II
Le combat de taureauxTrois ans après, il y avait à Madrid un grand combat de taureaux et le vaste cirque où se donnait ce combat, était rempli d’une foule immense ; le beau monde au premier rang, puis les bourgeois, après cela la populace.
Au milieu de toute cette bruyante cohue, circulaient des moines, une bourse à la main, et allant de l’un à l’autre quêter, ou pour les trépassés, ou pour le rachat des captifs, ou bien, c’était le grand nombre, pour leurs couvents. Quoique les spectateurs fussent horriblement serrés les uns contre les autres, on ne manquait jamais de se lever respectueusement devant les moines, lorsqu’ils parcouraient l’enceinte du public assis, ou de leur ouvrir un passage, lorsqu’ils fendaient la foule qui se tenait debout à l’extrémité du cirque.
Tous les quêteurs faisaient de bonnes recettes, mais l’un d’eux semblait privilégié : car trois fois il avait dû verser dans la besace de deux frères lais qui le suivaient, les sommes que l’on déposait de toutes parts dans la bourse qu’il tendait à un chacun. C’était un grand homme sec, tout à fait chauve, et dont le teint have et les joues creusées révélaient de grandes austérités ou une maladie mortelle.
Il avait parcouru à peu près la moitié du cirque, quand des cris jetés de toutes parts, annoncèrent rentrée d’un taureau dans l’arène. Le moine, pour ne pas troubler les plaisirs des spectateurs, et partant pour ne point nuire à sa recette, prit place entre deux cavaliers qui s’écartèrent en lui faisant place, et il rabattit son capuchon sur ses yeux, afin de se recueillir et de ne point participer aux joies mondaines au milieu desquelles il se trouvait. Cela était difficile, car un seul rang de spectateurs le séparait du balcon de l’arène, et une jeune dame voilée qui se trouvait devant lui, ne cessait d’adresser des paroles passionnées au cavalier qui l’accompagnait.
– Ô mon cher bien-aimé, ô mon ami, disait-elle avec ces expressions exagérées de la langue espagnole, expressions qui deviennent toutes simples en amour : Ô mon seigneur, ma vie, que ton Espagne est belle ! que l’on aime à l’aise sous son ciel brûlant ! Oh ! mon bien-aimé, que ma patrie est triste auprès de la tienne ! Non, je n’en veux plus ; adieu la Flandre, adieu pour jamais !
Le moine se redressa en tressaillant ; puis, il s’accouda sur ses genoux pour mieux entendre la sénora qui parlait.
– Et rien ne manque à mon bonheur, rien, continua la jeune femme en posant avec volupté sa tête blonde sur l’épaule du cavalier ; rien, mon amour, car tu es beau, tu es riche, tu es noble, et tu as risqué ta vie pour que je fusse à toi ! Et tu as supporté six mois, – autant que cela,–, mon Carlos, mes dédains et mes regrets de l’amour d’un autre.
Le moine poussa un rugissement qui fit tourner vers lui tous les regards des spectateurs. Deux seuls n’y prirent point garde : c’étaient pourtant ses deux plus proches voisins, le cavalier et la jeune dame qui se disaient des paroles d’amour.
– Mais à présent je n’aime que toi. Le passé me semble, froid : avant toi, je n’avais jamais aimé. Oh ! non ! Toi seul, toi ! Je n’aime, je n’ai jamais aimé que toi. Bénie soit la mort de Pezarre qui m’a délivrée du malheur d’être à un autre.
Le moine se leva, tremblant de tous ses membres, et toujours la face masquée de son capuchon.
Et en ce moment, un grand bruit se fit dans l’arène, et tous les spectateurs qui garnissaient le balcon, se penchèrent pour mieux voir le taureau acculé contre la barrière et qui venait de mettre en pièces un tauréador. Tirés de leurs douces extases par ce qui se passait à leurs pieds, les deux amants firent comme les autres et se penchèrent autant qu’ils le purent sur le balustre de bois. Le moine aussi se pencha, mais ce fut pour frapper d’un coup terrible le cavalier qui tomba sur les cornes du taureau, et pour murmurer à l’oreille de la sénora :
– Souviens-toi de Pezarre !
Les damoiselles de BéthencourtEn la lignée de Béthencourt
S’engendreront huit pucelles :
Onc ne verrez bonnes amours
D’icelles.