« Eh ! maître Kreisherer, dit-il, saviez-vous que j’étais neveu de la vieille Marthe Leben ? c’est une nouvelle que vient de m’apprendre ce papier qui m’annonce la perte douloureuse que j’en ai faite, et me convoque à son enterrement, et aussi cet autre qui m’invite à assister à l’ouverture de son testament.
– Et je vous prie d’agréer mes félicitations, dit maître Kreisherer ; car on n’attribue pas d’autre enfant à votre défunte tante Marthe qu’un fils mort il y a quinze ans ; et, si vous êtes héritier, tout porte à croire que notre ami Vilhem Girl sera riche comme un maréyeur.
– Vous croyez ? » dit nonchalamment Vilhem ; et il remplit sa pipe. Quand il l’eut allumée : « Une chose me fâche, ajouta-t-il, c’est que ma tante ait cru devoir aller mourir à Fécamp, ce qui nécessite pour moi un voyage de quatre ou cinq lieues pour assister aux derniers honneurs qui lui seront rendus, tandis qu’elle serait tout aussi bien morte à Vatteau, à une petite lieue d’ici, où elle a longtemps séjourné. Les vieilles gens ont d’étranges caprices ! »
Et quand Vilhem se remit à fumer, il resta sur sa physionomie l’expression visible de son mécontentement.
Le lendemain, il partit avant le jour.
Sur la tombe de la vieille Marthe, un monsieur vêtu de noir s’avança, qui tira de sa poche un rouleau de papier qu’il déploya ; puis il se moucha et fit entendre cette petite toux dénonciatrice d’une lecture imminente.
C’est singulier, dit Vilhem, ce que va lire ce monsieur me fait tout à fait l’effet d’une oraison funèbre ; je serais assez curieux de savoir ce que l’on peut dire de ma tante Marthe, et à coup sûr on a bien fait de ne pas me charger de cette besogne ; je n’aurais guère trouvé à dire que : « Son pouls battait, son pouls ne bat plus. »
Le monsieur vêtu de noir commença. Après des considérations générales sur la mort qui frappe en aveugle les riches et les pauvres, les bons et les méchants, après quelques doléances sur la fin prématurée d’honorable dame Marthe Leben, après soixante ans d’une vie irréprochable, il poursuivit :
« Certes, messieurs, ce n’était pas une femme vulgaire que Marthe Leben, et personne peut-être n’a aussi bien rempli les conditions que les sages de tous les temps et de toutes les nations ont imposées aux femmes. L’épitaphe là plus vantée parmi les Romains fut celle-ci :
CASTA VIXIT ;
LANAM FECIT ;
DOMUM SERVAVIT.
Elle a vécu chaste ;
Elle a filé de la laine ;
Elle s’est renfermée dans sa maison.
Et je le prouve, messieurs :
Marthe Leben était devenue paralytique, et n’aurait pu sortir, quand même son esprit éclairé ne se fût pas fait une joie de la nécessité que la nature lui imposait de cette vertu domestique ; donc, domum servavit.
Casta vixit. Ici, messieurs, s’arrête l’investigation permise ; la vie privée doit être murée ; je regrette de ne pouvoir, sans manquer au respect dû aux morts, déployer à vos yeux cette vie sans aucun doute pure et sans reproche.
Lanam fecit. À nous qui avons vécu dans l’intimité de cette femme supérieure, il est connu que personne ? dans toute la France peut-être, ne tricotait avec cette rare perfection qu’elle eût nécessairement apportée à tout ce qu’elle eût fait, si sa modestie ne l’eût toujours empêchée d’entreprendre autre chose.
Personne, messieurs, et pardonnez si je renouvelle vos douleurs en rappelant ici les brillantes qualités de la femme que nous avons perdue ; personne ne doute qu’avec son exquise sensibilité, son esprit si richement doté par la nature, si l’on eût semé le grain fécond de ; l’éducation, il n’en fût résulté une riche moisson ; personne ne doute que Marthe Leben n’eût été capable de réussir dans les sciences et dans les lettres. Pour ce qui est des arts, le savant Haller a parfaitement remarqué que les personnes que la nature destine à ce culte sacré ont le système nerveux prodigieusement développé. Marthe Leben n’avait peut-être pas les nerfs d’une très grande délicatesse ; mais, comme le travail et la méditation des arts doivent prodigieusement accroître cette disposition, il n’est pas douteux non plus que notre illustre amie ne se fût placée, dans les arts, au premier rang que lui ont, dans l’ordre moral, acquis, sans contredit, ses singulières vertus.
Certes, messieurs, un si extraordinaire assemblage des plus brillantes qualités et des talents les plus divers aurait dû exciter l’envie, l’envie qui… (Ici une paraphrase fort étendue et que nous nous abstenons de rapporter, attendu qu’elle se trouve partout.) Mais, conformément à la maxime du sage, qui dit que la femme la plus vertueuse est celle dont on parle le moins, Marthe a échappé aux traits de l’envie, de l’envie que… (autre paraphrase), par sa précieuse modestie ; car, messieurs, si la femme la plus vertueuse est celle dont on parle le moins, je vous prends tous à témoin que cette palme est encore due à la couronne de notre immortelle amie ! Jamais femme ne vécut dans une aussi respectable obscurité, et je suis certain qu’aucun de vous peut-être n’en a jamais entendu parler, et que vous n’avez appris qu’elle avait vécu que par l’annonce de sa mort.
Pleurons donc, messieurs, sur cette tombe ! Pleurons en ce jour où la terre perd encore une des femmes qui honoraient l’humanité ; mêlons nos regrets à ceux des pauvres dont elle était la providence et l’appui ; et si aucun n’a suivi son convoi, cela ne peut s’expliquer que d’une manière, puisqu’un cœur si noble et si généreux, comme je viens de le prouver facilement, n’a pu manquer de soulager la misère : c’est que, conformément au précepte du Christ, sa main gauche ignorait ce que donnait sa main droite, et que, par une fraude pieuse, piè mendax, elle a dérobé aux pauvres la main bienfaisante qui probablement répandait dans l’ombre de prodigieux bienfaits.
– C’est étonnant, se dit Vilhem Girl, combien sont honnêtes gens les gens qui meurent. »
À l’ouverture du testament, il se trouva que Vilhem, malgré le nombre prodigieux de cousins et de neveux que se trouvent d’ordinaire avoir les gens riches, héritait de soixante mille francs, dont trente mille pour sa part légale, et trente mille d’un legs particulier. Dès le lendemain, il fut accusé criminellement d’intrigue et de captation ; le legs qui lui était particulier fut attaqué en nullité, et le testament fut argué de faux.
Il fallut chercher un procureur ; le procureur lui conseilla de chercher un avocat.
« Monsieur, dit Vilhem, je n’ai besoin d’aucun avocat, je dirai moi-même à messieurs les juges : “Je défie que l’on prouve que j’aie jamais parlé ni écrit à la testatrice. ”
– Monsieur, dit le procureur, ce n’est pas ainsi qu’on plaide ; il vous faut absolument un avocat.
– Eh bien, monsieur, dit Vilhem, donnez-moi celui que vous voudrez.
– Monsieur, dit le procureur, vous serez content. »
Le premier procès était pour avoir négligé une formalité qui l’exposait à quelques francs d’amende.
Le jour du jugement, après qu’on eut lu l’acte d’accusation, Vilhem le trouva si juste que, sans son procureur qui le retint, il se serait levé et aurait dit qu’il était prêt à payer, sans permettre à l’avocat de prendre la parole.
« Messieurs, dit l’avocat,
Certes je craindrais pour ma cause et pour mon client, me voyant pour adversaire l’une des lumières les plus éclatantes du barreau, si je ne me confiais en votre justice et en cette respectueuse observation de la loi dont vous m’avez déjà donné tant de preuves.
On ne peut nier, messieurs, que la société ne soit dans un état de crise, et que les destinées de l’avenir ne nous apparaissent confuses et effrayantes comme de sanglantes comètes ; et permettez que je vous dise ici, messieurs, qu’ils n’étaient pas si fous, ces anciens qui considéraient ces signes célestes comme l’annonce de la colère divine. L’homme, quoi qu’il en ait, ne peut se dérober aux influences atmosphériques, et cède involontairement à l’effroi physique qu’inspirent à tout ce qui est créé ces grands bouleversements de la nature.
… Steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit.
Or, messieurs, où devons-nous chercher les causes de ce malaise social, de cette agitation qui s’est emparée de diverses classes de la société ? C’est ce que je vais examiner, après avoir réfuté tour à tour les soixante-douze opinions différentes émises précédemment à ce sujet par des hommes dont j’estime les talents, mais qui me paraissent cette fois être tombés dans une grande erreur, errasse immodice.
La première opinion que je réfuterai, messieurs, est celle…
– Avocat, dit un des juges, n’aimeriez-vous pas autant arriver à la question ?
– Qu’est-ce à dire, messieurs ? dit l’avocat se tournant vers ses confrères : est-ce au milieu du barreau qu’un magistrat ose borner la défense de l’accusé, et interdire au défenseur-né de la veuve et de l’orphelin les paroles qui doivent protéger ses clients contre les embûches de la calomnie ?
Messieurs, continua-t-il, devant vous, à la face de toute la ville de Fécamp, à la face de toute la France, de l’Europe entière (car ici la cause change d’aspect, elle devient intéressante pour tous les peuples qui ont des lois), je proteste énergiquement contre la tentative criminelle du magistrat qui a voulu arrêter l’essor victorieux de la défense.
Où sommes-nous, messieurs, dirai-je avec l’orateur romain ? ubinam gentium sumus ? Et ne réussirons-nous jamais à abattre les têtes toujours renaissantes de l’hydre de la tyrannie ?
Mais, veuves, orphelins et accusés, la défense ne vous manquera pas ; je verserai jusqu’à la dernière goutte d’un sang qui appartient à la patrie, avant de vous abandonner à la corruption et à l’iniquité. »
Il se fit dans l’assistance un murmure d’approbation ; quelques applaudissements même se firent entendre.
« Monsieur, dit Vilhem en tirant l’avocat par son habit, ces messieurs ne vous ont rien dit que ce que j’allais vous dire-moi-même ; personne ne veut de votre sang, et votre colère ne sert qu’à prévenir les juges contre ma cause. »
L’avocat ne répondit pas et continua :
« Messieurs, la première des soixante-douze opinions que j’ai à réfuter est celle… etc. »
Et il poursuivit. Au bout d’une heure, comme il réfutait la cinquante-huitième opinion erronée sur les causes du malaise social, un des juges prit encore la parole et dit :
« Au nom du ciel ! avocat, arrivez au testament.
– Vous me voyez, messieurs, dit l’avocat, dans un triste étonnement ; je ne sais comment concilier le respect que je dois à la cour avec l’indignation qui déborde de mes lèvres ! Eh quoi ! messieurs, les ennemis de mon client ont-ils donc réussi, par leurs manœuvres perfides…
– Mon bon monsieur, dit Vilhem, je n’ai pas d’ennemis, que je sache ; je ne connais personne ici et personne ne me connaît.
–… Par leurs astucieuses menées, poursuivit l’avocat, à faire taire la voix de la justice, à pousser les magistrats à refuser d’entendre une cause qui intéresse tous les honnêtes gens ? Je proteste encore, messieurs, contre la violence qui m’est faite, et je n’abandonnerai pas le malheureux dont on a juré la perte. Si l’on veut m’imposer silence par la force, on n’arrachera ici que les lambeaux de mon corps, et on souillera de mon sang le sanctuaire profané de la justice.
– Mais, monsieur, dit Vilhem au procureur, quelle mouche pique cet homme ? Que veut-il que l’on fasse de son corps et de son sang ? et pourquoi cet étalage d’héroïsme ampoulé ? À coup sûr, les injures qu’il adresse aux juges vont me faire perdre ma cause.
– Monsieur, dit le procureur, il faut bien qu’il profite de cette occasion de montrer son indépendance ; et c’est une plaidoirie bien remarquable.
– Monsieur, dit Vilhem en tirant l’avocat par son habit, je vous défends de continuer sur ce ton.
– Oui, homme naïf et bon, s’écria l’avocat, je conçois tes craintes devant la corruption et la tyrannie ; mais rassure-toi, je ne l’abandonnerai pas. La cinquante-neuvième opinion que j’ai à réfuter… »
Vilhem sortit de l’audience.
Une heure après, il apprit qu’il était condamné aux dépens.
« C’est un beau plaidoyer, » disait le public en sortant de l’audience.
Comme Vilhem, d’après son habitude, profitait d’un rayon de soleil pour fumer à la porte de la maison qu’il habitait, plusieurs personnes, en passant devant lui, le regardèrent avec dédain, d’autres le saluèrent affectueusement ; mais tout le monde, le soir, disait dans la ville : Avez-vous vu l’héritier de la vieille Marthe ? il a des façons bien vulgaires.
Le lendemain, Vilhem n’osa pas fumer dehors.
Toutes sortes de marchands et de fournisseurs vinrent lui faire des offres de service.
Ses cousins, ses adversaires dans le procès relatif au testament, racontaient à tout le monde quelle avait été jusque-là son existence.
Et le pauvre Vilhem, qui jamais de sa vie ne s’était trouvé malheureux, commença à croire qu’il avait jusque-là été le plus infortuné des hommes.
Puis, comme tout le monde, dans la ville, paraissait le connaître, presque sans l’avouer, il serra un peu plus sa cravate et s’efforça de rendre le nœud plus gracieux ; il plaça son chapeau sur sa tête avec plus de soin, et fit approcher les boutons de son habit pour qu’il dessinât mieux ses formes et sa taille.
C’étaient des soins et des soucis que Vilhem n’avait jamais eus. Joignez à cela des assignations à déchiffrer et toutes les paperasses des hommes de loi, qui, si on prenait leur verbiage à la lettre, ont toujours l’air d’être en droit et en disposition de vous faire trancher la tête ; tout cela fatigua tellement Vilhem, qu’un matin il partit sans rien dire et retourna à Étretat.