt entre ses pattes, le renifla. Eloisa rit doucement.
« Il est mignon, hein ? dit Mikael, tout content.
— Je ris parce que t’es vraiment un gros bêta, répondit-elle. C’est une femelle ! Et tu lui as donné un nom de mâle ! »
Mikael eut une expression étonnée.
Eloisa rit encore, satisfaite, et s’éloigna.
Le lendemain, Mikael lui demanda : « À quoi on voit qu’Hubertus est une femelle ?
— Tu sais rien de rien, décidément, répondit Eloisa. T’es vraiment bête. »
Quand ce fut l’heure de fermer la trappe, Agnete vit Mikael retourner le petit rat entre ses mains, examinant son ventre. « Gamin, si t’apprends pas à te défendre, Eloisa ne fera qu’une bouchée de toi, dit-elle en souriant. Je te l’ai dit, ma fille vaut cent fois mieux que toi, même si c’est pas une princesse.
— Mais… à quoi elle a vu que c’est une femelle ? », demanda Mikael.
Agnete éclata de rire et se tapa la cuisse. « Tu comprends pas ? Elle n’en sait rien. Mais elle te l’a fait croire, idiot. » Et elle rit encore plus fort, en refermant la trappe.
Mikael, resté seul, caressa encore un peu le petit rat. Puis il sourit. « Tu es un mâle, je le savais. Et Hubertus, ça te va très bien, ne l’écoute pas. »
Les jours suivants, Eloisa prit elle aussi l’habitude de mettre un peu de nourriture de côté pour Hubertus.
« Je savais pas qu’on pouvait devenir ami avec un rat, avoua-t-elle candidement à Mikael, un soir.
— Et moi, je savais pas que t’avais pas le droit de te laver… », lui dit Mikael. Il resta émerveillé à la regarder, se rappelant comme elle était jolie. Il rougit violemment.
Eloisa rougit aussi et lui donna une bourrade.
C’était la première fois que Mikael la voyait rougir.
Peu à peu cependant l’hiver commença à céder. Le froid acéré relâchait sa prise. La tiédeur des braises de la cuvette que Mikael remplissait chaque matin durait plus longtemps. Il y eut des jours où, les pieds autour de la cuvette chaude, il sentait des frissons de plaisir se répandre dans tout son corps. Ses muscles raidis se détendaient, s’abandonnaient à cette sensation inattendue.
Puis ce furent les orages, qui annonçaient l’arrivée du printemps.
Une nuit, un v*****t coup de tonnerre fit trembler toute la baraque, et une fine pluie de poussière et de paille tomba du toit. À la lumière de l’éclair qui suivit, Mikael entrevit la silhouette d’Eloisa qui se levait. Un instant après, la petite fille s’était couchée près de lui, tandis que la baraque était secouée par le tonnerre.
« N’aie pas peur », lui dit-elle d’une voix altérée.
Il y eut un nouvel éclair et aussitôt après un coup de tonnerre sec, rageur, si proche qu’il semblait avoir claqué devant la porte.
Eloisa sursauta, retint un gémissement et se recroquevilla contre lui en le prenant dans ses bras. « N’aie pas peur, répéta-t-elle d’une voix qui tremblait. Serre-toi contre moi, tu verras que ça te passera. »
Mikael bougea timidement la main et la posa sur l’épaule d’Eloisa.
Eloisa mit la tête contre sa poitrine.
Ils restèrent là, immobiles, attendant le coup de tonnerre suivant.
On entendit alors la voix ensommeillée d’Agnete : « Eloisa, viens te coucher ».
La petite fille relâcha son étreinte et retourna à sa couche.
« Arrête de tourner autour du gamin, dit Agnete tout bas.
— Mère, pourquoi tu l’appelles jamais par son nom ?
— Dors », dit Agnete avec une note triste dans la voix.
Le lendemain, Mikael écouta comme toujours les pas d’Eloisa et Agnete se dirigeant vers la porte.
« Parce que je veux pas m’attacher à lui », entendit-il alors, comme si Agnete avait gardé longtemps cette phrase en elle.
« Qu’est-ce que vous dites, mère ? demanda Eloisa sans comprendre.
— J’appelle pas le gamin par son nom parce que je veux pas m’attacher à lui, continua Agnete avec une douleur sourde dans la voix. La mort m’a déjà pris un fils. Et si elle prend aussi le gamin, je veux pas verser une seule larme. »
La porte se ferma.
Mikael courut presque à la trappe. Il se cacha sous la couverture, sans boire le bouillon, et donna son pain à Hubertus. Pendant que le petit rat grignotait ce gigantesque trésor, Mikael commençait à sentir dans sa poitrine un poids qui lui coupait la respiration.
Aux vêpres, quand Agnete et Eloisa rentrèrent, il était fatigué comme s’il avait couru toute la journée, alors qu’il n’avait pas bougé.
Il monta l’échelle, se coucha sur la paille dans le coin de la cheminée et mangea sans envie, dans un silence total. Ce fut seulement tard dans la nuit qu’il murmura, les yeux pleins de larmes : « Je veux pas mourir. Mon Dieu, me faites pas mourir, je vous en supplie ».
Alors, pour la première fois de sa courte existence, au seuil de ses dix ans, il eut conscience d’être vivant. Un tremblement le secoua et il toucha son corps, comme s’il le découvrait tout à coup.
Il prit Hubertus dans sa main, le regarda et dit : « Moi, je vivrai ».