Chapitre 5

1988 Words
5« Arrêtons-nous ici », dit Agomar en levant sa main au petit doigt coupé. Son visage et ses vêtements étaient encore souillés du sang qu’il venait de verser. Les hommes regardèrent autour d’eux. Ils se trouvaient dans une gorge enserrée entre deux parois rocheuses. Ils étaient vingt quand ils avaient attaqué le château. Ils n’étaient maintenant plus que douze, dont trois blessés graves. Deux d’entre eux risquaient de ne pas passer la nuit. Ils tremblaient, leurs yeux brillaient. Le prince de Saxe s’était révélé un combattant prodigieux. « Montez le camp ici, dit Agomar. Je vais chercher notre paie. » Les hommes transportèrent les blessés à l’abri d’un ressaut de roche et commencèrent à préparer le feu. Agomar les regarda. Ils étaient sous ses ordres depuis plus de cinq ans et lui étaient toujours restés fidèles, tant au combat que dans les périodes maigres. Il éperonna son cheval et atteignit l’issue étroite de la gorge. Il n’avait fait que quelques pas au trot quand il entendit un grand bruit derrière lui. Il se retourna à temps pour voir un énorme rocher qui, après avoir rebondi sur la neige molle, s’arrêtait en bouchant l’issue de la gorge. Plus loin, il entendit la terre trembler. Du côté de l’entrée de la gorge. Son cheval hennit furieusement et se cabra. Agomar le retint. Le bruit des cailloux qui dégringolaient du flanc de la montagne venait à peine de cesser que résonnaient dans l’air les claquements de corde secs des arcs et des arbalètes. Le sifflement impitoyable des flèches et des traits. Agomar entendit les gémissements de ses hommes. Il reconnut la voix de certains d’entre eux. Celle, aiguë, de Jaka, la voix rauque de Niklas, la voix perçante du castrat Monaldo, le plus féroce. Et la voix cristalline d’Ole, qui avait seulement seize ans, la voix enrouée de Tebbe, le vétéran, jadis le maître d’Agomar, qui lui avait enseigné tout ce qu’il savait sur la guerre. Ses hommes mouraient, l’un après l’autre, tombés dans un guet-apens auquel ils n’échapperaient pas, attaqués d’en haut par des guerriers que protégeaient des rochers acérés. Agomar retenait toujours son cheval qui piaffait, excité par l’odeur du sang. Ses fidèles guerriers, pensa Agomar, compagnons de tant de batailles et d’incursions, allaient mourir, l’un après l’autre, du premier au dernier. Il ne pouvait plus faire marche arrière. Il était séparé de la mort des siens par bien autre chose qu’un rocher. Une dernière fois, il regarda l’issue obstruée de la gorge puis éperonna son cheval. Avec une douleur confuse, même s’il n’était pas de nature à en éprouver, ni dans son corps ni dans son âme. Avec une fureur aveugle qui lui coupait la respiration, il grimpa la montagne, serrant convulsivement ses rênes et son épée contre son flanc, en direction des positions ennemies. Seul. Il arriva en haut, au galop, fouettant furieusement son cheval. Il repéra les soldats armés d’arcs et d’arbalètes, qui visaient ses hommes, en bas, désarmés. C’était un m******e. La gorge où ils avaient fait halte se transformait en tombeau. Agomar hurla toute sa rage. Un homme au visage maigre et osseux, vêtu d’une pelisse d’ours brodée d’or, regardait dans sa direction. Agomar ralentit la course de son cheval. Puis piquant ses flancs des talons, l’éperonna avec un cri sauvage. À lui maintenant. Près de l’homme en pelisse apparut un soldat, sa grande épée dégainée. Quand il fut près d’eux, Agomar tira violemment sur les brides, faisant écumer son cheval. Il se tint immobile un instant. C’était sa bataille, à présent. Une bataille contre lui-même. Une bataille qu’il avait décidé de perdre. Il descendit de cheval. L’homme le regardait, absolument immobile. Ses yeux étaient froids, inexpressifs, comme ceux d’un rapace. Agomar arriva à un pas de lui, la main serrée sur son épée. Dans l’air résonnaient toujours les sifflements des flèches et les hurlements des hommes qui mouraient, plus bas, dans la gorge. Agomar se dit qu’il ne retrouverait jamais de compagnons aussi fidèles. Et il pensa que le tourment des êtres humains, c’était leurs rêves. Il s’agenouilla devant l’homme. Car le rêve d’Agomar supposait le sacrifice de ses fidèles compagnons dans cette gorge. Il avait indiqué lui-même à l’homme et à son armée l’endroit où sa troupe monterait le camp. C’était lui qui, avant le m******e au château, avait préparé le guet-apens. Vendu la vie de ses hommes. Il sentait maintenant la brûlure de cette trahison. Mais aussi, plus forte encore, l’excitation de voir approcher la récompense négociée. « Excellent travail, Agomar, dit l’homme. — Merci, Votre Seigneurie », répondit Agomar, la tête basse. Les muscles de ses épaules étaient tendus. Il ignorait si le soldat à ses côtés allait le tuer. « Laisse-nous seuls, Leonz », dit l’homme. Agomar entendit le soldat rengainer son épée et s’éloigner. « Lève-toi, Agomar. » Agomar se remit debout. « J’admire la cruauté de celui qui peut sacrifier ses hommes à ses propres intérêts », dit l’homme avec un sourire amusé. Agomar se sentit humilié par ce regard. Il était un traître. Mais impossible de revenir en arrière. Et même s’il l’avait pu, Agomar ne l’aurait pas fait. Il avait un rêve. Il en avait fixé le prix : la vie de ses hommes. Maintenant, il voulait sa récompense. « Je serai votre capitaine, comme vous me l’avez promis ? demanda-t-il. — Peut-être », répondit l’homme en souriant. Agomar serra les mâchoires. L’homme sourit à nouveau, plus amusé encore. « J’ai oublié d’informer Leonz que tu allais prendre sa place. Fais-le toi-même. » Agomar regarda le soldat qui s’était éloigné, les laissant seuls. Le dernier obstacle entre lui et son rêve. Il dégaina son épée. « Pas maintenant, l’arrêta l’homme. Je ne veux pas de témoins. » Agomar remit l’arme dans son fourreau. « Viens, apprécions le spectacle », dit l’homme en se dirigeant vers la roche coupée en deux qui surplombait la gorge choisie par Agomar pour être le tombeau de ses hommes. Il le rejoignit, regarda en bas. Vit le sang de ses guerriers se mêler au sang presque séché de leurs victimes. Il sentait en même temps sur lui le regard de l’homme, qui examinait ses réactions. Alors, pour lui montrer qu’il n’avait pas de cœur, il cracha dans le vide, vers les siens, comme s’il décochait une flèche. « Voici la version officielle : il s’agissait de rebelles qui ont exterminé les princes de Saxe, dit l’homme en montrant les soldats d’Agomar. Je ferai savoir à l’empereur Robert III que j’ai rendu justice de mes propres mains. » Il sourit, satisfait. « Et qu’il doit choisir un nouveau seigneur pour le royaume de Raühnvahl. » Quand le capitaine Leonz annonça que tous les soldats étaient morts dans la gorge, l’homme renvoya sa petite armée. « Leonz, tu restes avec nous. Agomar a quelque chose à te dire. » Le capitaine regarda Agomar. Il y avait du mépris dans ses yeux. « Qu’est-ce que t’as à me dire ? », demanda-t-il quand ils furent seuls. Agomar avait toujours un couteau cousu dans sa manche. Un mouvement sec du bras suffisait pour faire glisser la lame vers l’avant. Il fit le geste qu’il avait répété tant de fois : saisissant le manche en os, il planta son couteau dans le cou de Leonz, sous le menton, en poussant vers le haut, vers le cerveau. L’œil de Leonz éclata. Le capitaine ouvrit la bouche dans un cri rauque et le couteau qui le tuait brilla au fond de sa gorge. Agomar retira le couteau et l’enfonça de nouveau, au même endroit, avec une violence féroce. On entendit le craquement sec de l’arcade sourcilière qui cédait de l’intérieur. Les yeux du capitaine s’obscurcirent. « Très ingénieux, dit l’homme, qui avait assisté avec complaisance à la scène. Tu ne t’embarrasses pas de paroles », ajouta-t-il en riant. Il indiqua le corps inanimé de Leonz sur le sol. « Jette-le parmi les rebelles. Il ira lui aussi nourrir les corbeaux et les vautours… capitaine Agomar. » Agomar poussa Leonz en contre-bas. Le corps tomba avec un bruit sourd. Et il y eut alors, à côté du corps, un léger mouvement. Un des hommes assassinés leva la tête vers la montagne et reconnut son chef. « Sois damné, Agomar ! dit-il avec les dernières forces qui lui restaient. Tu mourras comme un chien… » L’homme et Agomar restèrent à le regarder jusqu’au moment où le brigand mourut, en vomissant un flot épais et sombre. « Tu ne crois pas aux malédictions, j’espère, dit l’homme en souriant tandis qu’ils montaient à cheval. — Je me suis damné tout seul, aujourd’hui », répondit Agomar. Ils avancèrent en silence, longeant le flanc de la montagne. « Et je le referais, ajouta Agomar peu après. — Bien. C’est ce que je voulais t’entendre dire, dit l’homme, satisfait. Allons finir notre travail. — Où ça ? » L’homme ne répondit pas. Ils cheminèrent jusqu’au moment où ils furent en vue d’un village qui semblait peint en rouge et noir. « Dravocnik », dit Agomar, qui connaissait bien l’endroit pour y être né, trente ans plus tôt. Ils pénétrèrent dans la rue principale. Les maisons étaient recouvertes de la suie noire produite par l’extraction et la combustion de la tourbe, et d’une poussière rouge dense et grasse, venue de la mine d’hématite. Certaines nuits, aujourd’hui encore, Agomar était assailli de violents accès de toux, pour avoir trop respiré cette poussière avant de s’enfuir et de se faire bandit. Rouges et noires les maisons. Rouges et noirs les gens. Seules les dents, celles des hommes et des bêtes, semblaient très blanches, par contraste. L’homme mena son cheval jusqu’à un couvent qui se dressait juste après la sortie de Dravocnik. Il contourna les épais murs extérieurs pour atteindre une entrée secondaire, qu’à l’évidence il connaissait bien. Descendu de cheval, il frappa à la petite porte. Trois fois. Pause. Trois fois. Agomar se tenait derrière lui. La porte s’ouvrit et un gros moine apparut. Dès qu’il reconnut son visiteur, il s’inclina presque jusqu’à terre. « Quel honneur, Votre Seigneurie ! », dit-il. Puis il s’écarta, fit entrer l’homme et Agomar, et les conduisit dans une grande pièce aux murs recouverts d’étagères de sapin cirées. « Vous êtes satisfait de la potion que je vous ai fournie, Votre Seigneurie ? demanda le frère. — Oui », répondit simplement l’homme. Agomar regarda le moine. Cette potion qui avait mis hors de combat les gardes du château de Raühnvahl. Puis son regard se tourna vers l’homme, qu’il examina. Il pouvait sentir chez lui une excitation croissante, dont il ignorait la raison. « Maintenant, j’ai besoin d’un poison. Puissant et rapide », dit l’homme. L’autre hésita, puis baissa la tête et se dirigea vers une étagère. « Il vous en faut quelle quantité ? — Pour une seule personne. » Le frère choisit un petit flacon de verre épais et sombre. Il le déboucha et s’apprêta à verser un peu de son contenu dans un flacon plus petit encore. « Non, mets la quantité nécessaire dans cette cruche, dit-il en indiquant une cruche en étain. — Mais, Votre Seigneurie…, rétorqua le frère, c’est ma cruche, elle contient du cidre que j’étais en train de boire. — Je sais, dit l’homme. Verses-y ton poison. » Le frère prit la cruche. Agomar vit les mains du moine trembler. Et l’homme frémir de plaisir. Le frère versa la dose de poison dans la cruche. « Bois maintenant, lui dit l’homme. — Mais pourquoi, Votre Seigneurie… » L’homme le fixait sans répondre. Les yeux du frère s’emplirent de terreur et de larmes pendant qu’il hochait doucement la tête. Sa robe de bure commença à se mouiller sur le devant. L’homme rit en voyant que le moine se pissait dessus. « Bois, répéta-t-il. — Non… Votre Seigneurie… — S’il est aussi rapide et puissant que tu le dis, ça ne prendra qu’un instant. Mais si tu ne bois pas, je te couperai les doigts un par un, puis je te pendrai la tête en bas, comme on fait avec les cochons, et je te saignerai si lentement que tu me supplieras de te donner le poison. Sauf que là, je ne te le donnerai pas. Ta chance, c’est de le boire maintenant. Tu n’en auras pas d’autre. — Votre Seigneurie… — Je vais compter jusqu’à cinq », dit l’homme. Sa voix était calme. Son expression impassible. Sur ses lèvres, un sourire froid comme la glace. Mais ses yeux ne riaient pas. « Un… deux… trois… — Votre Seigneurie… — Quatre… — Au nom de Dieu… Votre Seigneurie… — Cinq ! » L’homme se tourna vers Agomar. « Enlève-lui la cruche et attache-le à la table. — Non… ». dit le frère. Agomar fit un pas vers lui. « Non ! » Agomar fit un autre pas. Alors le frère, sans cesser de pleurer, avala d’un trait le cidre empoisonné. Il regarda l’homme avec une expression étonnée. « Votre Seigneurie… », dit-il encore. Il laissa tomber la cruche. Puis porta la main à son estomac, pendant que son visage se contractait en une horrible grimace. Une écume blanchâtre sortit de ses lèvres contractées par des spasmes. Enfin, il s’écroula sur le sol, où il trembla et se contorsionna encore quelques instants. « Tu es le seul à savoir, maintenant. Je vais devoir te faire confiance, à ce qu’il semble », dit-il avec un sourire. Agomar acquiesça gravement. Et s’agenouilla. « Je jure loyauté à mon seigneur, le prince d’Ojsternig, dit-il. — Tu me prêteras serment demain. Aujourd’hui le mot de loyauté sonne étrangement dans ta bouche. » Et le prince d’Ojsternig, l’homme qui avait donné l’ordre de rayer la maison de Saxe de la face de la terre, éclata de rire.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD