Chapter 1
I
Félicien peint par lui-même – Père, mère, sœur, professeurs et pionsJe m’appelle Félicien ; mes amis et ceux qui désirent m’honorer ajoutent, il est vrai, à ce nom la glorieuse épithète de l’indépendant, mais je n’y tiens guère depuis que je ne me paye plus de mots. L’indépendance, en effet, n’existe pour personne individuellement ; le petit dépend du grand, le faible du fort, l’ignorant du savant, l’imbécile de l’homme d’esprit ; tous dépendent de Dieu.
Mais si par ce sobriquet d’« indépendant », on entend que je suis vaniteux, volontaire, plein de suffisance, j’ai peut-être, je l’avoue, quelques titres à le mériter. On m’a conté qu’étant petit enfant, je dédaignais l’appui de ma nourrice ou de ma mère, et que je prétendais marcher seul, malgré mon inexpérience, malgré la faiblesse de mes jambes. Je partais l’air triomphant, le sourire sur les lèvres ; j’allais jusqu’à vingt pas de mon affectueuse gardienne, qui me rappelait vainement et s’élançait bientôt pour me soutenir. Je protestais contre cette prudence ; je pleurais, je trépignais, je mordais ; et ce fut seulement après m’être fait bon nombre de bosses au front et d’écorchures au genou, que je jugeai sage de ne pas aller trop loin à la conquête du monde.
Plus tard, mon « indépendance » se manifesta d’une autre manière. J’étais turbulent, querelleur, impérieux, je voulais imposer ma volonté âmes petits camarades. Or, comme souvent mes petits camarades avaient les mêmes instincts que moi, des disputes éclataient ; et mes yeux pochés, mon nez s******t m’avertirent plus d’une fois que, si je voulais qu’on respectât mon indépendance, je devais respecter celle des autres.
Mais ce fut surtout dans ma carrière d’écolier que ce caractère ombrageux, jaloux, monitoribus asper, me causa des tribulations cruelles. Quoique j’étudiasse comme il faut mon grec et mon latin, je ne pouvais souffrir les observations et les critiques de mes professeurs. Si l’on me parlait avec cette autorité que la supériorité d’intelligence, d’expérience et de savoir donne aux maîtres sur leurs élèves, je raisonnais, je protestais, je me mettais en fureur ; la moindre expression sévère, ou même simplement familière, me semblait porter atteinte à ma dignité. Ces luttes de pot de terre contre pot de fer se terminaient pour moi habituellement par une grêle de pensums, de retenues, de punitions de toutes sortes. Il fallait bien en prendre mon parti ; mais, dans mon for intérieur, je me considérais comme « un opprimé », comme une victime de « la tyrannie » ; et je me promettais, quand je serais homme, de demander compte aux « tyrans » de ces abus de la force. Je me dois à moi-même de déclarer que, devenu homme, je n’y ai jamais songé ; loin de là, je me sens pénétré de reconnaissance à l’égard de ceux qui m’ont appris le peu que je sais.
Si je tenais tête à mes professeurs, qu’on juge de ce que je devais être pour ces martyrs de l’enseignement qu’on appelle des pions ! J’étais véritablement « le fléau » des pions et je passais le temps à chercher dans mon imagination, très féconde en ce point, les sottes malices que je pouvais leur faire. Pauvres gens ! que de flèches de papier je leur ai envoyées en plein visage ! que de boules fulminantes j’ai glissées sous leur chaise ! que de hannetons j’ai lâchés à travers l’étude ! C’étaient des persécutions continuelles ; inexorables, capables de lasser la patience des sept sages de la Grèce. Je n’aurais pas du oublier pourtant que, s’il se trouve parmi eux quelques cuistres, rendus féroces par des vexations incessantes, il s’y trouve aussi beaucoup de jeunes gens instruits et laborieux qui deviennent plus tard des savants distingués, des magistrats ou des fonctionnaires éminents.
Mes parents avaient une certaine aisance et occupaient un rang honorable dans la société. Mon père, ancien médecin de la marine, s’était fixé à Paris, après avoir fait plusieurs fois le tour du monde à bord des navires de l’État, et il jouissait d’une grande réputation médicale. C’était un homme doux et bienveillant ; quand il rentrait fatigué à son foyer, il ne cherchait que des impressions agréables et avait horreur des scènes bruyantes. Cependant il conservait de ses pérégrinations maritimes une brusquerie de manières, une rudesse de langage, qui m’imposaient souvent et qui m’eussent inspiré de la crainte, si j’avais pu craindre quelque chose.
Ma mère était… ma mère, c’est tout dire. Vous qui désirez la connaître, songez à la vôtre. Était-elle jeune ou vieille ? Je ne l’ai jamais su ; mais je l’ai toujours trouvée belle et je l’adorais. Elle me le rendait bien. C’était une de ces vaillantes mères de garçons qui vont voir leurs fils tous les jours, à pied et par tous les temps, au parloir du lycée, qui s’identifient avec eux, qui veulent être au courant de leurs études, de leurs succès ou de leurs défaillances, et qui ont toujours à leur service un conseil affectueux, une larme ou une caresse. La mienne se montrait incomparable à cet égard. Elle parvenait souvent par ses bonnes paroles, par ses modestes raisonnements, par ses touchantes supplications, à me faire rentrer en moi-même, à dompter mes colères, à m’arracher une réparation quand la faute était commise.
Enfin, il importe encore de mentionner ma sœur Caroline, moins âgée que moi de quatre ans, jolie et sémillante petite créature, qui m’aimait beaucoup. Elle avait l’art de donner à son affection pour moi un faux semblant de déférence, qui faisait le compte de mon s*t amour-propre. Elle paraissait considérer comme des oracles toutes les paroles sorties de ma bouche ; c’est seulement plus tard, bien plus tard, que j’ai constaté qu’en affectant un respect extrême pour mes volontés, elle trouvait moyen de ne faire et de ne me faire faire que les siennes. Dans mes moments de révolte, elle employait un procédé fort simple afin de me désarmer et de m’amener à résipiscence ; elle pleurait. Or, je ne pouvais voir pleurer ma gentille Caroline, et habituellement, pour sécher ses larmes, j’en passais par où l’on voulait. Du reste elle n’était pas l’inventrice de ce moyen ; avant elle, comme après, beaucoup d’autres Caroline, petites et grandes, ont employé la même recette pour vaincre des résistances et en tirer profit.
J’atteignis ainsi l’âge de treize à quatorze ans. Jusque-là, malgré mes travers, je n’avais pas commis de faute bien grave et je pouvais invoquer quelques droits à l’indulgence. Mais, à partir de cette époque, il s’opéra en moi un changement que j’ose appeler « la réaction contre l’enfance. » Les idées de révolte, qui autrefois étaient irréfléchies et comme instinctives, devinrent nettes, définies, systématiques. Je me croyais déjà un homme ; quiconque prétendait me traiter comme un enfant m’était insupportable. Quelques succès universitaires que j’obtins (car, en définitive, j’étais travailleur et je ne manquais pas d’aptitude pour apprendre), achevèrent de me troubler l’esprit, d’exalter mon orgueil. Je ne voulais plus reconnaître aucune autorité, accepter aucune gêne, aucune règle. Avec des phrases ramassées çà et là, je me faisais toute une théorie pour justifier mes extravagances, et, comme les peuples trop tôt émancipés, je m’étudiais à devenir complètement ingouvernable.
Toutes les personnes qui, jusqu’à ce moment, avaient conservé quelque empire sur moi ne me semblaient plus dignes d’obéissance. Mes maîtres, dont plusieurs étaient des savants renommés, me produisaient l’effet de pédants insupportables, que je tournais volontiers en ridicule. Mon père, dont on vantait partout la science et la probité, n’était plus à mes yeux qu’un vieux bonhomme, ne comprenant rien à la génération présente et aux besoins nouveaux. Ma mère, malgré la tendresse qu’elle me témoignait, malgré les qualités précieuses qui me la rendaient chère, ne savait évidemment ni grec, ni latin, ni mathématiques, ni une foule d’autres choses que je savais ou croyais savoir, et par conséquent elle était incapable d’apprécier mes paroles et mes actes. Quant à ma sœur Caroline, je ne voyais en elle qu’une « petite fille, » chez laquelle le rire était toujours près des larmes, et dont les larmes, comme le rire, ne méritaient pas la moindre attention.
Parvenu à ce degré de folie puérile, je devais, à la première occasion, commettre quelque grosse sottise et je n’y manquai pas.