II - Où l’on voit comment l’étudiant Hugues marcha sur le pied d’un homme blond, et ce qui en advint-1

2095 Words
II Où l’on voit comment l’étudiant Hugues marcha sur le pied d’un homme blond, et ce qui en advint Il y a cinq ou six lieues du Havre-de-Grâce au petit port d’Étretat. On y va du Havre presque toujours en montant, à travers champs, sans rien voir qui ressemble à la mer : il semble presque que l’on est dans une plaine de la Beauce ; mais il vient un moment où, après une dernière montée, l’horizon se dévoile, et, à près de cinq cents pieds au-dessous du spectateur, on découvre la mer jusqu’à une grande distance. Il est impossible à cet endroit de ne pas s’arrêter quelques instants pour contempler le magnifique spectacle que l’on a sous les yeux. Étretat n’est pas un port construit de main d’homme ; c’est une baie naturelle entre de hautes falaises coupées à pic et des roches énormes. La bourgade est placée entre deux collines, et il paraîtra remarquable qu’il n’y ait aucune habitation sur le versant de l’une ni de l’autre, quand on saura que le vent du sud-ouest ne peut souffler un peu fort sans faire entrer la mer dans les rues d’Étretat ; plusieurs fois, en creusant des caves, on a trouvé des maisons, en partie détruites, enfouies sous le sable de la mer, à une époque dont personne n’a le souvenir. Hugues arriva de bonne heure, non sans s’être égaré plusieurs fois dans le trajet. Il ne connaissait pas Étretat, et se sentit épanouir le cœur quand il fut parvenu à l’endroit où il n’y avait plus qu’à descendre. Toutes les collines étaient couvertes d’ajoncs, buissons verts épineux, dont les fleurs jaunes sont si nombreuses, qu’à quelque distance il semble au soleil voir un immense drap d’or étendu sur la terre ; puis au loin la mer était d’un bleu sombre, et à l’horizon s’élevaient de chaudes vapeurs. Quelques navires passaient au large, et leurs voiles blanches, gonflées par un frais vent d’est, leur donnaient la forme et la démarche de grands cygnes glissant sur l’eau. Hugues descendit à Étretat par des chemins creux, sur les bords desquels de grands arbres et des aubépines en fleur formaient de longs berceaux. Samuel Aubry était à la messe, ainsi que la plus grande partie des habitants ; Hugues se dirigea vers l’église. Comme il passait près d’une petite maison dont une grande vigne couvrait toute la façade, des pampres verts qui cachaient presque la fenêtre sortit une voix de femme. Hugues leva la tête et aperçut une ravissante figure de fille avec des cheveux blonds et des yeux d’un beau bleu pur. À cette voix, un homme qui sortait de la maison se retourna, la jeune fille rejeta en arrière les cheveux qui lui tombaient sur le front et dit : « N’oubliez pas, mon bon Vilhem, de ramener mon père aussitôt après la messe. » Puis elle disparut. Hugues resta quelques instants immobile devant la fenêtre ; mais personne ne reparut, et il doubla le pas pour rejoindre l’homme qui sortait de la maison. C’était se rapprocher de la jolie fille que de causer avec quelqu’un qui venait de la quitter ; et d’ailleurs il saurait par lui qui elle était. Vilhem était assis contre une haie et allumait sa pipe ; près de lui était un gros chien de Terre-Neuve, noir et blanc. Pour entrer en conversation, l’étudiant, après avoir cherché longtemps quelque chose d’adroit et de bien tourné, finit par dire : « Quelle heure est-il ? – Je n’en sais rien, » dit Vilhem. Puis il se leva et continua sa route, suivi de son chien. Hugues marchait à côté de lui. Mais la conversation était entièrement tombée. Il tenta de la relever. « Savez-vous, demanda-t-il, où est Samuel Aubry ? – C’est chez lui qu’il faut le demander, répondit Vilhem. – J’y suis allé. – Eh bien ? – Eh bien ! on m’a dit qu’il était à l’église. – Alors, vous en savez plus que moi. – Où est l’église ? – J’y vais ; suivez-moi. » Hugues le suivit sans pouvoir le faire parler davantage. Vilhem semblait entièrement absorbé par sa pipe, qu’il n’éteignit qu’au moment d’entrer dans le temple. L’église, à cette époque, n’était pas encore défigurée par le hangar de planches et de plâtre dont on l’a agrandie aujourd’hui. Elle ne consistait qu’en ce petit vaisseau formé d’arceaux gothiques, élevés, légers, dentelés, et laissant passer, à travers des rosaces de vitraux de couleur, un jour mystérieux et tranquille. Chaque famille avait son banc ; femmes, hommes, enfants, s’y rangeaient, plus ou moins pressés, selon le nombre des membres de la famille. Les hommes étaient vêtus de larges vestes brunes ou bleues et de pantalons semblables ; des chemises de laine rouges ou bleues rabattaient leur col sur les épaules : toutes les barbes étaient fraîchement faites. Les femmes étaient propres et coquettement arrangées ; presque toutes, et ce goût a subsisté, étaient vêtues de violet ; un mantelet, à capuchon presque universellement noir, encadrait gracieusement leur visage. Tout le monde était recueilli et silencieux. Vilhem, en entrant, trempa l’extrémité de ses doigts dans l’eau bénite et se signa ; puis il se mit à genoux sur la dalle et pria. Sur un des premiers bancs était un homme qui semblait âgé de quarante ans. Ses cheveux blancs grisonnaient ; sa figure était calme et bienveillante ; il ne manquait pas d’un certain embonpoint. Son teint, légèrement coloré, n’était pas hâlé par l’air comme celui des autres hommes qui remplissaient l’église. Il était seul dans son banc ; en apercevant Hugues, il s’inclina silencieusement et se recula pour lui offrir une place à côté de lui ; mais Hugues remercia d’un signe et resta debout. Il ne voulait pas s’éloigner de son silencieux compagnon de voyage. Quand le bedeau apporta le pain bénit, celui qui avait offert à l’étudiant une place sur son banc eut encore la complaisance de lui passer la corbeille. Hugues, sans rien prendre, la présenta à Vilhem Girl ; mais celui-ci la refusa. Alors les enfants de chœur se mirent à chanter. C’étaient de ces originales et simples harmonies que produit l’Allemagne ; de cette musique qui vous enlève de la terre et emporte l’esprit dans ces douces rêveries qui révèlent le ciel. La messe finit et on sortit de l’église. Maître Kreisherer aborda à ce moment l’étudiant et lui dit : « Vous n’êtes pas de notre pays ? » Mais Hugues, qui craignait de perdre Vilhem, et qui s’en trouvait séparé par quelques personnes, ne lui répondit pas et doubla le pas. Il ne tarda pas à rejoindre Vilhem ; mais, comme il allait lui adresser la parole, celui-ci le prévint, et, lui montrant un homme qui sortait de l’église, il lui dit : « Voici Samuel Aubry. » Hugues aborda l’homme qui lui était désigné et l’accompagna jusque chez lui. Le soir, en s’en allant, Samuel conduisit son hôte. On passa devant la petite fenêtre aux pampres verts : elle était éclairée en dedans et fermée. Il parut à Hugues que des chants se faisaient entendre ; mais il n’avait, vis-à-vis de Samuel Aubry, aucun prétexte de s’arrêter. Il retourna plusieurs fois la tête, en ayant soin de se tenir du côté du chemin opposé à la maison, pour la voir plus longtemps. Au moment où le chemin tournait, et où il devait nécessairement la perdre de vue, il s’arrêta, assura Samuel qu’il trouverait sa route parfaitement. Samuel le chargea pour son père de commissions dont Hugues, les yeux fixés sur la petite fenêtre, n’entendit pas un seul mot. Il y joignit d’aussi inutiles instructions sur sa route. Ils se séparèrent. Hugues partit au galop, mais bientôt son cheval prit le trot, et ensuite le pas, sans qu’il y fît attention. Son imagination était absorbée par les souvenirs de la journée : l’aspect imposant de la mer, la jolie tête blonde, la musique ravissante de l’église. Il s’égara complètement, et n’arriva chez son père que fort avant dans la nuit. Il refusa de souper, et se coucha sans parler à personne, tant il craignait la moindre distraction aux rêveries dans lesquelles il était plongé. Il y avait trois personnes dans la petite maison. Maître Kreisherer, comme l’indique son nom, comme l’indiquait plus évidemment encore son extérieur à ceux qui l’ont connu, n’était pas du pays. C’était un musicien de Sweibrucken, homme de talent ignoré, qui avait toujours vécu comme vivent et meurent certaines plantes au sommet des montagnes inaccessibles. Elles déroulent leurs pétales de pourpre ou de saphir, et exhalent leurs parfums sans que personne en jouisse : seulement quelquefois le soir une brise porte ce parfum à une fille ou à un poète qui rêvent, sans qu’ils puissent savoir si ce parfum vient du ciel ou de la terre. Maître Kreisherer avait vécu ainsi longtemps dans son pays, dans la paroisse d’Uweiler. Confiné dans une pauvre commune, entouré de gens qui sentaient bien les charmes de ses compositions, mais n’étaient pas assez vains de leur bonheur pour vouloir le faire envier aux autres, et d’ailleurs auraient été fort inhabiles à rendre leurs sensations, le maître de clavecin était entièrement ignoré, sans chagrin de l’être : car l’étude de son art lui donnait autant de jouissances qu’il lui en fallait ; et les jeunes filles et les jeunes garçons ne valsaient que sur des airs composés par lui et qui se répandaient parfois jusqu’à la fameuse taverne de Rubenhaus, à dix lieues de là, sans que personne en ; connût l’auteur. Il avait plus tard vu mourir sa femme ; le chagrin qu’il en avait conçu, et le soin de recueillir le bien qui revenait à sa fille, car sa femme était Française, l’avaient fait passer en France, et le hasard l’avait fixé à Étretat, où il était devenu successivement maître de chant des enfants de chœur et maître d’école ou plutôt clerc, pour nous servir d’une expression encore en usage sur toute la côte de Normandie. Pour Vilhem, que connaissent bien ceux qui ont lu nos précédents récits, c’était ce paresseux Vilhem qui ne se donnait guère de mouvement que pour faire quelques menus ouvrages qui fournissaient à sa nourriture et à son tabac, plus précieux que sa nourriture ; mais comment avait-il quitté l’Allemagne et Sweibrucken, et comment était-il venu à Étretat ? Vilhem Girl, d’une famille bourgeoise de Sweibrucken, avait reçu une éducation distinguée. Deux fois dans sa vie il avait été sinon riche, du moins fort à son aise, et deux fois il s’était vu réduit à la plus complète pauvreté. Il lui était reste des vicissitudes de sa vie un dédain excessif pour les choses humaines, et une seule passion, la paresse. Non une paresse lourde, somnolente, stupide ; mais une paresse raisonnée, spirituelle, et appuyée des plus solides et des meilleurs arguments ; une paresse fondée sur le peu d’importance des choses les plus fatigantes à acquérir et les plus difficiles à conserver. Il avait été compris dans une levée de troupes, et avait mieux aimé s’exposer aux dangers de la désertion que de subir un métier qui lui était odieux pour une foule de raisons que nous n’avons pas le loisir de détailler ici. Il était venu en France, et s’était fixé dans ; le petit bourg d’Étretat ; son choix pour cette résidence avait été déterminé par la rencontre de maître Kreisherer, son compatriote et un peu son cousin. Il faisait à Étretat ce qu’il avait fait en Allemagne ; il faisait avec empressement un travail qui lui donnait le droit de ne rien faire pendant plusieurs jours. Il fumait et buvait du cidre avec maître Kreisherer, non sans regretter quelquefois la bière blanche de Thal-Strage. Il aimait surtout à entendre le soir maître Kreisherer jouer sur son clavecin quelques vieux, airs allemands, ou Thérèse, de sa voix pure, chanter les mélodies qu’inspirait à son père la poésie de la mer. Tous trois passaient ainsi de longues soirées. Maître Kreisherer avait quelques regrets du passé et quelque sollicitude de l’avenir, car Thérèse était en âge d’être mariée. Thérèse avait bien peu de passé dont elle put se souvenir, et, quoiqu’il ne fût pas impossible qu’elle désirât quelque chose, il lui aurait été difficile de dire ce qu’elle désirait. Pour Vilhem Girl, il ne désirait rien, ne craignait rien, ne regrettait rien, et se trouvait l’homme le plus heureux du monde. Une année après son arrivée à Étretat, il arriva à Vilhem la seconde bouffée de fortune dont nous avons légèrement parlé. Un soir d’hiver, maître Kreisherer était assis dans un grand fauteuil, presque sous le manteau d’une haute cheminée ; devant lui était une table, sur cette table deux verres et un pot de gros cidre ; de l’autre côté de la table était un fauteuil vide. Vilhem entra, et se mit sans rien dire dans un fauteuil et ralluma sa pipe ; maître Kreisherer se mit à narrer à son commensal comment Guy d’Arezzo, moine bénédictin de Toscane, avait imaginé la gamme, et lui cita la strophe de l’hymne à saint Jean d’où il avait pris les dénominations des notes : Ut queant laxis resonare fibris Mira gestorum famuli tuorum, Solve polluti labii reatum, Sancte Joannes. À l’attitude de Vilhem Girl, à son regard imperturbablement fixé sur les bouffées régulières de sa fumée, il était facile de voir qu’il s’intéressait peu aux discours du musicien, et qu’il était là, non pour écouter ni pour répondre, mais pour se chauffer, assis commodément, et fumer sans nul autre souci que de remplir sa pipe chaque fois qu’elle arrivait à ne plus contenir que de la cendre, et de vider son verre après l’avoir machinalement porté en avant pour rencontrer celui de maître Kreisherer. Thérèse joua de la harpe, et Vilhem, contre son habitude, parut plutôt attendre la fin de la musique que se laisser bercer aux douces rêveries que d’ordinaire elle excitait en lui. Il prit enfin la parole.
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