La nuit des noces

1627 Words
La nuit des nocesLÉGENDE 957 Monseigneur Satan, je viens requérir de votre Altesse, en échange de mon âme, de mon corps et de tout moi-même, un bienfait qui ne vous coûtera pas gros : c’est tant seulement de me donner à tourmenter en enfer, à mon gré et comme il me plaira, Jacomo Benevenutto. PAOLI FRIENZI, le Damné. Le soleil levant empourprait encore les nuées du ciel, que déjà dans la cour d’honneur du château de Béthencourt se trouvaient force écuyers, pages, varlets et gens de vènerie, qui menaient les destriers par le chanfrein, réprimaient les limiers en laisse et tenaient au poing les éperviers et les tiercelets. Jamais ne saurait être entendue une contusion plus joyeuse que ces battements d’ailes, ces cris perçants de faucons, ces piaffements de chevaux, ces clameurs diverses de chiens, et ces cors-de-chasse essayant la fanfare qui tantôt devait se redire en plein milieu des bois. Aussi, quand les dames et les seigneurs descendirent du perron pour aller ouïr la messe avant que de se mettre en chasse, chacun d’eux jeta un regard long et brillant qui montrait d’autres pensers que des pensers dévotieux, et qui de bon compte semblait dire : Las ! pas tout de suite ! Et cependant l’évêque de Cambrai, monseigneur Bérangaire, bon compagnon si jamais il en fut, et dont le pourpoint de chasse se voyait à travers un surplis qu’il portait par-dessus, se trémoussait avec jovialité, leur répétant : – Point n’ayez cure, mes seigneurs et mes dames : je ne la dirai pas longue, mais bien sèche ainsi que vous le voyez : à cette fin, je n’ai revêtu d’autres vêtements sacerdotaux que le surplis, omettant l’étole et la chasuble. Monseigneur Bérangaire se montra foi-loyal de sa promesse, car, suivant l’usage des messes sèches et dites venatoria, messes réprouvées plus tard dans les saints conciles, il fit omission de l’oblat, de la consécration et de la communion ; et chacun fut bien joyeux et bien émerveillé quand on le vit, après la durée d’un pater et d’un ave, se retourner pour dire ite, missa est, se dévêtir de son surplis, puis prendre des mains du chapelain le chaperon et l’épée de chasse. Sus ! sus !… Les cors sonnèrent, les destriers furent lancés au galop ; et tout de suite les aboiements des limiers firent savoir qu’on tenait la piste d’un sanglier. Parmi les mieux faisants de la chasse, on voyait d’abord damoiselle Mélissende, fille unique du sire de Béthencourt, et fiancée au noble sire d’Havrincourt, le gentil Renaud, ainsi que disait chacun. Nul ne savait mener comme eux deux un destrier blanc d’écume, nul ne répétait plus gaîment et avec plus d’ardeur les cris de la chassé. Mélissende comptait pour rien haies à sauter et fossés à franchir ; Renaud était moins empêché de courre la bête que d’épargner à sa fiancée un péril ou de la fatigue. Tenant à côté d’elle son cheval au galop, il écartait, à l’aide de son épieu, les rameaux qui auraient pu s’enlacer aux longs cheveux noirs de la gente pucelle ou frapper ce visage qu’empourprait le plaisir avec tant d’avenance. Or, il se fit qu’ils rencontrèrent une vieille femme ramassant du bois mort tandis que son fils, garçon de vingt ans, en façonnait des fagots. Ni la damoiselle ni le chevalier ne prirent attention à eux, et la pauvre créature, que son oreille dure et sa vue de soixante-dix ans ne mettaient point en garde contre l’advenue des chevaux, fut jetée sanglante aux pieds de son fils. Le jeune vilain la crut morte : il jeta un cri de désespoir, et frappa messire Renaud d’un coup de bâton à la tête qui le renversa de destrier. Il allait redoubler, si les cris de Mélissende n’eussent attiré des varlets qui se rendirent maîtres, non sans peine, du furieux, et vinrent à bout de lui lier pieds et poignets. Durant ces entrefaites, monseigneur Berangaire, messire de Béthencourt, et beaucoup d’autres s’évertuaient à rappeler messire Renaud à la vie. Renaud ouvrit enfin les yeux. Mélissende, en châtelaine bien apprise, était savante dans la science médicale ; et ne voulant s’en rapporter à personne pour examiner la blessure du navré, elle prit avec précaution sur ses genoux la tête de son bien-aimé sire, et fit une longue et anxieuse recherche durant laquelle plus d’une fois des larmes la forcèrent à recommencer. Enfin elle rendit grâce au bienheureux saint Hubert, et lui voua une neuvaine et douze cierges de cire, disant : – Il n’y a point danger de vie ! Que Dieu, Notre-Dame et les saints du paradis en soient loués à tout jamais ! – Tôt, reprit-elle après une courte oraison, il faut retourner au châtel, afin que messire Renaud y prenne tel repos et tels dictâmes qu’il convient. Nulles autres mains que les miennes ne lénifieront sa blessure avec des baumes nulles autres mains que les miennes n’apprêteront le breuvage qui fait dormir les douleurs, breuvage que j’ai appris à faire d’un savant physicien du Cambresis… Or sus ! messire Renaud, que deux bras vous soutiennent : celui de monseigneur mon père et celui, de votre fiancée, et mettons-nous en marche doucement et à pas comptés, pour regagner le châtel. – Sagement sentencié ! dit l’évêque : le plus savant clerc n’aurait pas mieux prêché. Mirifique pucelle, départez-vous ainsi que vous le dites : moi je vais faire pendre à cet arbre, haut et le cou bien serré, le vilain pour la méchante action duquel vos yeux sont à présent rougelets et tout gros… Voici venir à propos le Justicier… C’est, de par Dieu ! son bon ange qui l’amène si à point… Faites vite et tôt, digne vassal, et remplissez comme il faut le devoir de votre charge : pendez ce mécréant. Le premier chêne venu vous tiendra lieu de hart. En oyant ces paroles de l’évêque, la vieille femme, à laquelle nul n’avait pris garde et qui avait retrouvé connaissance, vint se mettre aux genoux de Berangaire, demandant merci pour son fils, au nom de Jésus-Christ et de Notre-Dame. L’évêque la repoussa du pied sans répondre et regarda faire le bourreau, qui déjà nouait la corde à belles mains. La pauvre mère vit bien qu’il n’y avait nul espoir de ce côté-là. Elle courut après Mélissende, et dans un état à faire pleurer le plus implacable, elle intercéda de la châtelaine la grâce de son unique enfant, de l’espoir de sa vieillesse. – Non, sur le salut de mon âme ! répliqua Mélissende : il a voulu occire mon bien-aimé. – Merci ! Octroyez-lui merci ! supplia encore la vieille. Mélissende, pour toute réponse, manda à ses varlets d’éloigner la vieille qui l’importunait de doléances. Sur ce dur commandement, ils se mirent à la pourchasser à grands coups de courroies. Elle tomba sans connaissance, et lorsqu’elle revint à elle, elle se trouvait seule dans la forêt, au pied de l’arbre où pendait le cadavre de son fils. Je ne vous dirai point ce qu’elle souffrait, car pour le comprendre il faudrait être mère, et se trouver en face du cadavre de son fils unique… de son fils unique tué pour avoir défendu sa mère. – Si je pouvais me venger ! dit-elle enfin d’une voix effrayante… Et elle porta autour d’elle des regards inutiles, toujours seule, faible, impuissante. Sa tête retomba sûr ses mains. Tout à coup elle la releva, et se mit à crier : – Satan, viens à mon aide !… Qu’elle soit malheureuse !… Que nulle pucelle de cette méchante lignée ne soit heureuse ! Qu’elles connaissent toutes, (toutes, et elle surtout) le désespoir !… et je me donne à toi à l’instant, corps et âme. La terre trembla, la foudre fit entendre un long hurlement, et des flammes sortirent des flancs de la terre. Nul, depuis ce temps-là, n’a revu la vieille femme de Béthencourt. Les évènements que j’ai contés ci-dessus étaient arrivés vers l’époque des fêtes de la Nativité : lorsque vinrent celles du bienheureux Magloire, il ne paraissait plus guère à la blessure de messire Renaud ; et c’était le jour de ses noces avec la demoiselle Mélissende. Il y aurait à écrire depuis le saint jour de dimanche jusqu’au jour du samedi (encore un bon clerc peut-être n’y suffirait pas), pour raconter comme il faut, et sans rien omettre, les cérémonies sans nombre, les festins, les pas d’armes qui furent faits pour célébrer de si nobles épousailles. À la fin des fins, et à la grande jubilation de messire Renaud, on mit trêve à de si longues réjouissances. Messire Berangaire bénit ainsi qu’il convenait la couche nuptiale ; après quoi chacun s’en alla, et l’épousé fut admis auprès de son épousée. Seigneur Dieu ! jamais on n’en vit de plus belles. Au bruit des pas empressés de Renaud, qui foulait en grande hâte la jonchée de roseaux et de fleurs, la vierge couvrit pudibondement des deux mains son visage empourpré. Petit à petit, néanmoins, elle entrouvrit ses doigts, laissa choir ses deux mains et osa lever les yeux. Notre dame en aide ! il se fit alors comme un éclair couleur de sang. Et deux pâles fantômes, l’un de vieille femme revêtue de feu, le second de jeune gars, la face toute noire et qui tirait la langue à la façon d’un pendu, jaillirent entre les deux époux. La vieille entoura de ses bras qui brûlaient messire Renaud, dont tous les efforts restèrent insuffisants pour se défaire de telles étreintes. Mélissende vit se pencher sur elle l’horrible pendu : elle sentit sur ses lèvres les lèvres violettes du revenant, et ses bras glacés l’entourèrent ainsi que l’on entoure une épousée. Alors des démons, des lamies, des sorcières et d’autres fantômes épouvantables accoururent en foule, et se pendirent comme des grappes de feux aux rideaux de la couche. Ceux-ci, se tendant des mains crochues, tournoyaient en ronde parmi les airs ; ceux-là chantaient d’une voix basse, basse, ainsi que l’on murmure auprès d’un mourant : En la lignée de BéthencourtS’engendreront huit pucelles :Onc ne verrez bonnes amoursD’icelles.Cela dura jusqu’aux premiers rayons du soleil. Vers Matines, quand la noble dame de Béthencourt s’en vint auprès de sa chère enfant Mélissende, afin de recevoir sa première accolade de femme, ainsi qu’il est dû à une mère, elle jeta une clameur piteuse et joignit les mains en pleurant. Ils étaient là, tous les deux, blancs comme le suaire d’un trépassé, et montrant des regards ainsi que l’on en voit à des gens affolés. Nulle caresse, nul bon propos ne put tirer d’eux aucune, parole raisonnable : à tous les dires, à toutes les prières, ils se mettaient à chanter ainsi que les revenants de leur triste nuit de noces : En la lignée de BéthencourtS’engendreront huit pucelles :Onc ne verrez, bonnes amoursD’icelles.
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