II - Où l’on voit comment l’étudiant Hugues marcha sur le pied d’un homme blond, et ce qui en advint-3

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Il trouva maître Kreisherer étendu dans son grand fauteuil : devant lui était une petite table, et sur la petite table le pot de gros cidre et les deux verres que Thérèse n’avait pas cessé d’y mettre par habitude, quoique depuis plusieurs jours Vilhem eût laissé la place vide. Vilhem reprit sa place à l’autre coin de la cheminée. « Maître Kreisherer, dit Vilhem, je vous trouve justement aujourd’hui comme je vous ai laissé il y a une semaine. Vous êtes sage et heureux. Pour moi, je n’ai jamais été si malheureux. Je suis devenu honteux de ma pauvreté passée, humilié de mes modestes vêtements, désireux de la ridicule parure des jeunes gens à la mode, envieux des regards que les femmes laissent tomber sur eux ; je n’ose plus fumer dans la rue, et je crains de garder sur moi l’odeur du meilleur tabac ; depuis une semaine j’ai fait tant de folies qu’il faudrait un mois pour les raconter. Voyez ; j’ai fait serrer mon habit pour dessiner ma taille, mes cheveux sont presque frisés, par vanité j’ai fait l’aumône à des pauvres qui, à coup sûr, ont plus d’argent que moi, puisque je n’en ai pas du tout. Je suis arrivé au point de marcher prétentieusement et de m’inquiéter de l’impression que je peux faire aux passants ; et je ne suis pas bien sûr de n’avoir pas fait un jeu de mots avant-hier. Depuis que j’ai hérité, on m’a accusé d’être faussaire et captateur de testaments ; on a fouillé dans ma vie pour médire de moi et me calomnier. Tout le monde a pris sur moi des droits plus ou moins impertinents ; chacun juge ce que je fais et ce que je ne fais pas. On prétend que j’ai à remplir envers la société des devoirs dont jusqu’ici on ne m’avait jamais parlé. Chacun veut m’imposer sa folie particulière, et m’appeler sage à condition que je serai fou comme lui, ou du moins que je serai fou à son profit. Un soir, je me suis couché sans souper, parce que je n’avais d’argent que pour souper chez un mauvais cabaretier, et que je craignais d’être vu en entrant ou en sortant. On m’a fait lire des griffonnages menaçants, auxquels il m’est impossible de rien comprendre ! ; on me fait entendre des oraisons funèbres, et on me force de payer un avocat qui, au lieu de parler de ma cause, insulte les juges et me fait condamner ; et des gens que je n’ai jamais vus m’écrivent et m’appellent leur ami. Ainsi, je me suis enfui ce matin en maudissant la mémoire de ma tante Marthe ; et j’aimerais mieux mourir que de mettre jamais les pieds à Fécamp, théâtre des plus grands malheurs qui aient tourmenté ma vie. Je reprends mon indépendance et ma pauvreté ; j’abandonne mon funeste héritage aux procureurs, aux amis, aux huissiers, aux cousins. Quand j’étais pauvre, je n’étais qu’un homme ; je ne devais compte de mes actions, de mes opinions, de mes pensées à personne. Riche, je deviens citoyen, on circonscrit mes idées dans les limites des intérêts de ma ville ; je me trouve intéressé à une foule de choses dont je ne m’occupais pas : une émeute d’ouvriers, le vent soufflant de l’ouest, une fausse nouvelle répandue par des agioteurs, tout cela prend de la gravité pour moi, et me donne le désir de lire la gazette. Adieu à ma fortune et à tous les soucis qu’elle m’apportait, et, maître Kreisherer, buvons à mon heureuse délivrance ! – Mais, mon ami Vilhem, dit maître Kreisherer, c’est une étrange folie d’abandonner ainsi la fortune que le sort vous envoie, sans en tirer le moindre bénéfice pour le présent ou pour l’avenir. – Vous avez raison, maître Kreisherer, dit Vilhem, aussi je vous donne, si vous voulez, ma fortune et mes procès pour quinze bouteilles de cette excellente bière blanche que nous buvions autrefois à Utweiler, et qui se brassait à Sweibrucken, à l’extrémité de Thal-Strage. Je parle sérieusement, répondit Vilhem au sourire du maître de musique et de sa fille ; je vous jure sur l’honneur que je parle sérieusement. Le voulez-vous ? – Non, dit maître Kreisherer ; je n’ai besoin de rien, et les soucis de la chicane n’ont que faire dans ma maison. Ma fille Thérèse trouvera un mari ; je gagne tout autant d’argent qu’il m’en faut, et j’ai quelques économies pour subvenir aux besoins imprévus. Mais vous, mon ami Vilhem, vous n’êtes pas à beaucoup près dans la même situation, et vous devriez vous assurer au moins les premiers besoins de la vie. » Vilhem sortit. Pour la dernière fois de sa vie, il allait chez un homme d’affaires, à Vatteau, près de l’église. Après lui avoir montré une copie du testament et les papiers nécessaires, il lui dit : « Combien, monsieur, pensez-vous que soixante mille francs puissent me faire de revenu ? – À peu près trois, mille francs. – Fort bien. Combien pensez-vous que peut coûter, par an, la nourriture, le logement et le vêtement d’un homme comme moi ? À savoir : l’été, un pantalon et une veste ; l’hiver, un pantalon, une veste et un paletot. Pour la nourriture : du bœuf rôti, des pommes de terre et du cidre. – À peu près mille francs. – On ne peut mieux. Alors, quoique mon affaire soit présentement en litige, vous pensez que celui qui prendrait mon héritage, à la charge de me nourrir et m’habiller pendant toute ma vie, ferait une bonne affaire ? – Si bonne, monsieur, que, vous voyant jouir de toutes vos facultés mentales, je ne puis supposer que vous ayez la moindre pensée de faire un marché aussi fou. – C’est cependant ce que je veux faire, et avec vous, si vous le trouvez bon ; seulement, j’aurai de plus quelques petites exigences en manière de pot-de-vin. » L’homme d’affaires regardait Vilhem Girl d’un air stupide et hésitant. « Allons, monsieur, dit Vilhem, veuillez écrire. » Et il dicta : « Entre nous soussignés, Vilhem Girl et monsieur Streitz, homme de loi, a été convenu ce qui suit : Moi, Vilhem Girl, je cède à monsieur Streitz tous mes droits à l’héritage de défunte Marthe Leben, droits évalués à soixante mille francs, À la charge par lui de me nourrir et me vêtir ainsi qu’il suit : 1° Au mois de mai et au mois d’octobre de chaque année, j’aurai un vêtement neuf pour la saison ; le linge, etc. 2° Chaque jour, à l’auberge qu’il me plaira de choisir, je pourrai manger du bœuf rôti et des pommes de terre à l’eau, sans aucune restriction, et boire une pinte de gros cidre. 3° Le dimanche, je pourrai inviter un ami à dîner avec moi ; ce jour, bien entendu, on doublera le bœuf et les pommes de terre à l’eau, et j’aurai droit à deux pintes de cidre, et de plus une demi-pinte de genièvre. 4° Monsieur Streitz me fournira le tabac nécessaire à ma consommation, sans pouvoir me faire une observation sur la quantité que j’en emploierai, attendu que je prétends me réserver la faculté de remplir la pipe d’un ami quand l’occasion s’en présentera. Le tabac sera le meilleur possible. Monsieur Streitz sera tenu de me fournir une pipe neuve chaque fois qu’il m’arrivera de casser la mienne : substitution qui se fera sur le vu des morceaux de la pipe cassée, sans qu’il puisse, sous aucun prétexte, être apporté le moindre retard à l’exécution de cette clause. 5° Monsieur Streitz, demain matin, enverra de ma part à maître Kreisherer, le maître de musique, deux barriques de vieux cidre et une de genièvre, et à sa fille Thérèse un collier de trois cents francs. 6° Et dernier article, monsieur Streitz tiendra à ma disposition deux mille francs. Fait double entre nous soussignés, à Vatteau. » – Voilà, dit en s’en allant Vilhem Girl, une bonne affaire faite en peu de temps ; j’ai tous les avantages ; de la fortune sans être riche. Bénie soit ma tante : Marthe ! Mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Un jour, comme Vilhem fumait sa pipe aux quelques rayons d’un pâle soleil qui perçait les nuages gris, deux hommes l’abordèrent presque à la fois, dont l’un lui remit une lettre, et l’autre le pria de lui porter une petite malle. Vilhem répondit poliment qu’il ne faisait plus de commissions ; que, cependant, sans ce rayon de soleil, qui allait durer si peu de ; temps, qu’il n’osait s’absenter dans la crainte de ne plus le trouver à son retour, il lui aurait porté sa malle par pure obligeance. Puis il décacheta la lettre et la lut rapidement. C’était une lettre de monsieur Streitz, qui lui annonçait que, forcé par une faillite frauduleuse de faire failli te lui-même, il avait le regret de l’avertir qu’il ne devait plus compter, ni sur son argent, ni sur la pension qu’il lui faisait aux termes de leurs conventions. À cette nouvelle, Vilhem pouvait faire toutes sortes de choses : Courir chez monsieur Streitz pour prendre des informations : mais il pensa qu’il ne faut douter que des bonnes nouvelles ; Jurer de tous les jurons connus et même en improviser quelques-uns : mais il songea que les jurons n’ont aucun charme magique qui évoque les débiteurs fugitifs ; S’arracher les cheveux ; Trépigner et se donner des coups sur la tête : mais il réfléchit que ce serait simplement ajouter un mal à une autre ; Rester abasourdi et pétrifié : mais cela ne remédie à rien ; Accuser le ciel d’injustice : mais on pourrait alors l’accuser d’une niaise fatuité, de croire que le ciel lui devait quelque chose ou s’était laissé constituer gardiez des quelques florins de sa tante Marthe ; Souhaiter toute sorte de maux au banqueroutier : mais, en admettant que les souhaits fissent quelque chose, il vaudrait mieux lui souhaiter de l’argent qu’il put rendre à son créancier ; Aller exciter la commisération en racontant son malheur : mais personne ne lui refuserait ni consolations, ni conseils ; plusieurs même lui prouveraient que tout s’est fait par sa faute, et ils lui diraient : « Je l’avais bien dit ; » mais personne ne lui offrirait un groschen. Ou courber la tête et offrir cette croix à Dieu : mais Dieu n’en avait que faire et ne lui donnerait rien pour cela. Vilhem mit sa pipe dans sa poche, courut après le premier homme qui lui avait parlé, et lui dit : « Je vais vous porter votre malle. » De sa fortune passagère, Vilhem Girl avait conservé la petite maison qu’il s’était fait construire. À gauche d’Étretat, sur le plus haut point de la falaise, à une telle hauteur que, de la plage, un goéland, grand comme un cygne, semble à peine de la grosseur d’un pigeon, est une plate-forme isolée qui s’avance sur la mer, devant, à droite ; à gauche, c’est un précipice de trois cents pieds de profondeur ; un chemin si étroit, qu’on ne pourrait passer deux de front, unit seul cette plate-forme à la terre : c’est une sorte d’île dans l’air. Aujourd’hui encore, on y voit quelques restes d’une muraille fortement construite, et une petite hutte de pierre. C’est là que Girl avait choisi sa demeure ; depuis, on en a fait un poste de douaniers, puis on a abandonné la place ; la vue s’étend au loin sur la mer : à gauche, du côté du Havre ; à droite, vers Dieppe. Par un temps clair, on voit la mer presque tout autour de soi à une distance de huit ou dix lieues. La maison de Vilhem était basse, pour n’être pas emportée par le vent ; elle se composait d’une seule chambre fort simplement décorée, mais cependant pittoresque et agréable. Dans un des angles était suspendu un hamac en écorce de platane, qui lui servait de lit. Une table et un grand fauteuil composaient tout l’ameublement. Aux murailles pendaient des seines et des filets, deux fusils, une poire à poudre et un carnier. Sur la table étaient deux verres, une bouteille revêtue d’osier et contenant du genièvre, du papier, de l’encre, des plumes. À terre étaient des nattes de jonc, et, dans un coin, une peau de loup sur laquelle se couchait Schütz, le terre-neuvien. Vilhem s’était remis complètement au travail ; il faisait des commissions pour les maréyeurs ; il pêchait des homards dans des tambours qu’il plaçait dans les excavations des falaises à la marée basse. Il chassait et tuait des perdreaux dans la saison ; c’était aussi lui qui rédigeait les discours de monsieur le maire et les allocutions du capitaine de la garde nationale. Quand la chasse, la pêche, les commissions ou l’éloquence lui avaient rapporté quelque argent, son cœur s’épanouissait ; il passait des jours entiers sans sortir de chez lui, à regarder la mer, à contempler les nuages, à suivre du regard le vol capricieux des grandes mouettes blanches aux ailes noires, ne se donnant de mouvement que pour remplir sa pipe de temps à autre. Il disait alors : « Pourquoi se donner du mouvement pour le mouvement lui-même ? Faisons quelque chose de meilleur que le repos, ou tenons-nous tranquilles. » Presque tous les soirs il descendait chez maître Kreisherer boire quelques verres de gros cidre, fumer encore, et écouter la musique de son pays que lui rappelaient heureusement le clavecin de maître Kreisherer, la harpe et la voix de Thérèse. Peu de personnes étaient admises en surplus dans leur intimité. Cette petite colonie allemande s’était fait une patrie de la maison du maître de musique. Il y avait quelques jours cependant où Vilhem ne paraissait pas : c’étaient les jours où s’assemblait le conseil municipal pour délibérer et discuter sur les intérêts de la commune. Maître Kreisherer, en sa qualité de maître d’école, était naturellement secrétaire du conseil, et c’était chez lui qu’avait lieu la réunion.
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