III
Le tribunal paternel – Haute éloquence – Mis en quarantaineMon père, le docteur X ***, avait alors une cinquantaine d’années. C’était un homme de grande taille, robuste, au teint bronzé par le soleil des tropiques, et dont le collier de barbe noire se mélangeait à peine de quelques filets blancs. Il avait la voix forte, le poignet vigoureux, et il eût pu renverser d’un souffle son chétif héritier. Cependant, ainsi que je l’ai dit déjà, il était fort doux ; et, en ce moment, qu’il avait tant de motifs pour lâcher la bride à sa colère, il affectait une tranquillité qui me causa une extrême surprise.
Je m’étais levé et je restais silencieux en sa présence. Il se jeta sur le siège que je venais de quitter, et, fixant sur moi un regard sévère, il me dit d’un ton posé :
– Eh bien ! monsieur, j’en apprends de belles sur votre compte ! Voilà une merveilleuse conduite, et vous vous préparez comme il faut à occuper une position convenable dans le monde, à soutenir le nom honorable que je vous laisserai !
Plusieurs fois, mon père s’était emporté devant moi pour des futilités, et je continuais à m’étonner de ce calme relatif. J’ignorais que, dans les occasions graves, il devait sentir le besoin du sang-froid et de la retenue ; aussi vis-je, dans cette longanimité, un encouragement à mes extravagantes prétentions.
– Que voulez-vous, papa ? répondis-je avec une apparente insouciance ; on me molestait au collège et la patience m’a échappé… Cette vie d’interne est insupportable, et pour mon compte j’en étais très las… Je me félicite donc de me trouver hors de cette abominable maison.
– Hein ! monsieur, est-ce ainsi que vous envisagez les choses ? Je ne l’entends pas ainsi ; j’entends que vous acheviez votre éducation et je ne veux pas que mon fils soit un âne…
– Un âne, moi ! m’écriai-je.
– Bon ! vous allez m’énumérer les choses que vous vous imaginez savoir ; il serait beaucoup plus long d’énumérer celles que vous ne savez pas… Mais tiens, Félicien, poursuivit mon père en reprenant le ton de bonhomie qui lui était habituel, j’ai promis à ta mère de ne pas te traiter trop durement… Au lieu de récriminer sur le passé, nous devons songer à réparer ensemble le mal accompli… S’il faut le dire, je viens de voir ton proviseur.
J’ouvris de grands yeux ; c’était donc pour cela que mon père était sorti quelques instants auparavant ?
– Oui, continua-t-il, j’ai voulu connaître la faute pour laquelle on a pris envers toi une mesure aussi grave, et on m’a conté tes frasques ridicules et odieuses… Tu es bien coupable, j’ai dû le reconnaître ; je n’ai pas moins sollicité l’indulgence en ta faveur. Je me suis abaissé jusqu’aux supplications, jusqu’aux prières. J’ai remontré que cette expulsion serait un déshonneur, pour toi, pour moi, pour toute notre famille. J’ai si bien fait, que le proviseur, un digne homme, s’est laissé toucher… Il m’a dit que, dans quelques jours, quand cet affreux scandale serait un peu oublié, il pourrait te permettre de rentrer au lycée et de reprendre tes études… mais à une condition.
– Ah ! demandai-je avec plus de surprise que de joie, et quelle est cette condition, je vous prie ?
– On n’exige que ce qui est juste et raisonnable… Tu écriras au proviseur une lettre, dans laquelle tu reconnaîtras franchement tes torts, tu lui en demanderas pardon, et tu promettras d’être plus docile à l’avenir.
Je me redressai de toute ma hauteur.
– Jamais ! répondis-je.
Mon père bondit, comme s’il allait s’élancer sur moi, et je baissai machinalement les épaules. Mais il se contint, et, croisant ses bras, peut-être pour n’avoir pas la tentation de s’en servir, il me dit avec un calme forcé :
– Pourquoi cela, monsieur ? Je vous propose un moyen facile de réparer vos fautes, de sortir de la vilaine impasse où vous vous êtes engagé, de rentrer dans le droit chemin du travail ; quel motif avez-vous pour refuser d’en faire usage ?
Je gardai le silence.
– Encore une fois, Félicien, pourquoi ne voulez-vous pas écrire une lettre d’excuses à un homme honorable que vous avez offensé ?
– Eh ! papa, si je vous le dis, vous vous fâcherez.
– Parlez librement… pourvu que vous vous exprimiez en termes convenables… Parlez, je vous le permets, et je m’engage à vous écouter avec tranquillité.
Je recouvrai toute mon assurance.
– Eh bien ! papa, repris-je d’un ton délibéré, si je refuse de faire ce que vous proposez, c’est d’abord parce que ma dignité me le défend, et ensuite parce que je ne désire pas rentrer au lycée.
– Vous ne voulez pas rentrer au lycée ?
– Un homme aussi éclairé, aussi savant que vous, cher papa, peut-il s’en étonner ? Oublions ce qui me touche personnellement, si vous le voulez bien, et voyez quelle dure existence nous avons aujourd’hui, nous autres enfants de la vieille Europe. À peine pouvons-nous bégayer quelques paroles, qu’on se hâte de nous apprendre à lire, de surcharger notre mémoire avec des faits et des mots, dont nous ne nous soucions guère. On nous enferme dans une pension, ou dans un collège ou dans un lycée, peu importe ! Nuit et jour au travail ; pas de cesse, pas de relâche !… À l’âge où il est si bon de s’ébattre en liberté, on nous tient prisonniers, on nous écrase de devoirs… Toujours des paroles sévères, toujours le frein, la règle, la férule. Les plus belles années de notre vie se consument de cette manière. On ne nous accorde aucune initiative ; on nous impose tout, on nous rudoie, on nous châtie… Enfin, quand nous arrivons à l’âge d’homme, nous n’avons eu ni enfance, ni jeunesse.
J’ai toujours été grand péroreur, et cette superbe tirade était une amplification de rhétorique que je débitais à mes camarades quand je voulais les éblouir par mes hautes visées.
Je regardai mon père pour juger de l’effet qu’avait pu produire sur lui ce morceau d’éloquence. Il paraissait tout interdit et ne savait évidemment s’il fallait rire ou se mettre en colère. Comme il se taisait, je poursuivis avec une véhémence nouvelle :
– Oui, cher papa, vous qui avez fait le tour du monde, vous avez dû voir que les enfants des autres parties de la terre ne sont pas soumis, comme ceux de l’Europe, à cette gêne incessante, contraire au vœu de la nature. Aucune autorité ne s’exerce sur eux ; ils peuvent aller et venir au soleil, grimper aux arbres, nager dans les fleuves ou dans la mer ; on ne les enferme jamais ; ils n’ont pas à leurs trousses des surveillants qui ne leur permettent aucun mouvement spontané. Ils se développent sans autre précepteur que l’expérience ; ils deviennent des hommes robustes, courageux, n’obéissant qu’à leur volonté, à leur fantaisie, à leur caprice… Si vous consentiez à fouiller dans vos souvenirs, vous y trouveriez des milliers de preuves de ce que j’avance… Les petits Chinois ou même les enfants de la « libre » Amérique, ne sont pas exposés, comme nous, à ces tourments. Quant aux petits sauvages, leur sort est digne d’envie en comparaison du nôtre… Ils ne doivent rien qu’à eux-mêmes ; leurs parents ne se manifestent à eux que par des soins et des caresses !
Une fois sur ce sujet, qui était un de mes sujets favoris, je n’étais pas près de tarir ; mon père m’arrêta par un geste.
– Que diable signifie ce galimatias ? s’écria-t-il ; tu parles à tort et à travers, comme toujours, et ton esprit faux enfourche un dada qui peut te mener loin… Mais ce n’est ni des Chinois ni des sauvages qu’il s’agit… Veux-tu, oui ou non, écrire à ton proviseur une lettre d’excuses ?
– Impossible ! répliquai-je mécontent du peu d’effet que j’avais produit.
J’étais d’autant plus blessé de ce résultat, que l’on ne jugeait même pas à propos de répondre, comme je l’avais espéré, aux faits et aux arguments que je venais d’alléguer. Était-ce impuissance, était-ce dédain ? je l’ignorais, mais l’un et l’autre me confirmaient dans ma résistance.
Mon père ne paraissait plus aussi irrité que précédemment ; il avait, au contraire, un air narquois que je ne lui connaissais pas. Néanmoins, il se leva et me dit avec sécheresse :
– Tout à l’heure tu n’étais qu’odieux ; à présent tu es ridicule… Mais il suffit ; je ne me laisserai pas imposer la loi par un écolier en révolte… Tu vas rester dans ta chambre, jusqu’à ce que j’aie pris une décision à ton égard. Comme tu tiens très peu compte des chagrins de ta famille, tu n’as pas besoin de la voir. On t’apportera ici à boire et à manger… Demain, tu connaîtras ma volonté.
En même temps, il sortit de la chambre, ferma la porte, et en retira la clef, me laissant à mes réflexions.