2L’enfant fixait Eloisa, et se disait que son père se moquerait de lui s’il le voyait avoir peur d’une petite fille en guenilles.
« Je suis le prince héréditaire, je fais ce que je veux, répondit-il en bombant le torse. Attention à comment tu me parles, ou je te ferai fouetter », ajouta-t-il, en rougissant légèrement.
Eloisa ne semblait pas effrayée. « Ce n’est pas vrai que tu fais ce que tu veux, répliqua-t-elle. Tu n’as pas le droit d’entrer ici, même toi. Tu n’es qu’un enfant. Et j’ai bien vu qu’on t’en chassait.
— Tu es stupide et mal élevée, dit Marcus II de Saxe, mal à l’aise. Tu ne vois donc pas que si tu continues à m’embêter je vais te faire fouetter ? »
La petite fille hocha la tête. Mais ne bougea pas. Ses yeux, bleus comme les lacs de montagne, étaient fixés sur la tourte de Marcus.
« Va-t-en », dit l’enfant, et il regarda du côté d’Eilika, qui s’était retournée et commençait à le chercher.
« Tu m’en donnes un morceau ? demanda Eloisa.
— C’est à moi.
— J’ai faim.
— Moi aussi j’ai faim. »
La petite fille le regarda en silence. Elle avait une robe de toile grossière, rouge, avec des piqûres et des ourlets en cuir, sous une veste de futaine pleine de taches. Ses jambes étaient nues dans des sabots de bois. L’un d’eux était fendu et maintenu par un lacet.
L’enfant regarda vers sa gouvernante. Cette idiote de petite fille l’empêchait de jouer. « Si je te donne ma tourte, tu t’en vas ?
— Donne-moi ta tourte.
— Jure-le.
— Je le jure. Pour ce que j’en ai à faire.
— Justement, tu m’as tout l’air d’une fouineuse. »
Eloisa avait la main tendue. Crasseuse. Une épaisse couche de noir sous les ongles.
Marcus lui donna sa tourte.
La petite fille la prit avec avidité, les yeux brillants. Elle en fourra un gros morceau dans sa bouche et partit, sans plus accorder d’attention au prince héréditaire.
Marcus la fixa encore quelques instants, la guettant du coin de l’œil sur le seuil de la caserne. Il comprit qu’Eilika l’avait vue manger sa part de tourte. La gouvernante se dirigeait vers elle pour lui demander où elle l’avait prise. Elle allait découvrir la cachette de son petit prince Porcelet.
« Espèce de sale gamine, je te ferai couper la tête », maugréa Marcus, qui se sentait trahi.
Mais Eloisa indiqua l’écurie à la gouvernante, qui se précipita dans cette direction.
La petite fille se retourna brusquement, certaine que Marcus la regardait. Et lui tira la langue.
Marcus sourit et entra dans la première pièce.
Les gardes ne s’étaient pas réveillés. Sans réfléchir à ce qu’il y avait là d’étrange, il ne pensait qu’à se cacher. Cette fois, il gagnerait. Il souriait, ravi, en cherchant autour de lui une cachette. Il traversa la pièce sur la pointe des pieds et passa dans la suivante. Quatre couches vides, aucun endroit sûr où se cacher. Dans la troisième pièce, il trouva cinq autres gardes profondément endormis, écroulés dans toutes les positions sur leurs matelas de paille. Et deux bouteilles de vin. L’une d’entre elles était renversée sur le sol. Il eut envie de se cacher dans la grande armoire où l’on rangeait les armes, les grandes épées, les poignards, les arcs et les flèches, mais il alla d’abord voir la dernière salle. Là encore, cinq gardes endormis.
Des années plus tard, il se demanderait comment il avait fait pour ne pas s’inquiéter. Et si cela aurait pu changer le cours des événements. Mais, ce jour-là, il voulait seulement trouver une cachette où Eilika ne le dénicherait pas.
Il aperçut alors dans le mur du fond, derrière une chaise, une petite niche sombre. Sur la pointe des pieds, il s’approcha pour écarter doucement la chaise, s’agenouilla et se glissa dans la niche. Elle était si étroite qu’on ne pouvait s’y retourner et il dut tirer la chaise avec le pied. Il avança alors dans le noir, comprenant qu’il s’agissait d’un boyau qui débouchait sur l’enclos des chèvres. Sauf qu’on ne pouvait pas en sortir. Il n’y avait qu’une petite ouverture entre les pierres, par où il aperçut Eilika qui le cherchait. Il voyait les gens du château vaquer à leurs tâches quotidiennes : les palefreniers pelletaient le fumier, les cuisinières ramassaient les œufs, le boucher désossait une carcasse de bœuf pendue à un crochet dans sa boutique. Il chercha la petite fille de tout à l’heure, sans la voir. Seule la grande porte était visible. Il essaya de se pencher, mais l’ouverture était trop étroite.
Il regarda de nouveau Eilika inspecter sans succès les cachettes habituelles. Il était fier d’avoir trouvé ce tunnel et riait tout bas. Une chance que les gardes soient si fatigués qu’ils s’étaient endormis en plein jour.
L’enfant s’assit par terre. Le boyau s’élargissait un peu à cet endroit. Il écouta de nouveau le silence dont la neige recouvrait tout et le savoura intensément. C’était un silence parfait.
Mais il ne dura qu’un instant.
Ce fut d’abord une sensation. Il lui semblait que la terre tremblait. Ôtant son gant de loutre, il posa la paume sur le sol. Oui, c’était une vibration, profonde et soutenue. Il ne savait pas d’où elle venait. Elle grandissait, comme se rapprochant de plus en plus.
Quand la vibration devint plus forte, il regarda par l’ouverture. Le maréchal-ferrant ouvrait de grands yeux. Deux servantes laissèrent tomber à terre les cruches de bière qu’elles portaient sur la tête. Une grosse cuisinière, relevant ses jupes, courut vers le château. Les lavandières lâchèrent le linge et les draps dans la neige, portant leurs mains à la bouche. Les palefreniers interrompirent le mouvement de leur pelle et s’immobilisèrent.
La vibration se révéla être le fracas étourdissant d’une vingtaine de chevaux de guerre lancés au galop, déchirant le silence parfait de la neige par des cris de bataille suivis de hurlements de terreur. Le petit prince héréditaire du royaume de Raühnvahl vit alors apparaître dans son champ de vision une troupe de bandits qui moulinaient leurs grandes épées.
Le premier à tomber fut le jeune apprenti du maréchal-ferrant. Il n’avait pas quatorze ans. La lame d’un des brigands s’abattit sur lui par le travers, ouvrant une trouée effroyable entre ses côtes. Son corps fut projeté en l’air par la fureur du coup accrue par l’élan du cheval, et retomba au sol comme un pantin désarticulé.
Pour l’enfant, la neige, à partir de ce jour, ne serait plus jamais blanche.
Tout se passa très vite. Les bandits attaquaient tout le monde, sans pitié. La grosse cuisinière, frappée dans le dos, tomba avant d’atteindre l’entrée du château. Les deux servantes aussi, l’une transpercée par une épée, l’autre piétinée par les chevaux. Les lavandières trempèrent de leur sang les draps à peine lavés et s’y enroulèrent comme dans un suaire. Les palefreniers moururent en renversant sur eux leur pelle de fumier. Puis Marcus, le souffle coupé, vit une épée s’abattre sur le maréchal-ferrant, et d’un coup de fendant lui trancher le bras droit à hauteur de l’épaule. Le bras tomba au sol, serrant encore dans sa main le lourd maillet. Puis le bandit, dans un grand rire, fendit la tête du maréchal-ferrant d’un coup de hache.
« Eilika… », murmura l’enfant en s’agrippant aux pierres de l’ouverture.
Comme si elle l’avait entendu, la gouvernante se mit à courir au hasard dans la cour en lançant des cris aussi affolés que ceux des bêtes, qui avaient renversé les barrières de leurs enclos : « Marcus ! Reste caché ! Marcus ! Mar… ».
L’enfant vit alors Eilika presque soulevée de terre, et la pointe d’une épée ressortit par sa poitrine. Ses yeux roulèrent, écarquillés de surprise. Sa bouche, à présent muette, s’ouvrait et se fermait sans plus pouvoir articuler le nom de son petit prince.
Du haut de son cheval, le bandit posa un pied sur l’épaule d’Eilika et poussa pour extraire son épée.
Elle resta debout un instant puis tomba face dans la neige et ne bougea plus.
L’enfant n’arrivait pas à détacher son regard d’elle. Les chèvres de l’enclos se regroupèrent alors contre le mur d’enceinte et, l’odeur du sang dans les narines, se mirent à bêler de terreur, bloquant son champ de vision.
Lorsqu’elles s’écartèrent, Marcus vit beaucoup de corps par terre. Hommes, femmes et enfants. Le confesseur, sa soutane relevée de manière obscène. Le maître de musique avait la bouche grand ouverte, comme s’il s’apprêtait à chanter.
Soudain il reconnut son père, debout et brandissant sa grande épée, qui tranchait les jarrets d’un cheval et, avant même que l’animal ne s’écroule, ouvrait d’un coup terrible la gorge de son cavalier. Le capitaine des gardes se battait à ses côtés. Ils étaient les deux derniers. Bientôt cinq bandits étaient morts, mais le capitaine aussi.
« Tu vivras dans le sang, comme moi et comme tous nos ancêtres. C’est notre destin, notre fatalité », lui avait dit son père peu de temps auparavant. Le petit Marcus comprenait maintenant ce que cela voulait dire, et qui étaient les loups. Il voyait que son père était un guerrier phénoménal, et il fut certain qu’il allait les sauver.
Mais à ce moment-là, le prince de Saxe fut frappé d’un grand coup de fendant à la poitrine. Il vacilla, grogna en montrant les dents, comme un loup. Puis il se redressa pour reprendre le combat et s’élança au milieu du groupe des brigands qu’il avait mis à terre. L’enfant ne le voyait plus. Les épées tournoyaient. Enfin la mêlée s’ouvrit. Trois des bandits étaient au sol. Le prince de Saxe, à genoux et sans force, s’appuyait sur son épée comme un vieillard sur sa canne. Un des bandits – sûrement le chef, pensa le petit Marcus – s’approcha lentement. Le prince, sans peur, tourna la tête et lui cracha dessus.
Le bandit grogna. Il fit signe à l’un de ses hommes, qui arriva en traînant par les cheveux une femme au visage tordu de douleur. Elle tenait dans ses bras un nouveau-né qui ressemblait à une poupée de chiffon. Rouge.
« Mère », murmura l’enfant.
Le chef des bandits saisit la princesse par le bras pour la montrer au prince. Il déchira sa robe, dénuda ses seins, les palpa. Le prince voulut se relever mais tout son corps ruisselait de sang, et son visage couturé de cicatrices était blanc. Autour de lui, les bandits riaient. Le prince porta alors la main au poignard à sa ceinture, et d’un geste vif le lança à sa femme. La princesse attrapa le couteau et fixa son mari sans un mot. Leurs yeux se parlaient. Tout avait disparu, il n’y avait plus de vacarme autour d’eux. Elle n’hésita pas un instant et plongea la lame dans son cœur. Lentement, elle s’affaissa sans lâcher son bébé mort ni détacher son regard de celui de son mari, jusqu’à ce que la vie s’éteigne dans ses pupilles.
L’enfant vit le visage de son père se mouiller de larmes tandis qu’il regardait mourir sa femme. Puis le chef des bandits, furieux, leva son épée et l’abattit, lui tranchant net la tête.
Le petit prince se tourna et remonta dans le boyau. Terrorisé, il ne songeait qu’à fuir. Mais quand il arriva à l’entrée il entendit des voix dans la quatrième pièce de la caserne des gardes. Les bandits passaient au fil de l’épée les gardes endormis.
« Le frère herboriste avait raison. Cette potion d’herbes est puissante », dit un de ces hommes à quelqu’un qui venait d’entrer : c’était leur chef, celui qui avait tué le prince régnant de Saxe.
Il vint s’asseoir sur la chaise qui masquait l’entrée du petit tunnel.
L’enfant sentait son odeur forte. Celle des vêtements sales et de la sueur. Et une autre odeur, douceâtre, écœurante, qu’il n’avait sentie jusque-là qu’à l’étal du boucher du château.
Un des hommes entra, traînant avec lui une fille en larmes qui criait. Marcus la connaissait. C’était une jeune et jolie lavandière aux mains rougies.
Le chef des bandits se leva de sa chaise et remonta sa tunique. Deux hommes arrachèrent la robe de la fille et la mirent nue puis la jetèrent sur une couche, parmi les cadavres. La fille pleurait, implorait la pitié. Le chef des bandits vint sur elle, lui écarta les jambes et la viola.
L’enfant regardait, incapable de bouger un seul muscle.
La lavandière continuait de pleurer et de crier.
Quand il eut fini, le chef se releva. Il regarda un de ses hommes qui observait la scène, et lui dit : « À toi, si tu veux ».
L’autre ricana : « Non, c’est déjà fait.
— Alors t’as fini de crier, ma fille », dit le chef des bandits à la lavandière.
La fille, toujours pleurant, lui répondit : « Merci, Seigneur, merci.
— Je crois que t’as pas compris », dit le chef en riant. Il leva son épée et la tua.
L’enfant faillit crier. Il se mordit la langue jusqu’à entamer la chair.
« Ils sont tous morts, Agomar, dit l’un des hommes en entrant.
— Vous avez trouvé le fils du prince ? demanda Agomar.
— Non… »
Agomar lui envoya une gifle. « Alors ils ne sont pas tous morts, imbécile ! » Il lança un coup de pied dans un banc, qu’il cassa. « Trouvez-le et tuez-le ! Le seigneur d’Ojsternig nous a ordonné de ne laisser personne en vie, et surtout pas les princes de Saxe, b***e d’imbéciles ! »
L’enfant sentit son estomac se tordre. Il recula le plus rapidement possible, essayant de ne pas faire de bruit. À mi-chemin, il vomit la tarte aux pommes et au gingembre. Il s’immobilisa, espérant qu’ils n’avaient rien entendu. Prudemment, il atteignit la fin du boyau et regarda par l’ouverture.
La neige de la cour était rouge, comme un tapis scintillant et précieux sur lequel dormaient des dizaines et dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants. Les uns sans tête, les autres sans bras. Les jeunes femmes à demi dénudées.
« Trouvez le petit prince ! », hurla un homme.
Les bandits se dispersèrent dans le château, les porcheries, les écuries, les poulaillers, la chapelle.
La perquisition sembla durer une éternité.
Puis les hommes se rassemblèrent au milieu de la cour, autour de leur chef.
« On l’a pas trouvé », dit un des hommes au nom de tous.
Agomar, leur chef, avait les pommettes proéminentes, la barbe et les cheveux roux, de petits yeux noirs aux paupières plissées. Il leva la main droite. L’enfant vit qu’il n’avait que quatre doigts. Le dernier manquait.
« Sortez les bêtes et mettez le feu ! hurla-t-il. Il mourra grillé. Vous ne l’avez pas trouvé mais les flammes de l’Enfer le trouveront ! Dépêchez-vous ! »
Le petit Marcus les vit faire sortir les bêtes par la grande porte.
Agomar lança une torche à travers la fenêtre centrale du premier étage. Des dizaines de torches volèrent alors dans les airs et atterrirent dans le château, les porcheries, les écuries, sur les toits des logements des serviteurs. En un instant, le feu fut partout.
« Sortons ! ordonna Agomar. Et refermez la grande porte. » Il monta sur son cheval qu’il fit se cabrer, et hurla : « Adieu, petit prince ! » Et dans un grand rire, il quitta le château au galop.
Peu après, l’enfant entendit les lourds battants de la porte se refermer. Il remonta le boyau en direction de la caserne pour chercher un moyen de s’échapper. Mais la chaleur dans la pièce était insoutenable, et la fumée âcre le fit larmoyer. Les matelas de paille des gardes comme le toit de chaume avaient pris feu.
Il toussait, n’arrivait plus à respirer et recula à quatre pattes vers l’autre extrémité du boyau. À travers la petite ouverture dans la pierre, il vit que le feu dévorait maintenant tout le château. Il était pris au piège.
De nouveau, il repartit dans l’autre sens. Il n’avait pas le choix. Pour sortir de la caserne, il fallait traverser les flammes. Mais au moment où il arrivait à l’entrée du boyau, les poutres incandescentes du toit s’effondrèrent dans un fracas assourdissant, en répandant partout des éclats enflammés.
Il avait de plus en plus de mal à respirer, sentait ses forces défaillir. Il ne cessait de tousser, les larmes l’aveuglaient. Lentement, il recula encore, chassé par la fumée âcre qui commençait d’envahir le boyau. Et il se retrouva dos au mur de pierre, coincé.
C’était un petit garçon de neuf ans qui venait tout juste de faire connaissance avec la mort, et qui savait qu’il allait mourir.
« Ça y est, je t’ai trouvé ! », s’écria une voix.
L’enfant se retourna, terrorisé.
Un œil bleu l’épiait par le trou dans le mur.
Il voulut hurler. Mais il n’avait plus de voix.
Puis il s’évanouit, tandis qu’une des pierres du mur bougeait.