Chapitre 3

1841 Words
3L’enfant ouvrit les yeux et la bouche en même temps. Brusquement, comme s’il sortait d’une longue apnée. Un visage de femme le fixait. « Respire », dit la femme. Il ne savait pas où il était. Il était couché sur quelque chose de dur. Il avait du mal à respirer, sa gorge le brûlait et il serrait les lèvres pour s’empêcher de tousser. Il ne se souvenait de rien, ne savait plus rien. Et ne voulait pas se souvenir. Il ferma les yeux. Quelque chose lui faisait mal. À l’intérieur. Quelque chose qui voulait sortir. Il serra encore plus fort les lèvres et les paupières. L’enfant resta aussi longtemps qu’il le put dans cette obscurité et cette immobilité. Mais le noir commença à tourbillonner, devint une sorte de gouffre gluant qui s’éclaircissait peu à peu et dont la couleur lui donna un coup au cœur. Il ouvrit les yeux pour ne plus voir ce rouge qui se répandait sous ses paupières. La femme était toujours penchée sur lui. Elle avait le visage dur, marqué. Avec quelque chose de familier. Mais il ne se souvenait pas d’elle, il ne se souvenait de rien. « Il va mourir ? », demanda une voix sur sa gauche. Se tournant vers la voix, il croisa le regard d’une petite fille au visage sale, aux yeux bleus limpides comme les lacs de montagne et aux cheveux très clairs et coupés court. Effrayé, il détourna la tête. Il ne pouvait éviter de la reconnaître, même s’il s’y refusait. Les lèvres serrées, il secouait la tête, résistait de tout son être. « Mère, il va mourir ? demanda encore la petite fille. — Tais-toi, Eloisa », dit la femme. Quand il entendit le nom d’Eloisa, ses souvenirs remontèrent à la surface, aussi dévastateurs qu’un torrent en crue. Il se souvint de son père qui combattait, de sa mère qui se poignardait en plein cœur, serrant contre elle sa petite fille morte. Il se souvint du bandit qui appuyait le pied sur l’épaule d’Eilika pour en retirer son épée. Et de la soutane du confesseur relevée de façon obscène, de la bouche grande ouverte du maître de musique, du jeune apprenti projeté en l’air, le premier à être tué, et du bras du maréchal-ferrant qui tombait sans lâcher son maillet. Il se souvint des hurlements des gens et des cris des animaux, de la fumée, du toit de la caserne qui s’écroulait. Puis il vit le sang. Du sang partout. Il sentit qu’il allait hurler. Avant que ces images ne l’emportent dans un abysse, il rouvrit les yeux. La femme le regardait, sans le toucher. L’enfant la reconnut. C’était Agnete, la sage-femme. « Tu es chez moi », dit-elle alors. Il ne bougea pas un muscle, ne regarda pas autour de lui, ne dit pas un mot. « Tu te souviens de ce qui s’est passé ? », lui demanda Agnete. L’enfant la regardait sans la voir. Toujours immobile. « Il est devenu idiot, mère ? demanda Eloisa. — Je t’ai dit de te taire », lui dit sa mère. Elle s’adressa de nouveau à l’enfant. « Tu m’entends ? », lui demanda-t-elle d’un ton sec et brusque. Il acquiesça imperceptiblement. « Et tu comprends ce que je dis ? » Il acquiesça de nouveau. « Dis-moi : tu te souviens de ce qui s’est passé ? » L’enfant se mordit les lèvres et ferma les yeux pour retenir ses larmes. Quand il les rouvrit, Agnete le fixait toujours. « Tu peux parler ? », demanda-t-elle. L’enfant ne répondit pas. Agnete l’attrapa par le bras. « Il faut te lever maintenant, tu ne peux pas rester ici éternellement », dit-elle en le faisant asseoir. Il s’aperçut alors qu’il était jusque-là couché sur une table, près d’une cheminée arrondie, dans une baraque sombre où planait une odeur de sueur et d’oignon. Dans un coin, une couche de paille recouverte d’une peau de vache. « Bois », dit Agnete en lui tendant une louche d’eau. L’enfant fit signe que non. « Bois », répéta Agnete. L’enfant but. Puis toussa. « Tes poumons doivent se nettoyer de la fumée. Bois encore. » L’enfant obéit. Agnete le poussa à bas de la table, sans ménagement. Elle n’avait pas la douceur d’Eilika, et ses mains étaient rêches et fortes. « Déshabille-toi », ordonna-t-elle. Eloisa ricana. L’enfant ne bougeait pas. « Tu as compris ce qui s’est passé au château ? », demanda Agnete avec rudesse. L’enfant hocha la tête. « Qu’est-ce qui s’est passé ? », insista Agnete. L’enfant serra les lèvres. « Il est devenu muet, mère ? demanda Eloisa. — Si Dieu pouvait te rendre muette toi aussi ! Je t’ai dit de te taire. » Elle se tourna vers l’enfant. « Tout le monde a été tué. Les serviteurs aussi. Tu sais ce que ça veut dire ? Il va y avoir un nouveau prince. Et ça dérangera les plans de ce bâtard que tu sois encore vivant. C’est plus clair, maintenant ? » L’enfant sentait les larmes lui monter aux yeux. « Tu es vivant parce que ma fille t’a sauvé, continua Agnete. Elle t’a traîné toute seule hors du château. Elle t’a caché sous un buisson et elle est venue me chercher. Et moi, je t’ai porté jusqu’ici dans un sac. Je l’ai fait pour elle, et aussi parce que je t’ai fait naître, comme plein d’autres enfants, et je ne veux pas être complice de ta mort ou détourner la tête. » Elle approcha son visage du sien. « Ta seule chance pour continuer à vivre, c’est de ne plus être qui tu es. » Il ne comprenait pas. Cette femme lui faisait peur. Jamais personne ne lui avait parlé de cette façon. « Déshabille-toi, avant que je perde patience », ajouta-t-elle. L’enfant ne bougea pas. Agnete lui enleva alors sa peau de cerf, qu’elle arracha presque. Elle fit de même avec ses autres vêtements, jusqu’à ce qu’il soit complètement nu. Eloisa ricana encore. Les fourrures à la main, Agnete alla vers la cheminée. « Regarde comme c’est beau, marmonna-t-elle. — On n’a qu’à les vendre au marché, dit Eloisa. — On ne vendra rien, crétine, répondit sa mère en jetant les précieux vêtements dans le feu. Est-ce qu’une pouilleuse comme toi pourrait avoir des fourrures comme ça à vendre ? À qui tu veux qu’elles soient, sinon à un prince ? Un petit prince… que tout le monde croit mort », conclut-elle en se retournant vers lui. Et tandis qu’une odeur piquante de poil brûlé se répandait dans la pièce, elle prit d’autres vêtements dans un coffre en bois. « Tu oublieras la douceur du velours et la chaleur de la laine, gamin. Tu lutteras contre le froid comme nous tous, avec une petite veste en drap et des peaux de lapin. Tu apprendras à te pisser sur les mains pour ne pas avoir d’engelures, et si tu ne tombes pas malade et que tu ne meurs pas, tu deviendras fort comme nous. » Elle lui tendit les vêtements. « Mets-les. C’était à mon fils. » Sa voix hésita un instant puis, d’un ton dur, comme pour écarter une pensée, elle ajouta : « Lui, il n’a pas pu. Il n’a pas pu devenir fort. » Les habits à la main, l’enfant ne bougeait toujours pas. « Habille-toi ! », lui cria presque Agnete. Et pour la première fois de sa vie, il s’habilla seul. Dès qu’il eut enfilé les vêtements, il sut qu’il allait avoir très froid. « Personne ne t’appellera plus jamais prince, ni messire, ni par ton nom. Je ne veux même pas le prononcer », dit Agnete en s’emparant de la paire de ciseaux qui lui servait à tondre les chèvres. Elle poussa l’enfant jusqu’à une chaise déglinguée et le fit asseoir. Elle souleva les longs cheveux blonds et les coupa entièrement, à ras du crâne. « Qu’ils sont beaux, dit Eloisa en regardant les boucles d’or qui tombaient par terre. — Brûle-les », ordonna sa mère. Eloisa les ramassa et les jeta dans la cheminée. Mais elle glissa discrètement une longue mèche dans sa poche. Agnete plongea les mains dans une flaque noire et puante que les gouttes d’eau tombées du toit avaient formée dans un coin de la pièce. « À partir d’aujourd’hui, tu seras sale et tu sentiras mauvais, comme nous », dit-elle en frottant ses mains noires sur le visage et la poitrine de l’enfant. Elle lui pinça la chair. « T’es gras comme une oie. Mais bientôt on te verra les côtes, comme à nous tous. » L’enfant n’arrivait plus à retenir ses larmes. « Apprends à supporter la douleur, lui reprocha Agnete d’un ton dur, implacable. Regarde », dit-elle pendant qu’elle se tournait vers Eloisa et lui assénait une violente gifle en pleine face. Eloisa encaissa en silence, malgré le sang qui lui coulait du nez. Elle ne pleura pas, ne se plaignit pas. Agnete se tourna vers l’enfant. « T’as vu ? Pourtant c’est une fille. Essuie-moi ces larmes », ordonna-t-elle. Il passa le dos de sa main sur ses yeux, terrorisé à l’idée de prendre une gifle, lui qui n’avait jamais été frappé. Agnete acquiesça, satisfaite, puis déplaça le coffre en bois dans lequel elle avait pris les vêtements de son fils mort. Elle découvrit dans le plancher une trappe qu’elle ouvrit et montra à l’enfant. « Tu resteras caché là jusqu’au jour où tu seras devenu quelqu’un d’autre et où ils t’auront oublié. Après, j’inventerai une histoire pour expliquer comment tu es arrivé dans notre vie. » Il regardait la trappe et le trou noir avec terreur. Agnete l’attrapa fermement par le bras et l’entraîna vers le trou. Il se mit à pleurer et résista de toutes ses forces, les pieds plantés dans le sol. Agnete lâcha son bras et le saisit par l’oreille. Elle le tira jusqu’à la porte de la baraque. « Personne te retient, gamin, dit-elle d’une voix dure en ouvrant grand la porte. Je sais pas si tu échapperas aux bandits, ni ce que tu mangeras ni où tu dormiras. Mais t’es libre de partir. S’ils découvraient qu’on t’a sauvé la vie, ils nous trancheraient la gorge. Je veux pas que tu mettes nos vies en danger. Décide. Ou tu t’en vas ou tu restes, mais à mes conditions. » L’enfant regarda dehors. Ce jour-là, dirait-il plus tard, le bon Dieu semblait s’être retiré de chaque endroit du monde où son regard se posait. La rue principale du village était un fleuve de glace boueuse brisée par les empreintes des bêtes et des hommes. Et dans ce gel livide, incolore, il vit un vieux se traîner jusqu’à un os de vache et s’y agripper, avec les quelques forces qui lui restaient. Un chien, grognant et bavant, le lui disputa. Vaincu par la furie de l’animal, le vieil homme éclata en sanglots comme un enfant. Au loin, au nord de la Raühnvahl, la cime de la colline qui dominait la vallée était enveloppée de la fumée dense de l’incendie qui faisait toujours rage dans le château. Un souffle de vent glacé semblait porter jusqu’à ses narines l’odeur de la chair brûlée. Son cœur cogna dans sa gorge quand il comprit que cette nuit le vieil homme et le chien chercheraient leur nourriture dans les braises fumantes. La tête basse, il s’écarta à pas lents de cette porte ouverte sur l’enfer. Il entendit qu’on la refermait. Au-dessus de la trappe, il regarda Agnete. « Tu dois changer de nom, dit-elle. Comment tu veux t’appeler ? » L’enfant haussa les épaules. « Comment tu veux t’appeler ? », répéta Agnete. L’enfant ne répondait pas. « Mikael ! », s’exclama Eloisa. Agnete fixa l’enfant. « Ça te va, Mikael ? » Il haussa de nouveau les épaules. « Bon, tu t’appelleras Mikael, dit-elle. Et si ça ne te plaît pas, il ne faudra pas venir protester, parce que c’est ma fille qui te l’a donné. Si ça ne te plaît pas, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même, puisque tu n’as pas su décider. Dans la vie, il faut choisir, rappelle-toi. » Elle alluma une chandelle de suif qui donna une faible lumière, et la lui tendit. « Fais-la durer. Attention, le dernier barreau est cassé. Tu trouveras une couverture et une cuvette avec des braises. Entre là-dedans, maintenant. » Il regarda avec effroi le trou noir où il devait se glisser. Puis commença à descendre l’échelle branlante. Agnete referma la trappe. « Madame, entendirent-elles alors. — Il n’est pas muet », dit Eloisa en souriant. Agnete ouvrit la trappe. « Madame…, appela de nouveau l’enfant d’une petite voix. — Qu’est-ce que tu veux ? — Il n’y a pas de lit… — Non. — Mais moi… d’habitude je dors dans un lit… » Il y eut un long silence. Puis Agnete dit : « Tu n’auras plus jamais de lit. Maintenant tu es l’un des nôtres. »
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