I - Pourquoi l’étudiant Hugues quitta Paris-2

2014 Words
« Aujourd’hui que les mestres de camp se font par douzaines. » (Brantôme, Discours sur les duels.) Deux mille ans avant Jésus-Christ, un philosophe disait : « On ne met aucune borne à la fureur d’écrire, scribendi libros non est finis. » On se plaignait sous Louis XV de la prodigalité des cordons de l’ordre, comme aujourd’hui on se plaint de celle des croix d’honneur. De tout cela il ressort que le progrès est une chimère ; le peuple d’aujourd’hui est exactement le peuple du temps de Moïse ; chaque siècle a sa folie particulière qu’il décore du titre de philosophie ; ceux-là sont appelés sages qui font nos folies ou sont fous à notre profit. Toute cette indignation de Hugues creva en une ode en vers libres : Si j’étais chevalier, J’aurais une bannière ; Sous mon blanc destrier Flotterait la poussière, etc. C’était l’heure de partir pour le bal ; il fallut descendre un peu de ces hypothèses dites poétiques : la cuirasse fut remplacée par l’habit marron, l’aigrette rouge par un chapeau de soie, le bouclier par une canne, et le destrier blanc par deux chevaux de fiacre d’une couleur indéterminée. Arrivé au bal, Hugues chercha longtemps madame *** ; elle le cherchait aussi ; mais Hugues l’avant aperçue avec une guirlande de fleurs bleues dans les cheveux, il resta un moment anéanti ; puis, se glissant dans la foule, il sortit du salon en jurant de ne jamais revoir madame ***. En général, les amoureux dépensent tant d’énergie dans leurs projets de vengeance et dans leurs serments, qu’il ne leur en reste guère pour l’exécution ; néanmoins Hugues tint cette fois la promesse qu’il s’était faite à lui-même. Si madame *** avait substitué les volubilis bleus aux jonquilles que lui avait envoyées l’étudiant, ce n’était pas faute d’un vif désir de lui être agréable : elle s’était même coiffée d’abord avec les dites jonquilles ; mais sa femme de chambre et sa psyché lui avaient si bien démontré la dissonance des fleurs jaunes avec ses cheveux blonds, que, dans l’intérêt même de notre héros et pour ne pas lui paraître laide, elle y avait renoncé. Hugues fit de longues homélies contre les grandes dames, découvrit que la vertu et l’amour n’existent que dans les mansardes, et se renferma dans son atelier. Il devint amoureux, à quelque temps de là, d’une voisine ; il la rencontrait dix fois le jour sur son escalier ; mais, n’osant lui parler, il rappela dans sa mémoire tout ce qu’il avait lu d’applicable à la circonstance, et il lui écrivit. Ainsi que ne manque jamais de le faire le jeune homme qui n’a connu d’autres plaisirs que le jeu de balle et le théâtre des Variétés une fois par semaine, il se donnait dans sa lettre pour un homme fatigué de l’existence et de ses insipides joies. Il offrait toute sa vie pour un regard. Avec toutes les femmes le but est le même ; il n’y a de différence que dans le point de départ. Hugues demandait un regard : on lui accorda ce qu’il demandait. Il eût mieux fait de demander davantage : c’était commencer le plus loin du but possible. La jeune voisine se trouvant ainsi, par les adorations timorées de l’étudiant, juchée sur un piédestal si élevé qu’elle ne pouvait en descendre sans risquer de se rompre le cou, le prit au mot, non sans s’étonner passablement des épîtres mélancoliques de son voisin. Il faisait sa cour depuis un mois, quand pour la première fois il s’avisa de demander une réponse à ses lettres. « Il savait bien tout ce qu’un pareil sacrifice coûterait à la vertu de sa voisine ; ce n’était qu’en tremblant qu’il osait demander une si grande faveur. Les filles sages, d’ordinaire, ne répondent pas à des lettres d’amour ; mais il espérait que sa constance triompherait de scrupules auxquels il ne pouvait qu’applaudir, etc. » Prenez une vieille femme au moment où elle va jeter par la fenêtre des pantoufles hors de service, priez-la de vous les donner pour un louis : elle vous en demandera trois. La voisine vit justement dans cette lettre un plaidoyer fort éloquent contre ce qu’on demandait d’elle ; et ce ne fut que quinze jours après qu’elle consentit enfin à faire ce qu’elle eût fait d’elle-même si Hugues ne le lui eut pas demandé. Il avait lu et relu Clarisse Harlowe, et il suivait Lovelace pas à pas. Huit jours plus tard, il demanda à faire une visite. Huit jours après il serra la main. Huit jours après il baisa la main. Huit jours après il baisa la joue. Huit jours après il se rapprocha des lèvres ; on le mit à la porte. On le mit à la porte, parce qu’en même temps que lui un autre candidat s’était mis sur les rangs. Mais l’autre candidat avait commencé plus près du but ; il avait débuté par faire une visite, et il est facile de les suivre l’un et l’autre dans leur chemin. Le jour où Hugues avait demandé un regard, son rival avait fait une visite. Le jour où Hugues avait demandé une réponse, l’autre avait serré la main. Le jour où Hugues avait serré la main, l’autre l’avait baisée. Le jour où Hugues avait baisé la main, l’autre avait baisé la joue. Le jour où Hugues avait baisé la joue, l’autre avait baisé les lèvres. Le jour où Hugues avait voulu b****r les lèvres… on avait mis Hugues à la porte ; la jeune ouvrière s’était donné un maître qui avait exigé l’expulsion de son rival. Hugues lui envoya un cartel. Celui-ci répondit qu’il comprenait à peu près que Hugues, désappointé dans ses espérances, fût en colère et ne s’amusât pas de la vie ; mais que, lui, qui avait, réussi, trouvait la vie fort agréable pour le moment et ne se souciait nullement de la jouer contre la vie d’un homme qu’il serait désespéré de tuer et auquel il n’avait nul sujet d’en vouloir. Hugues alors rima des élégies. Comme il en était à sa quinzième élégie, d’autres étudiants vinrent le chercher pour l’emmener déjeuner. Un d’eux avait reçu quelque argent de sa famille et traitait ses camarades. Après le déjeuner, ils se séparèrent. Hugues donnait le bras à deux jeunes gens qui demeuraient dans son quartier. Ils arrivèrent à un carrefour ; Hugues voulut tourner à droite, un autre insista pour qu’on prît à gauche. Le troisième annonçait qu’il prendrait tout droit. Chacun appuya son opinion d’arguments à peu près les mêmes. Cette rue abrégeait le chemin, cette autre était moins fangeuse, etc. « Ma foi, messieurs, dit le troisième, vous avez pris pour vous les deux seules raisons que l’on puisse donner ; pour ne pas vous répéter, je suis forcé de dire la vérité. Je ne veux passer ni à droite ni à gauche, parce que dans une rue demeure mon bottier et dans l’autre mon tailleur, et que mes comptes ne sont pas aussi en règle que je le voudrais bien. » Hugues et l’autre jeune homme avouèrent en riant que c’étaient des causes semblables qui seules fondaient leur obstination géographique. Ils se séparèrent en se donnant la main, et chacun prit la route qui lui présentait le plus de sûreté. Rentré chez lui, Hugues ralluma son feu, car dans les premiers jours du mois d’avril il faisait encore froid, et il se mit à penser. Une goutte de citron fera tourner le lait le plus pur. Il n’est pas impossible qu’une éclaboussure reçue dans la rue pousse un homme à se brûler la cervelle, tant la moindre contrariété nous trouble la vue et nous fait tout voir en noir. Cette dette, qui empêchait l’étudiant de passer librement dans la rue, l’amena à récapituler tout ce qu’il y avait de chagrinant dans sa situation. Il est peintre, mais tant de gens de talent meurent de faim ! et d’ailleurs aura-t-il du talent ? Il récapitula tous les ennuis qui l’assiégeaient et le peu de ressources qu’il trouvait contre eux : le théâtre où, depuis les mystères jusqu’à nous, on avait toujours joué une seule et unique pièce, tantôt prise du côté sérieux, tantôt du côté comique ou grotesque. Le monde ! les grandes dames qui trompaient comme des grisettes, les grisettes qui trahissaient comme des grandes dames. Il se rappela ses peines d’amour ; il relut ses élégies et s’attendrit sur lui-même. Son amour pour la solitude et la vie champêtre se réveilla. Il fit sa valise, et partit pour le Havre. Dans la voiture, Hugues se trouva l’heureux possesseur d’un coin. En proie aux plus riantes idées, il descendit son bonnet jusque sur ses yeux, bien décidé à ne pas dire un mot de tout le voyage. Il allait se trouver à cinquante-six lieues de Paris : c’est là qu’il verrait l’homme de la nature, l’homme non corrompu par la civilisation, l’homme simple, franc et bon ; pas d’étiquette ; des filles chastes, pures, innocentes, filant pour leurs vêtements la laine de leurs moutons plus blancs que la neige. La voiture s’arrêta à quelques lieues de Paris pour se compléter : c’est un mouvement d’anxiété que tout le monde connaît. Pour le voyageur endurci qui n’a d’autre souci que ses aises, le nouveau venu est-il gros ? est-il mince ? Pour les jeunes gens, est-ce une femme ? Et quand un voile, un châle flottant dans l’ombre ont réalisé ce désir, est-elle jeune ? est-elle jolie ? C’étaient deux femmes, l’une jeune, l’autre de l’âge d’une mère de comédie, c’est-à-dire encore coquette et avenante. Il ne restait que les deux places des deux survenantes. Les quatre premiers arrivés avaient nécessairement pris les coins. Un des voyageurs, placé sur la même banquette que l’étudiant, offrit son coin et se rapprocha de Hugues ; celui-ci agit de même, mais fut forcé de se placer sur la banquette opposée. En un moment la voiture avait changé d’aspect. Les quatre hommes, qui s’étaient affublés, pour passer la nuit, de bonnets plus ou moins ridicules, les avaient remis dans leurs poches ou avaient passé la main dans leurs cheveux ; tout le monde s’était fait beau. Comme Hugues avisait comment il entamerait le dialogue, une conversation s’engagea entre les deux femmes et l’un des voyageurs qui avaient gardé leur coin. Il donna de son manque de politesse des raisons gaies et plaisantes qui firent rire les deux femmes aux éclats. Hugues, choqué de cet avantage que l’on prenait sur lui et du peu de profit qu’il tirait de son sacrifice, trouva avec peine et ramassa son bonnet qu’il avait ôté précipitamment, l’enfonça sur ses yeux et s’endormit pour ne se réveiller qu’en arrivant au Havre. Il faisait grand jour ; il mit son bonnet dans sa poche, et ce ne fut que quelques jours après qu’il s’aperçut que son foulard, qu’il avait toujours connu jaune, était devenu amarante. Dans un des coins était attachée une petite bague ornée d’une topaze de peu de valeur. Hugues fut reçu chez son père comme tous les fils chez tous les pères : sa mère pleura de joie et le trouva superbe ; son père ne fut guère plus stoïque. Aux questions sur ses études, il répondit qu’il serait bientôt avocat ; les parents furent enchantés et invitèrent leurs parents et leur amis à dîner, pour se faire honneur de leur fils. Le dîner fut rendu par les parents et les amis. Hugues n’eut qu’un médiocre succès : son genre d’esprit était trop fin pour ses auditeurs. Il fut entièrement éclipsé par un diseur de gaudrioles, sorte de loustic au rire bruyant. Il trouva là des étiquettes que tout son engouement pour la vie champêtre ne put lui faire préférer à celles dont il avait, tant médit à Paris. On le forçait de boire et de manger ; son verre toujours rempli, devait toujours être vide ; on choquait les verres à chaque fois qu’on les portait à la bouche. Peu connaisseur en vins, il négligeait de faire l’éloge de celui qu’on servait. Après le café on faisait du gloria, puis une nouvelle dose d’eau-de-vie faisait le gloria gris ; puis l’eau-de-vie pure était bue comme rincette ; à la rincette, succédait la surrincette. La maîtresse de la maison apportait alors, sous le nom de cassis qu’elle avait fait elle-même, de l’eau teinte de rouge et une galette de sa façon. Hugues, qui avait trop bu et trop mangé, refusait le cassis et la galette : on s’entreregardait. Hugues était un homme sans usage et sans habitude du monde. Au-dehors, il était plus heureux : il y avait de beaux pâturages ; mais les moutons étaient jaunes de boue et de f****r ; ceux qui les gardaient étaient des enfants déguenillés. Son rêve d’égalité n’était pas plus réel ; à la même table, le maître mangeait sur une nappe qui s’arrêtait à la place des domestiques. Les domestiques mangeaient un pain plus grossier et buvaient de la piquette à côté du vieux cidre des maîtres. Un jour son père lui dit : « Hugues, monte demain matin sur le bidet et va à Étretat ; tu payeras à Samuel Aubry cent mesures de pommes que je lui dois de l’année passée, et tu lui feras nos compliments. » Hugues profita avec joie de l’occasion de s’éloigner pour un jour des parents et des amis de son père. Il ne pouvait que leur savoir gré de leur accueil et de leurs dîners offerts de bon cœur, mais il y périssait d’ennui.
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