I - Pourquoi l’étudiant Hugues quitta Paris-1
I
Pourquoi l’étudiant Hugues quitta Paris
Hugues était fils d’un cultivateur médiocrement riche des environs du Havre. Quelques dispositions pour l’étude, qu’il avait montrées de bonne heure, avaient engagé son père à le mettre au collège à Rouen ; plus tard il levait envoyé à Paris pour y étudier le droit.
Les idées qui, en nombre à peu près égal à celles de la plupart des autres hommes, meublaient la tête de l’étudiant, étaient produites, d’abord par les romans de toutes sortes dont il avait rempli sa mémoire, puis par la fréquentation d’autres étudiants qui lui avaient inculqué quelques parcelles de la philosophie incrédule du XVIIIe siècle.
Il est facile de comprendre que, de deux éléments ainsi opposés, il devait naître une foule d’inconséquences et d’idées contradictoires, et que Hugues, tout en affichant l’incrédulité verbeuse et assez ridicule dont ses camarades se faisaient gloire, ne laissait pas d’avoir en même temps les croyances au moins aussi ridicules que lui avaient données ses lectures. L’apprentissage de la vie devait être dur pour lui ; chacun de ses pas était une lourde chute. Très jeune encore, enthousiasmé de la lecture de Robinson, et redoutant une correction paternelle, il avait passé deux mois à la campagne, espérant trouver une caverne commode, des fruits et des œufs d’oiseaux. Au bout de ce temps, il était revenu maigre, pâle, affamé, exténué, sale, en lambeaux, et souffrant d’un rhumatisme qu’il garda toute sa vie. Plus tard, timide comme l’est tout jeune homme fier et bien élevé, il prit son embarras dans un salon pour un philosophique éloignement du monde, sa gaucherie auprès des femmes pour un sage mépris de leur frivolité, sa maladresse à la danse pour une juste horreur d’un amusement ridicule et insignifiant.
Cette bienveillance pour tout le monde que l’on a à dix-huit ans et que l’on n’ose manifester par crainte de ne la pas voir assez accueillie, retombait sur son cœur et lui causait ce genre d’irritation que l’on n’éprouve jamais que contre les gens qu’on aime ou qu’on se sent disposé à aimer ; il se crut misanthrope, s’éloigna de la ville pour aller aux champs vivre au milieu des vertus paisibles des laborieux habitants de la campagne : c’est sous la cabane du pauvre, à l’ombre des bois verts, sur les prairies émaillées, que devaient se trouver la vertu, la gaieté, la franchise, la bonhomie, l’égalité. Il ne rêvait qu’à la naïve pudeur des filles des champs, se mirant dans le cristal des fontaines ; à la danse si gaie, sous les arbres, au son de la musette ; à la paix, au bon accord, qui devaient régner entre ces bons paysans. Il partit.
Comme il approchait d’un village, il vit de loin, avec une sensation désagréable, que les chaumières étaient couvertes de tuiles et d’ardoises. Plus près, il n’y avait d’autres prairies que des champs de betteraves et de navets, d’autres fontaines que des mares infectes, d’autres vierges que de grosses sales filles à la voix rauque, aux discours grossiers ; la musette, dont il ne connaissait que le nom, se montra alors une peau puante, rendant, sur les lèvres avinées d’un pataud, des sons aigres et insupportables. Des voituriers, conduisant dans la boue une charrette pesamment chargée, accrochèrent la voiture légère sur laquelle était Hugues, et faillirent la renverser. Il s’ensuivit une querelle entre le voiturier de Hugues et les paysans ; dans la rixe, Hugues reçut sur le nez un coup de râteau tellement v*****t, que le râteau se cassa.
À ce moment passait le magistrat du lieu, en sabots, en grosse veste et en bonnet de laine. Hugues, fut saisi d’une véhémente admiration pour cette noble simplicité de mœurs. Il crut voir un patriarche, et lui parla comme il eût parlé en pareil cas. Le magistrat l’écouta ; puis ayant entendu en même temps les charretiers qui couvraient sa voix de la leur, il prononça cette mémorable sentence : « Tout bien entendu, il y a eu un râteau de cassé, il faut que ce râteau soit payé ; monsieur donnera trois francs. » Hugues, presque aussi étourdi du jugement que du coup de râteau, donna trois francs : et pensant que ce village, trop près de la ville, avait pris quelque chose de sa corruption, il revint sur ses pas, aux huées des charretiers et du magistrat, et attendit avec impatience le moment où il pourrait aller plus loin chercher la douce paix et les vertus champêtres.
Hugues avait son logement dans un quartier retiré : il habitait une chambre tout au haut d’une maison, sur une terrasse. Il pouvait contempler une grande étendue de ciel et respirer un air assez pur. Il jouissait du lever et du coucher du soleil et voyait le jour une demi-heure avant qu’il fut descendu dans la rue, et une demi-heure après qu’on avait allumé les lanternes. Ajoutez que le vent qui, aux Tuileries, faisait à peine frissonner les dentelles aux mantelets des femmes, produisait chez l’étudiant de véritables ouragans, brisait les vitres et emportait les cheminées.
Quand on faisait quelque plaisanterie sur la prodigieuse élévation de son logement, que l’on prétendait être au quatorzième étage, il répondait, en souriant, qu’ayant, en sa qualité d’artiste, commerce avec les dieux, il avait cru devoir, pour la facilité des communications, leur épargner une partie du chemin.
Sa chambre était meublée d’abord de quatre murailles et de deux fenêtres, puis de quatre nattes de jonc, d’un lit, d’un grand fauteuil et de deux chaises incomplètes. Aux murailles pendaient des fleurets, quelques ébauches données par des camarades, et trois ou quatre pipes de différentes couleurs et de diverses dimensions.
Il était rare que Hugues fût seul dans son logis. Quelques camarades étaient le plus souvent occupés à fumer chez lui et à parler politique.
Il serait difficile de préciser la date de cette histoire ; nous ne pensons pas qu’aucun des personnages qui y figurent soit aujourd’hui vivant ; mais c’était l’époque où la jeunesse française commençait à échanger la gaieté insoucieuse et l’abandon si gracieux de son âge contre une gravité et des préoccupations tristes, si elles sont réelles ; ridicules, si elles sont factices. On commençait alors, ce qui est si commun aujourd’hui que l’on ne s’en aperçoit plus, à rejeter dix belles années de sa vie, dix années dans lesquelles l’homme, dans toute la force du corps et de l’esprit, emploie sa puissance à jouir, pendant les quelques instants qui forment une limite si étroite entre les désirs et les regrets. Aujourd’hui l’on passe de l’enfance à l’âge mûr ; on a supprimé la jeunesse, et c’est sans intervalle que, après avoir employé la première moitié de la vie à désirer la seconde, on consume la seconde à regretter la première. Si l’on secoue l’arbre en fleur, si l’on fait tomber avant le temps cette neige odorante qui le couronne au printemps comme une fraîche guirlande de fiancée, on n’en aura pas pour cela plus de fruits.
En ce temps-là, commença pour Hugues un enchaînement de malheurs.
Hugues, je ne sais si nous l’avons dit, ou du moins si nous l’avons dit clairement, faisait semblant d’étudier le droit, et ne s’occupait que de peinture, quand il s’occupait de quelque chose. Quelques lettres de recommandation qu’il avait apportées, passablement d’esprit et une certaine élégance naturelle, et un remarquable habit marron à collet de velours, le faisaient recevoir dans une société, assez distinguée.
Hugues ne manqua pas de devenir amoureux d’une des femmes qu’il rencontrait le plus fréquemment
Comme il arrive souvent, celle en laquelle il crut trouver l’assemblage de toutes les vertus, de tous les talents, de toutes les grâces, fut celle qui la première lui parut jeter sur lui un regard favorable, ou qui la première laissa tomber un petit gant blanc que Hugues put ramasser, ce qui lui donna l’occasion, la hardiesse de lui adresser quelques mots sur la blancheur d’une main assez grosse que renfermait un peu difficilement le petit gant blanc.
Son hommage fut assez bien accueilli ; la vivacité de ses sensations, le romanesque de ses idées, avaient un charme assez puissant aux yeux de la femme qu’il croyait avoir choisie.
Mais une série de petites infortunes vint l’arrêter près du but.
Un soir, comme il lui donnait le bras sur les boulevards, par un temps frais et serein qui avait fait naître l’idée de revenir à pied de l’Opéra, il fut accosté par une mendiante : c’était une pauvre femme dont les grands yeux bleus inspiraient la pitié pour un tout petit enfant qu’elle portait dans ses bras. Fidèle aux traditions des héros de roman, Hugues donna sa bourse à la mendiante.
Dans les romans, une semblable action ne passe jamais inaperçue ; cette fois, au contraire, la femme qu’il accompagnait, distraite ou préoccupée, ne vit pas ses largesses. Il arriva un peu plus loin qu’un enfant, couvert de suie, le poursuivit en lui demandant un sou. Hugues, du premier mouvement, fouilla à sa poche ; mais il avait si littéralement donné sa bourse, qu’il ne lui restait pas même le sou que lui demandait l’opiniâtre savoyard, qui le poursuivit de sa voix dolente et de sa démarche de chien battu, jusque par-delà la Madeleine, sans qu’il fût possible à notre infortuné héros d’en débarrasser ni lui ni sa compagne.
À quelques jours de là, Hugues se trouva faire chez elle une visite du matin. Madame *** avait du monde. Les gens qui se trouvaient là avaient ou l’avantage d’une position sociale ou celui de la fortune. Hugues avait bien de son côté quelques avantages à opposer à ceux-là : il était jeune, beau, distingué, bien élevé ; mais tout cela ne servait qu’à obliger les autres à se prévaloir plus somptueusement de ce qui devait les mettre au-dessus du jeune artiste. Une chose surtout le mettait mal à son aise : il y a une sorte d’affiliation au monde qu’il faut obtenir, quand on veut y vivre ; quelque chose d’indescriptible à quoi les gens du monde se reconnaissent comme membres d’une même famille. Hugues, jeune, sans fortune, sans talent reconnu, sans famille, se trouvait naturellement dans le monde sans en faire partie.
Ce jour-là, il fut d’abord un peu soucieux de voir madame *** ainsi entourée ; il se figura facilement qu’il eût trouvé le courage de lui parler, s’il l’eût trouvée seule, quoique très certainement cela n’eût fait qu’accroître son indécision et sa timidité.
La conversation continua sans que son arrivée y changeât rien ; on parlait de gens et de choses qui lui étaient inconnus : c’est une impolitesse qu’ont fréquemment les gens qui se piquent le plus de savoir vivre. Relativement à Hugues, elle était d’autant plus choquante qu’elle n’était pas involontaire. Il se hasarda à glisser une remarque assez fine et spirituelle sur ce que Venait de dire un des interlocuteurs. Sitôt qu’il eut parlé, une autre personne répondit, non pas à la phrase de Hugues, mais à la phrase précédente, semblant considérer ce qu’il avait dit comme non avenu. La conversation continua. Une seconde tentative de Hugues ne fut pas plus heureuse. Madame *** avait trop d’esprit et de tact pour ne pas s’être aperçue de l’affectation de sa société à exclure ainsi le pauvre étudiant Hugues ; elle méditait de ramener, par une transition adroite, la conversation à une marche générale, lorsque l’étudiant se leva, salua silencieusement et sortit.
Il rentra chez lui, humilié, furieux, pleurant de colère, et méditant de devenir millionnaire et maréchal de France pour humilier à son tour ceux qui l’avaient ainsi maltraité ; mais ce projet ne pouvait avoir une exécution assez immédiate, et provisoirement il écrivit une longue lettre à madame ***.
Dans cette lettre, il faisait de l’indignation démocratique ; en la relisant, il eut le bonheur de la trouver ridicule, et la remplaça par un billet. Au billet, il joignit un bouquet de jonquilles, à limitation des élégants du temps de Louis XV.
Il serait, disait-il, bien heureux de voir ses jonquilles le soir dans les beaux cheveux de madame ***, à un bal où ils devaient se rencontrer.
« Ce pauvre garçon, se dit madame ***, il a été malheureux ce matin ; il est parti trop tôt et n’a pu voir mes efforts pour le mettre à son aise ; j’ai à ses yeux des torts que je dois expier : je mettrai ses jonquilles dans mes cheveux. »
De son côté, Hugues exhalait son indignation contre les grands, les favoris de Plutus, etc.
Il regrettait amèrement les temps passés, où un homme de cœur et habile aux jeux de Mars était l’égal de tous.
Le temps passé a ceci d’agréable qu’on lui prête volontiers tout ce qui manque au temps présent. Nous avons eu la curiosité de rechercher dans les livres les plus anciens : nous n’avons pas trouvé un seul écrivain qui ne regrettât le passé et ne se plaignît du présent, que nous regrettons aujourd’hui qu’il est devenu passé à son tour.
Sans remonter aux livres indiens et égyptiens, où ces doléances sont fréquemment répétées, nous avons trouvé dans quelques anciens écrivains des plaintes exactement semblables, et sur les mêmes sujets, à celles que l’on formule aujourd’hui :