4En entendant la trappe se refermer et le coffre glisser dessus, l’enfant frissonna. Il sentit son cœur se glacer. Il se tourna dans l’obscurité en protégeant la chandelle.
C’était un espace étroit, large d’à peine trois pas sur trois, si bas qu’un adulte n’aurait pu y tenir debout. Le plafond n’était que le plancher brut de la baraque, un réseau de traverses de sapin écorcé. Le sol était en terre battue. Dans un coin, une petite estrade en bois couverte de paille, grande comme la niche d’un chien, s’élevait à une paume du sol pour éviter le contact avec l’humidité. Une couverture de drap léger, râpeuse et usée, était jetée dessus. Des braises fumaient dans une cuvette.
L’enfant sentit les larmes couler le long de ses joues en respirant la puanteur de moisissure et d’excréments de rat.
Agnete lui avait dit d’éteindre la chandelle. S’il le faisait, pensa-t-il en frissonnant, il ne pourrait pas la rallumer. Mais il avait peur de désobéir à Agnete. Cette femme était dure, pas comme Eilika qui dormait chaque nuit au pied de son lit, prête à se réveiller s’il y avait un problème ou s’il fallait le consoler d’un mauvais rêve. Il regarda une fois encore la flamme de la chandelle, comme pour en imprimer la lumière dans ses yeux, puis l’éteignit en soufflant doucement dessus. Il se recroquevilla sur l’estrade, tira la couverture sur lui et approcha la cuvette de braises. Il étendit ses jambes mais les ramena bien vite pour les serrer contre sa poitrine.
Il resta ainsi, immobile, les sens en éveil, les yeux grands ouverts dans le noir. La fatigue le faisait somnoler par moments, mais d’un sommeil intermittent, bref et agité, peuplé d’images effrayantes qui le réveillaient aussitôt.
À l’aube, épuisé, il perçut avec soulagement des mouvements au-dessus de sa tête. Il écouta les sabots qu’on traînait sur le plancher, le bruit du coffre qu’on déplaçait au-dessus de la trappe, tandis qu’un rai de lumière mince et ténu se glissait dans sa cachette.
« Approche-toi, gamin », dit la voix d’Agnete.
Les membres endoloris par le froid et la tension, l’enfant s’approcha de l’échelle qui menait à la trappe.
Le visage sévère de la femme s’encadra dans l’ouverture. « Tu ne peux pas sortir, lui dit-elle en lui tendant une écuelle chaude et un morceau de pain. Mange. »
L’enfant se rendit compte qu’il était à jeun depuis l’attaque du château, la veille, quand il avait vomi la tarte aux pommes. Malgré la douleur causée par la mort de ses proches, malgré la peur, il avait faim et s’en sentait presque coupable, mais il tendit la main. L’écuelle était bouillante. Il la posa par terre et prit le bout de pain. Il était dur.
« Trempe-le dans le bouillon pour le ramollir, gamin », dit Agnete.
Il regarda vers le haut, s’attendant à recevoir d’autres aliments.
« Fais un trou pour tes besoins, après tu les recouvriras de terre », dit-elle encore en lui jetant une planche de bois épointée. « Bois le bouillon tant qu’il est chaud », ajouta-t-elle avant de refermer la trappe. « Eloisa, remets le coffre à sa place et partons », dit-elle à sa fille en ouvrant la porte de la baraque.
« Partez devant, mère, répondit celle-ci. Je vous rejoins tout de suite. »
Au bout de quelques instants, la trappe se rouvrit.
« Tiens », murmura la voix d’Eloisa.
L’enfant vit la main de la petite fille lui tendre quelque chose. Il hésitait à le prendre.
« De quoi t’as peur, gros bêta ? C’est un oignon, dit Eloisa. Mange-le avec le pain. C’est bon. »
L’enfant prit l’oignon.
La voix d’Agnete résonna à ce moment-là: « Qu’est-ce que tu fais ? »
La trappe se referma d’un coup.
« Rien, mère. Je lui disais au revoir.
— Où est ton oignon ?
— Je l’ai mangé.
— Menteuse.
— Je l’ai mangé, mère !
— Si je renifle ton haleine et que ça ne sent pas l’oignon frais, je te bourre de gifles. Alors ? Où il est ton oignon ? »
Il y eut un instant de silence et Eloisa avoua : « Je lui ai donné ».
L’enfant entendit un gémissement.
« Aïe, mère, vous me faites mal à l’oreille… »
La voix d’Eloisa s’était un peu éloignée. Sa mère avait dû l’entraîner jusqu’à la porte de la baraque.
« Je ne veux pas que tu lui donnes à manger, dit Agnete en essayant de parler à voix basse, malgré sa colère.
— Mais, mère…
— Tu dois m’obéir, un point c’est tout, l’interrompit Agnete d’un ton décidé.
— Mais j’ai peur qu’il meure… »
L’enfant en eut la gorge nouée.
« Peut-être qu’il mourra. Ou peut-être pas, dit Agnete à sa fille, d’une voix moins sévère. On verra. Mais il doit y arriver tout seul. Sinon il sera faible toute sa vie.
— Mais je…
— Tu lui seras plus utile si tu lui montres que toi, tu sais t’en sortir. Un oignon, ça dure le temps de le mâcher. Un exemple, ça dure toute la vie. Et lui, il a besoin d’apprendre comment on s’en sort, ici. »
L’enfant n’entendit plus rien qu’un bruit de bois raclé sur du bois. Eloisa traînait sans doute ses sabots sur le plancher. Il entendit : « Excusez-moi, mère.
— Remets le coffre sur la trappe et partons, dit Agnete. Il faut trouver le vieux Raphael. Cette nuit, j’ai eu une idée. »
L’enfant entendit Eloisa s’approcher de la trappe puis souffler en remettant le coffre en place. Ses pas s’éloignèrent à nouveau. Mais ils s’arrêtèrent, et elle revint en arrière.
« Tombe pas malade. Et tâche de pas mourir, gros bêta », chuchota Eloisa tout d’un trait à travers les planches, avant de sortir en tirant la porte derrière elle.
Il continua d’écouter. Quand il eut compris qu’il était seul, il se réfugia sur l’estrade avec l’écuelle, le morceau de pain et l’oignon cru. Il avala une gorgée de bouillon. Ça n’avait aucun goût. Rien à voir avec les bouillons de viande auxquels il était habitué. En y trempant le doigt, il trouva quelques légumes. Il tenta en vain de mordre dans le morceau de pain, qu’il finit par tremper dans le bouillon. C’était du pain de farine grossière, sans sel. Il mordit dans l’oignon et ses yeux se mirent à pleurer. Depuis toujours il voyait les serviteurs du château en manger. Tandis qu’il avait des tourtes à la viande et de la tarte aux pommes. L’oignon cru, c’était mauvais. Il but un peu de bouillon pour en chasser le goût. Puis il posa l’oignon sur la paille pour revenir au pain et au bouillon. Quand il eut fini, il entendit un léger bruit sur la paillasse. Dans la pénombre à peine éclairée par la lumière qui filtrait entre les planches, il aperçut la silhouette d’un rat, attiré par l’odeur de l’oignon. Effrayé, l’enfant fit un bond en arrière. Le rat recula lui aussi. Puis tous deux, prudemment, s’approchèrent à nouveau de l’oignon. L’enfant prit l’écuelle vide et s’apprêta à frapper l’animal. Le rat le regarda de ses petits yeux ronds, sans comprendre, plissant le nez pour humer l’air. L’enfant pensa que s’il le tuait, il y aurait encore du sang. Il jeta l’écuelle et s’empara de l’oignon. Le rat couina et s’enfuit.
En mordant dedans, l’enfant poussa un cri de dégoût, tandis que le rat reprenait son approche. L’enfant le regarda. Il détacha un bout d’oignon et le lui tendit. Avec circonspection, le rat s’en saisit et repartit aussitôt avec son butin. On l’entendait grignoter avec avidité dans le noir. Alors l’enfant planta de nouveau ses dents dans l’oignon, qui lui parut moins mauvais. Il l’avait presque terminé quand le rat revint, le museau frémissant. L’enfant sépara en deux ce qu’il restait. Il en mangea une moitié et tendit l’autre au rat. Le petit animal, toujours sur ses gardes, prit le bout d’oignon entre ses pattes pour le grignoter, ses yeux ronds posés sur l’enfant.
Quand ils eurent terminé, ils se regardèrent.
L’enfant se sentit soudain vaincu par la fatigue. Il se recroquevilla et remonta la couverture.
Le rat couina, effrayé, et repartit se cacher dans l’obscurité.
L’enfant ne le voyait plus mais il le savait là. Ses yeux se fermaient. Il se sentait terriblement seul.
« Je m’appelle… Mikael », dit-il, de plus en plus fatigué.
Il entendit le rat s’approcher prudemment. Dressé sur ses pattes postérieures, il reniflait ses cheveux ras. Alors l’enfant répéta doucement, dans un chuchotement : « Je m’appelle Mikael ».
Il se dit que c’était un beau nom. Et s’endormit.