6Les jours suivants, Mikael comprit ce que voulait dire sa vieille gouvernante Eilika, quand elle disait que le froid “mord la chair” des pauvres. Son corps était secoué de tremblements jour et nuit, ses dents claquaient parfois si fort qu’elles faisaient un bruit terrible dans le silence de sa cachette. Les doigts de ses mains et de ses pieds étaient engourdis, et il devait parfois faire un effort pour les bouger. La braise de la cuvette, le soir, s’éteignait trop vite. Ses muscles, toujours contractés, étaient douloureux. Ses yeux larmoyaient, ses oreilles étaient livides, son nez coulait sans arrêt. Il ramenait les jambes contre sa poitrine et restait assis sur la paille, enveloppé dans la couverture légère.
Il attendait avec anxiété le moment où Agnete et Eloisa se réveilleraient, à l’aube. Il les écoutait ranimer le feu, remuer la marmite et finalement ouvrir la trappe et lui passer à manger : l’écuelle de bouillon avec quelques rares légumes, et la tranche de pain dur. Avant de manger, il trempait ses doigts dans le bouillon chaud, savourait la chaleur qui montait dans ses phalanges gelées. Il cessait de trembler. C’était une sensation magnifique.
Ensuite, il mangeait. Son estomac était toujours vide et contracté. Il mangeait avidement, sans faire la grimace, sans penser à la fadeur du bouillon ni à la farine grossière. Il n’aurait rien d’autre jusqu’au soir.
Dès qu’il avait terminé, il attendait, retenant sa respiration, qu’Agnete ou Eloisa lui demandent la cuvette, qu’elles remplissaient à nouveau de braises. Il leur tendait la cuvette glacée. Elles la lui rendaient chaude.
Il s’asseyait, la cuvette entre ses jambes croisées, et formait une tente en mettant sa couverture sur sa tête. La tiédeur montant des braises gagnait ses cuisses, pénétrait sa poitrine, cuisait ses joues jusqu’à provoquer une douleur nouvelle, l’inverse de celle du froid. Peu à peu, la torpeur prenait le dessus. Ses yeux se fermaient, sa tension se relâchait. Le sommeil éloigné par la nuit glacée prenait artificiellement le dessus, v*****t comme un évanouissement. Mikael entendait à peine la porte grincer quand Agnete et Eloisa partaient.
Pendant un instant, avant de s’écrouler, il se savait seul. Plus seul que jamais. Et il espérait que son sommeil soit le plus long possible. Noir, vide.
Mais il se réveillait vite, la bouche ouverte dans un cri silencieux, les yeux écarquillés sur des scènes de mort et de sang. Il secouait furieusement la tête, comme les chiens pour se débarrasser de l’eau qui les mouille. Puis il pressait les poings sur ses paupières, et le noir se peuplait de lueurs scintillantes comme un ciel étoilé, empêchant sa nuit intérieure de s’emplir d’images de mort. Il retenait sa respiration jusqu’à s’en faire exploser les poumons, pour que ses narines ne se souviennent pas de l’odeur âcre du feu où brûlait la chair humaine. Quand il reprenait son souffle, il pleurait en silence. Ses larmes grésillaient dans la braise, qui s’éteignait peu à peu.
Alors il écoutait le silence, brisé seulement par les cloches de la petite église de Notre-Dame des Neiges qui sonnaient les heures brèves de l’hiver. Et il avait peur. Une peur sans fin, parce que le temps s’écoulait lentement, toujours égal à lui-même, obscur de jour comme de nuit, dans son étroite prison de trois pas sur trois.
Quand sonnaient les vêpres, la porte de la baraque s’ouvrait. Agnete et Eloisa rentraient. Elles cuisinaient une soupe de navets ou de racines amères, parfois avec de l’orge ou du seigle, parfois avec un bout de couenne de porc ou un os de genou, qu’elles ne lui donnaient jamais.
Mikael était incapable de leur parler.
Un soir, il avait entendu Eloisa demander : « Pourquoi il parle pas, mère ?
— Laisse-le tranquille.
— Pourquoi il parle pas ? avait insisté sa fille.
— Pour pas se casser, avait répondu Agnete de sa voix dure.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Laisse. Dors. »
Mikael venait de les entendre se coucher, épuisées. Agnete ronflait comme un homme. Une nouvelle nuit commençait, qui serait semblable à la précédente, interminable, silencieuse, froide et menaçante. Et maintenant, sans savoir ce que cela voulait dire, il avait peur de se casser.
Le seul contact que Mikael avait timidement établi, c’était avec le petit rat qui, après leur première rencontre, s’était enhardi et lui tournait souvent autour.
Cette nuit-là, alors que Mikael, recroquevillé sur la paille, tremblait de froid, le petit animal s’approcha, curieux. Après lui avoir inspecté les cheveux, il lui renifla la figure. Les yeux, le nez, la bouche.
Mikael, immobile, tentait de résister au chatouillement des longues moustaches.
Le rat se glissa sous son menton, flaira un peu alentour puis se lova au creux de son cou en léchant ses petites pattes arrière.
« Comment tu veux t’appeler ? », chuchota Mikael.
Le rat s’installa mieux.
« Bon, dit Mikael, tu t’appelleras Hubertus. Et si ça ne te plaît pas il ne faudra pas venir protester… parce que c’est moi qui te l’ai donné… Si ça te plaît pas, tant pis pour toi, t’avais qu’à le choisir toi-même », répéta-t-il comme un refrain, tandis que le tiède contact du rat le faisait se sentir moins seul.
Le lendemain matin, dès que la trappe s’ouvrit, Hubertus se sauva.
« Ce soir, tu vas rencontrer quelqu’un, gamin, annonça la voix d’Agnete.
— Tiens, mange », lui dit Eloisa en lui tendant l’écuelle de bouillon et le morceau de pain quotidien.
Mikael les prit.
« Pourquoi tu parles pas ? », demanda Eloisa.
Mikael ne répondit pas.
« T’es bizarre, tu sais ? », dit Eloisa.
Mikael la regardait en silence.
Eloisa aussi le fixait. « Le pâté de viande que tu m’as donné ce jour-là, il était bon. J’avais jamais rien mangé d’aussi bon. »
Mikael ne bougeait pas.
« Tu ressembles à une statue, dit-elle. Ou à un crétin. »
Mikael baissa les yeux.
« On y va ! », cria Agnete.
Eloisa lui passa la cuvette avec de nouvelles braises. Puis chuchota : « Cherche dans le bouillon ».
Mikael la regarda, sans comprendre.
« T’es vraiment un gros bêta », dit-elle en éclatant de rire. Elle ferma la trappe, poussa le coffre dessus et s’en alla.
Mikael porta l’écuelle de bouillon, le morceau de pain et la cuvette de braises jusqu’à sa couche. Il s’assit. Comme tous les matins, il trempa ses mains dans le bouillon. Il était agréablement chaud. Il frissonna. Puis il sentit sous ses doigts quelque chose de gluant. C’était un morceau de lard. Un flot de salive envahit sa bouche. Il mordit dedans et mâcha lentement, parce que ses mâchoires lui faisaient presque mal. La saveur était merveilleuse.
À ce moment-là, Hubertus, le nez frémissant, émergea de l’obscurité. Il s’avança, sans aucune pudeur, et monta sur sa cuisse en tendant ses petites pattes.
Mikael détacha un bout de lard avec ses dents et le lui donna. « C’est le plus meilleur que t’as jamais mangé, tu verras », lui dit-il. Ils finirent le lard, et Mikael se consacra au pain et au bouillon. À Hubertus, il donna aussi un bout de pain.
Quand ils eurent tout terminé jusqu’à la dernière miette, le rat monta sur son épaule, renifla son oreille puis se glissa dans la casaque de Mikael jusqu’à son ventre tiède, où il s’installa.
« T’es vraiment un gros bêta », lui dit Mikael.
Ils restèrent ainsi, immobiles, jusqu’au moment où les vêpres sonnèrent à Notre-Dame des Neiges.
La porte de la baraque s’ouvrit et l’on entendit la voix d’Agnete : « Entrez, Raphael ».
Hubertus courut se cacher dans le noir, et la voix d’un homme répondit : « Merci, Agnete ».
La porte se referma.
« Il est là, en dessous, dit Eloisa tout excitée.
— Fais-le sortir et laisse-moi le regarder en face, je veux lui parler, dit l’homme.
— Non, c’est pas prudent. Descendez plutôt, Raphael.
— Je suis vieux, j’ai les genoux qui craquent, répondit l’homme. Qui veux-tu qui le voie, avec la nuit ? »
Un long silence suivit. Agnete ordonna à sa fille : « Bon, fais-le sortir de là. Mais restez loin de la fenêtre. »
La trappe s’ouvrit et la lumière tremblotante d’une chandelle se répandit dans le noir. « Monte », dit Eloisa.
Mikael s’agrippa à l’échelle de ses mains engourdies et commença à monter. Ses jambes étaient faibles, ses pieds douloureux.
Dès qu’Eloisa le vit à la lumière de la chandelle, elle resta bouche bée et ouvrit de grands yeux. Elle se retourna vers la table, où sa mère et l’homme s’étaient assis. « Le voilà… », dit-elle, effrayée.
« Viens là, mon gars », dit l’homme, qui avait une voix profonde.
Mikael s’approcha.
L’homme était vieux. Ses cheveux gris, longs, épais comme de la bourre étaient attachés en queue-de-cheval, et un petit bouc clairsemé, blanc, le faisait ressembler à une chèvre, dont il avait aussi la tête allongée. De grands yeux noirs, pénétrants. Un nez droit et fin. Des lèvres fines, elles aussi, cachaient une rangée de dents blanches et régulières, malgré son âge. Ses mains étaient noueuses, élégantes, ses doigts effilés.
Le vieux prit la chandelle pour examiner Mikael. « Par la misère, Agnete, il est cyanosé ! » Il se tourna vers la sage-femme. « Si ça continue, il va mourir. Il peut pas s’en sortir là-dessous.
— Il s’en sortira », dit Agnete les dents serrées.
Eloisa eut un petit cri inquiet.
« Assez, Eloisa », ordonna sa mère d’un ton sévère. Elle regarda le vieil homme. « Vous êtes devenu docteur, Raphael ? »
Le vieux prit les mains de Mikael dans les siennes et les examina. « Pas besoin d’être docteur. Regarde. » Il toucha un des pieds du garçon.
Mikael gémit.
« Il faut qu’il dorme à côté de la cheminée, dit Raphael.
— Pas question. Si on le découvrait, pas la peine que je vous explique ce qui nous arriverait, à Eloisa et moi.
— Alors autant lui donner tout de suite un grand coup sur la tête. Ça ira plus vite, rétorqua le vieux.
— Mère, intervint Eloisa.
— Tais-toi ! » Agnete frappa de la paume sur la table. Elle dévisagea Mikael en fronçant les sourcils, sans rien dire. Enfin elle pointa le doigt sur lui, menaçante. « Quand il fera nuit, tu monteras et tu te coucheras là… » Elle montra un coin du plancher derrière la cheminée ronde d’où il ne pouvait pas être vu si quelqu’un ouvrait la porte de la baraque. « Et que je t’entende pas respirer, compris ?
— Merci, mère ! s’exclama Eloisa.
— Ça devrait pas être à lui de remercier ? demanda le vieux en levant un sourcil amusé.
— Il parle pas, répondit Eloisa.
— Il est muet ? demanda Raphael.
— Non, mais s’il parle il se casse », dit Eloisa en répétant la phrase de sa mère, sans comprendre ce que ça voulait dire.
Le vieux prit Mikael par les épaules et le fit venir près de lui. « Écoute-moi bien, gamin, lui dit-il. Dans quelque temps, quand tu seras prêt, tu devras me reconnaître et faire semblant d’avoir peur de moi, parce que j’ai mauvaise réputation : je suis marchand d’enfants. Les gens disent que je les vole. » Le vieux balaya l’air de la main et cligna lourdement les paupières. Il tira de sa ceinture un grand couteau, qu’il posa sur la table. « Je sais qui tu es. Agnete a confiance en moi. Et je l’aiderai volontiers. Je ferai semblant de te vendre à elle et elle fera semblant de t’avoir acheté à moi. Tu t’en tiendras à cette histoire. Tu m’as suivi ? »
Mikael, bizarrement, n’avait pas peur du vieux. Il acquiesça.
« Très bien, dit Raphael. Les histoires crédibles sont les plus simples. Rappelle-toi ça. Qui tu étais avant que je t’attrape ? Où tu vivais ? Qu’est-ce que tu faisais ? Qui étaient tes parents ? »
Mikael ne savait que répondre.
Eloisa s’était approchée, comme pour entendre une fable.
« Pour éviter tout problème, tu ne te souviens de rien, expliqua le vieux. Tu ne sais répondre à aucune de ces questions, parce que tu ne te souviens de rien. Moi, je t’ai ramassé là-haut, dans la forêt, sur la Selle de Lom, tu avais perdu la mémoire et tu avais une vilaine blessure à la figure. Peut-être un sabot de cheval, peut-être un brigand… on le saura jamais parce que tu te souviens pas de ta vie d’avant. »
Mikael lui lança un regard inexpressif.
« Fais un signe si t’as compris », dit le vieux en le secouant par les épaules.
Mikael hocha à peine la tête.
« Il n’a pas l’air très intelligent, dit Raphael à Agnete.
— Peut-être qu’il l’est pas », répondit Agnete.
Raphael fixa Mikael, en silence.
« Mais où elle est sa cicatrice ? demanda alors Eloisa.
— Ta fille est intelligente, elle, dit le vieux à Agnete. On y va ? »
Agnete se leva, vint se placer dans le dos de Mikael, et lui bloqua la tête.
Raphael prit son grand couteau et lui fit une incision sur le front, une coupure profonde, en demi-cercle, de la racine des cheveux jusqu’au sourcil gauche.
Mikael gémit et le sang se mit à lui couler dans les yeux.
Eloisa porta la main à sa bouche.
« C’est fait, dit Raphael en essuyant son couteau sur sa casaque de cuir. Maintenant t’auras une cicatrice qui confirmera notre histoire. » Il se tourna vers Agnete : « Tu sauras mieux que moi ce qu’il faut y mettre pour que ça guérisse.
— Nettoie le sang, dit Agnete à Mikael en lui tendant un bout de linge humide. Et garde un peu appuyé. »
Eloisa fit un pas en avant pour aider Mikael.
Agnete l’arrêta. « Non, il doit se débrouiller tout seul. »
Mikael sentait sa blessure brûler. Mais il pensa un instant que cette douleur n’était pas déplaisante. Elle était réelle.
« Une dernière chose, gamin, dit Raphael de sa voix profonde. À partir de maintenant, tu as deux routes devant toi. Tu peux maudire le mauvais sort qui t’a enlevé tes parents, ton royaume, ta richesse, tout ce que tu avais… ou tu peux remercier la chance d’être vivant. » Il le regarda intensément. « Selon le point de vue que tu adopteras, tu deviendras un homme ou un autre, deux hommes complètement différents, avec deux vies différentes. » Sans rien ajouter, il se dirigea vers la porte.
« Je vous remercie, Raphael », dit Agnete.
Le vieux ouvrit la porte et s’arrêta. « À Dravocnik, ils disent que les rebelles responsables du m******e au château ont été tués… » Il désigna Mikael d’un mouvement de la tête. « Bon, t’as compris. On raconte qu’ils ont été exécutés dans les gorges de Joff par le seigneur d’Ojsternig. »
Agnete fit un signe de la tête.
« Mais tout le monde sait que ce n’étaient pas des rebelles, dit le vieux Raphael en disparaissant dans le noir.
— Comme ça, on sait qui est le nouveau maître », marmonna Agnete. Elle referma la porte, ôta le linge du front de Mikael et le noua serré autour de sa tête. Elle jeta de la paille sur le sol, à côté de la cheminée. « Couche-toi là », dit-elle.
Mikael se coucha par terre, sans un mot.
Eloisa ôta ses gants de laine bouillie et les lui tendit.
« Non, dit Agnete.
— Si, répondit Eloisa d’un ton résolu.
— Je t’ai dit non, répéta Agnete, menaçante.
— Si c’est pas lui qui les a, je les jetterai au feu », dit Eloisa. Elle avait un regard intense, déterminé. Et sa voix ne tremblait pas.
Sa mère la fixa en silence. Puis elle lui tourna le dos et alla se coucher sur sa paillasse. « Viens dormir », lui dit-elle.
Eloisa jeta les gants à Mikael. « Mets-les », lui dit-elle rudement.
Mikael prit les gants et les enfila.
« T’es vraiment un gros bêta », dit Eloisa en rejoignant sa mère.