7Les nuits suivantes, Mikael dormit près de la cheminée. Le soir, quand il faisait sombre et qu’on ne risquait plus de frapper à la porte, Eloisa le faisait remonter. Il se mettait dans son coin, silencieux, en attendant le dîner. Agnete et Eloisa, après avoir travaillé dans les champs du seigneur comme tous les paysans, faisaient bouillir des bonnets de queue d’écureuil, tressaient de fins lacets de cuir pour faire des ceintures, fabriquaient des chaussures en feutre, pour elles et pour les vendre. Peu avant l’aube, quand sonnait la cloche des matines, Mikael remplissait sa cuvette de la braise qui grésillait encore dans la cheminée et retournait dans sa cachette pour toute la journée. Les gants d’Eloisa atténuaient la douleur de ses mains. Ses pieds dégonflèrent. La couleur de son visage devint de moins en moins cyanosée.
Le soir, quand il sortait de sa cachette, Agnete avait déjà préparé dans un grand pilon un emplâtre de prêle et de millefeuille, qu’elle appelait “saigne-nez”. Eloisa étendait l’emplâtre sur sa blessure et la couvrait d’une mince écorce de saule.
Dans la journée, quand il était seul, et qu’Agnete et Eloisa travaillaient dans les champs d’orge et de seigle avec les autres serfs, Mikael sentait la peur grandir en lui. Si trop d’images de mort lui venaient, il appuyait la main sur sa blessure, qui lui faisait mal. La douleur le ramenait sur terre. Comme si, chaque fois qu’il risquait de se perdre, la souffrance lui permettait de se retrouver.
Pendant ce temps, son amitié avec Hubertus, le petit rat, augmentait de jour en jour. À l’animal silencieux au museau frémissant, qui cherchait la chaleur et des miettes de pain, il racontait ce qu’il n’aurait jamais pu s’avouer lui-même.
Un soir, il avait vu Agnete tuer un rat qui se promenait le long du mur. Le lendemain, en caressant Hubertus, il lui avait dit : « Tu peux être triste parce qu’Agnete a tué ton père, ou content qu’elle ne t’ait pas tué. Et selon ce que tu penses, tu es un imbécile ou un type bien… En tout cas, je crois que c’est ça. Mais il ne faut surtout pas qu’Agnete te voie sinon elle te tuera toi aussi, tu peux en être sûr. »
Au bout d’une dizaine de jours, le mélange de prêle et de millefeuille avait formé une croûte dure qui démangeait.
« Si tu la grattes, t’auras une cicatrice plus grande, lui avait dit Eloisa le soir en l’examinant à la lueur d’une chandelle. Regarde, ça c’était une petite coupure, mais j’ai enlevé la croûte avant qu’elle tombe toute seule », avait-elle ajouté en découvrant sa jambe et en lui montrant une cicatrice au-dessus du genou.
Agnete l’avait aussitôt grondée : « Baisse ta jupe ».
Eloisa avait remis ses vêtements en place, en pouffant. Puis elle avait tendu la main vers le front de Mikael. « Bouge pas », avait-elle dit. Et d’un coup d’ongle décidé, elle avait arraché la croûte. La blessure s’était remise à saigner.
Mikael avait grimacé de douleur puis l’avait regardée d’un air interrogateur.
« Il faut qu’on voie ta cicatrice, gros bêta », avait-elle dit en riant. Et elle avait tartiné de nouveau son front avec l’emplâtre de millefeuille et de prêle.
Plus tard, couché sur la paille à côté de la cheminée, Hubertus bien caché dans sa casaque, il lui avait murmuré : « Reste là sans te montrer… gros bêta.
— Avec qui tu parles ? », avait aussitôt demandé Eloisa.
Mikael n’avait pas répondu.
« Mère, il parle tout seul, avait-elle dit à Agnete. Il est fou ?
— Dors, ma fille, si tu ne veux pas que je te torde le cou. »
Eloisa avait rit doucement. Puis elle avait dit : « Bonne nuit, Mikael ».
Il n’avait pas répondu.
Une semaine encore s’écoula et une nouvelle croûte se forma. « Bouge pas », lui dit Eloisa en tendant la main vers son front. Mais Mikael, d’instinct, s’écarta et arracha la croûte lui-même.
« Tu devais pas l’enlever ! Pourquoi t’as fait ça ? », dit-elle en secouant la tête.
Mikael ne répondit pas. Il était perdu. Il avait voulu l’impressionner par son courage. Mais apparemment il s’était trompé.
« Pourquoi t’as fait ça ? », répéta Eloisa, en colère.
Mikael sentait le sang qui coulait à peine. Épais comme du miel. Cette petite fille le faisait chaque fois se sentir bête. Il regarda les mains d’Eloisa. Elles étaient noires. « Parce que t’es sale, lui répondit-il, agacé. Tu te laves jamais ? »
Eloisa eut un mouvement de recul, comme si elle avait reçu une gifle. Elle plissa les yeux, serra les lèvres, qui se mirent à trembler un peu. Ses narines se dilatèrent. « T’es qu’un crétin ! », cria-t-elle presque, et elle s’écarta de lui.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Agnete de l’extérieur, où elle fendait des bûches.
— Rien, répondit Eloisa. C’est un crétin.
— Bon, dit Agnete. Donne-lui la soupe, elle doit être prête.
— Non ! Je le déteste ! Pour moi, il peut aussi bien crever de faim ! »
Agnete s’encadra dans la porte. Sa fille, les bras croisés, serrés contre la poitrine, lui tournait ostensiblement le dos. Mikael avait l’air perdu et sa blessure saignait. Agnete alla jusqu’à la marmite, versa deux louches de bouillon dans l’écuelle et la lui tendit. Elle lui donna un bout de lard, un demi-oignon et une tranche de pain. Puis elle posa près de lui, à côté de la cheminée, le pilon d’emplâtre de millefeuille et de prêle. « Mets-le tout seul, ce soir. Je crois bien qu’Eloisa n’est pas près de le faire.
— Ça non, même pas en rêve ! dit la petite fille en écho.
— C’était pas la peine de lui ôter la croûte une deuxième fois, dit Agnete.
— Et qui l’a enlevée ? Il s’est fait ça tout seul, ce crétin ! »
Agnete regarda Mikael. « Mange, après tu mettras l’emplâtre. » Elle s’assit à table. « Viens t’asseoir, Eloisa.
— Non !
— Ne pousse pas trop, si tu ne veux pas que je te casse une bûche sur le dos. »
Eloisa s’assit, à contrecœur.
Agnete coupa une tranche de pain. Les mains de sa mère aussi étaient sales. Eloisa les regarda, et une larme glissa le long de sa joue. Elle se tourna brusquement vers Mikael, qui la fixait d’un air de chien battu. « Qu’est-ce que tu veux, crétin ? », lui demanda-t-elle, rageuse.
Mikael baissa la tête.
Mère et fille mangèrent sans parler puis allèrent se coucher. Mikael se sentait plus seul que jamais. Alors, dans le silence de la nuit, pour la première fois, il chuchota : « Bonne nuit, Eloisa ».
Le lendemain, ce fut Agnete qui lui passa son repas par la trappe.
Mikael en fut attristé. Eloisa était encore en colère après lui. La trappe se referma au-dessus de sa tête, le laissant dans l’obscurité.
Puis il entendit Agnete hurler : « Qu’est-ce que t’as fait, malheureuse ?
— Laissez-moi tranquille, mère ! répondit Eloisa d’une voix altérée.
— Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? cria Agnete. Oh, Dieu du ciel ! »
Mikael s’inquiéta. Il essaya de soulever la trappe pour jeter un coup d’œil mais Agnete avait poussé le coffre dessus, et c’était trop lourd.
« Eloisa, viens ici tout de suite ! hurla Agnete.
— Non, cria Eloisa, de l’extérieur.
— Oh, mon Dieu… », fut la dernière phrase d’Agnete que Mikael entendit. Ensuite la porte claqua, et le silence retomba.
Ce soir-là, quand il sortit de la cave, Mikael se retrouva devant Eloisa, qui avait un sourire de défi. Ses courts cheveux blonds brillaient. La peau de son visage était immaculée et ses yeux bleus ressortaient comme deux pierres précieuses. Ses lèvres étaient roses comme des pêches.
Mikael resta bouche bée.
« Qu’est-ce qu’il y a, gros bêta ? demanda Eloisa avec une moue de satisfaction, à voir la stupeur dans ses yeux. Allez, viens soigner ta blessure », ajouta-t-elle comme si de rien n’était, mais en agitant exagérément ses mains blanches devant son nez. Il n’y avait plus de traces noires sous ses ongles.
Mikael pensa qu’il n’avait jamais vu de petite fille aussi jolie. Et il rougit aussitôt. Pendant qu’Eloisa passait l’emplâtre sur sa blessure qui se refermait pour la troisième fois, il ne pouvait pas détacher ses yeux d’elle. Il ne les baissait que lorsqu’elle le regardait, et chaque fois rougissait un peu plus.
Ce fut un soulagement quand ils allèrent se coucher.
Agnete, pendant tout ce temps, était restée silencieuse, les coudes posés sur la table, l’air sombre. Elle n’avait adressé à sa fille que quelques mots désagréables. Avant de souffler la chandelle, elle lui dit : « Reste couverte, malheureuse ».
Dans le noir, Eloisa dit : « Bonne nuit, gros bêta ».
Mikael sourit. Il allait lui répondre, quand Eloisa se mit à tousser.
« Qu’est-ce qui t’arrive, ma fille ? dit Agnete, alarmée. — Rien, mère… », dit Eloisa. Puis elle toussa de nouveau. « Il fait chaud… »
Agnete se leva immédiatement et ralluma la chandelle. Elle posa la main sur le front de sa fille puis la glissa sous ses vêtements, sur sa poitrine. « Tu es brûlante ! », gémit-elle. Elle se précipita à l’extérieur avec un linge, qu’elle remplit de neige et posa sur le front de sa fille.
Mikael sentit qu’Agnete était angoissée.
Eloisa toussa encore. Et encore. Puis un gros accès de toux lui coupa la respiration.
Mikael s’était redressé pour regarder. À la lueur de la chandelle, il la voyait frissonner et s’agiter.
« Ma petite fille… ma petite fille…, se lamentait Agnete. Pourquoi ? Pourquoi t’as fait une telle bêtise ?
— Je voulais… être propre… comme les seigneurs…, bredouilla Eloisa entre deux accès de toux.
— Par le Bon Dieu ! Les seigneurs ont des cheminées grandes comme des maisons, des matelas de laine ou de duvet d’oie, des pelisses de loup et d’ours. Nous, on a de la paille humide et des trous dans le toit…
— Je voulais… être propre, répéta Eloisa d’une voix toujours plus faible.
— Mais tu es propre ! s’exclama Agnete. C’est dedans que les personnes sont sales ou propres. L’enveloppe, c’est pas le fruit. » Elle secoua la tête, en proie au désespoir. « Mais qui t’a mis ça dans la tête… » Elle ne termina pas sa phrase. Se tourna comme une furie vers Mikael et le pointa du doigt d’un air menaçant. Elle se releva et s’approcha de lui. « Toi… »
Mikael fit glisser Hubertus de sa casaque, en espérant qu’Agnete ne le verrait pas.
« Toi ! répéta-t-elle quand elle fut à un pas de lui, agitant le doigt sous son nez. Qu’est-ce que tu lui as dit ? Qu’est-ce que tu lui as mis dans la tête ? Se laver ! T’aurais mieux fait de rester muet, quand tu parles tu fais venir le malheur ! » Aussitôt prononcé ce mot, elle se tourna vers sa fille et fit un signe de croix. Puis elle regarda Mikael et leva la main pour le gifler.
Il recula dans son coin, effrayé. Jamais de sa vie il n’avait été frappé.
La main d’Agnete resta en l’air, vibrant comme une corde tendue. Elle la baissa pour saisir Mikael par l’oreille et l’obliger à se lever. « Prie ! », cria-t-elle. Elle le traîna jusqu’au lit d’Eloisa. Le jeta au sol. « Agenouille-toi et prie ! », dit-elle, la voix pleine de rancune.
Mikael était terrorisé. Maintenant qu’il était près d’elle, il voyait que le visage d’Eloisa était plus pâle que jamais et tout perlé de sueur. Ses beaux yeux bleus semblaient voilés.
« Prie pour que ma fille ne meure pas ! » La voix d’Agnete se brisa en un cri guttural, de colère et de peur. Elle lui montra le poing, l’agita devant son visage. « Fais-moi sortir cette voix, ou le Bon Dieu m’est témoin que j’irai te la sortir moi-même ! » Elle se baissa et siffla : « Prie ! »
Mikael déglutit. Mais il n’arrivait pas à parler.
« Prie ! »
Il commença à pleurer, doucement. Sa voix se coinçait dans sa gorge pendant qu’Eloisa, couverte de sueur glacée, continuait de tousser.
« Si elle meurt… » Agnete ne put finir sa phrase.
Mikael ouvrit la bouche. Mais il resta muet, fixant les yeux d’Eloisa qui se voilaient de plus en plus.
« Mon Dieu, ne la faites pas mourir par ma faute. Dis-le ! », s’écria Agnete en le secouant par le bras.
Il ouvrait et fermait les lèvres, comme un poisson hors de l’eau, sans émettre aucun son.
« Prends-moi plutôt ! Dis-le ! », fit Agnete.
Mikael ouvrit de grands yeux.
Agnete le bouscula. « Lève-toi ! » Son regard était bouleversé d’inquiétude. « Ma fille n’est peut-être pas une princesse, mais elle vaut cent fois mieux que toi… » Elle s’écroula, secouée de sanglots, le front posé sur la couche de sa fille.
Eloisa délirait, brûlante de fièvre.
Ils restèrent ainsi jusqu’à l’aube.
« Descends, ordonna Agnete à Mikael. Et tâche de pas causer d’autres malheurs. »
Le cœur battant, il se glissa dans la cave par la trappe.
Toute la journée il entendit un va-et-vient de gens. Des femmes se lamentaient, des hommes tentaient maladroitement de consoler Agnete. Une vieille apporta une décoction de gentiane. Une autre une infusion de saule. Une troisième dit qu’il fallait recouvrir la petite de neige, soit elle mourrait vite, soit la fièvre tomberait.
Mikael entendait Agnete pleurer et répéter : « Seigneur tout-puissant, me la prenez pas elle aussi… me la prenez pas elle aussi… »
Eloisa délirait.
Vers le soir, Mikael entendit arriver le curé de Notre-Dame des Neiges.
« Non… mon père… non, dit Agnete d’une voix désespérée.
— Il faut te préparer, femme, dit le curé. Il est bon qu’elle soit confiée à notre Seigneur pendant qu’elle est encore en vie. »
Mikael entendit les planches grincer. Le curé s’était agenouillé.
Agnete, à bout de forces, répétait en pleurant : « Non… non… non… ».
D’une voix monotone qui avait prononcé tant de fois l’extrême-onction, le curé commença : « In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, extinguatur in te omnis virtus diaboli per impositionem manuum nostrarum, et per invocationem gloriosæ et sanctæ Dei Genitricis Virginis Mariæ, ejusque inclyti Sponsi Joseph, et omnium sanctorum Angelorum, Archangelorum, Martyrum, Confessorum, Virginum, atque omnium simul Sanctorum. Amen.
— Non… non… non… », gémissait Agnete.
Les planches grincèrent à nouveau. « Courage », dit le curé. Puis il partit.
Ils étaient de nouveau seuls.
Mikael ouvrit la trappe et alla se mettre à genoux à côté d’Agnete.
Elle ne parut pas s’apercevoir de sa présence.
Le front d’Eloisa, ses paupières, sa bouche et ses oreilles étaient ointes d’huile bénite. Elle respirait difficilement.
Mikael ouvrit la bouche. La referma. L’ouvrit de nouveau, serra les poings avec force. « Dieu…, réussit-il à dire tout bas, prends-moi… Prends-moi, ne fais pas mourir Eloisa. »
Agnete se tourna pour le regarder, un instant, les yeux pleins de stupeur, puis laissa éclater sa douleur, et elle se plia en deux comme si elle se cassait, secouée de sanglots.
Mikael n’avait pas le courage de la toucher. Il avait peur d’être frappé. Mais il s’accrocha à un pan de sa jupe. « Assez de morts, mon Dieu…, dit-il. Assez de morts… » Il fixa Eloisa, secouée par la fièvre. Enleva les gants qui avaient sauvé ses mains et les lui mit. « Assez de morts, mon Dieu… »
Ni Mikael ni Agnete ne bougèrent de toute la nuit.
À l’aube, Eloisa ouvrit les yeux. Elle était consciente. Et sauvée. La fièvre n’avait pas eu raison d’elle.
Agnete éclata en violents sanglots, et serra Eloisa dans ses bras. « Jamais plus, ma fille ! Jamais plus, promets-le-moi !
— Je promets… dit Eloisa d’une petite voix.
— Jure ! Jure ou je te tue de mes propres mains !
— Je jure, mère… » Eloisa s’aperçut alors qu’elle portait les gants. Elle se tourna vers Mikael, qui la fixait avec inquiétude. Elle sourit à peine et dit : « Gros bêta… »