Chapitre 9

1571 Words
9Boccadifalco – Palerme, Sicile Un seau d’eau glacé le fit revenir à lui. Rocco toussa et cracha l’eau qui s’était infiltrée dans sa gorge. Au début il ne sentit rien, mais ensuite la tempe qui avait reçu un coup se mit à l’élancer violemment, diffusant la douleur dans toute sa tête. « Tu m’as mis dans une situation vraiment gênante », dit la voix familière de don Mimì Zappacosta derrière son dos. Rocco était assis chez lui, sur une chaise, devant la table où d’ordinaire il prenait ses repas. Des pas calmes et lents résonnaient sur le sol de briques cuites au soleil. Don Mimì apparut dans son champ de vision et alla s’asseoir de l’autre côté de la table. « Tu m’as mis dans une situation vraiment gênante, répéta-t-il. Tu m’as fait perdre la face. » Rocco savait ce que cela voulait dire. C’était une condamnation. « Sasà Balistreri est venu me voir pour se plaindre, poursuivit don Mimì, la voix vibrante de colère. Il paraît que tu as gâché le boulot que tu devais faire et que tu as failli tuer un de ses soldats. » Rocco voyait flou. Sa douleur à la tempe emplissait sa tête d’un bruit semblable à celui d’une grosse caisse et lui bouchait pratiquement les oreilles. « C’est vrai ? » demanda don Mimì en le dévisageant. Rocco ne répondit pas aussitôt, et un des hommes qui se trouvaient derrière lui le frappa d’un coup de crosse entre les omoplates. Il gémit. « C’est vrai ? » répéta don Mimì. Il acquiesça. Don Mimì soupira et, comme absorbé dans ses pensées, il se mit à épousseter la table comme pour chasser des miettes de pain imaginaires, sans regarder Rocco. « Ils m’ont demandé la permission de te tuer, dit-il enfin en levant les yeux, parce que, eux, ils me respectent. » Il ménagea une pause, secoua la tête. « Mais je leur ai répondu que je m’en occuperais moi-même, personnellement. Je leur ai dit que je te ferais disparaître, et pour toujours. » Il se tut, sans cesser de le fixer. Rocco se rappelait parfaitement la sensation de souillure qui lui avait collé à la peau quand il avait capitulé, quelques jours plus tôt, sur la plage de Mondello. Il retrouvait cette impression de mort en pleine vie qui lui était restée dans la bouche, comme un poison amer. — Eh bien allez-y, alors ! éclata-t-il. Je n’ai pas peur de mourir. Don Mimì ricana. — Ce n’est pas vrai, dit-il en souriant, tout le monde a peur de mourir. Il se pencha par-dessus la table et lui donna une chiquenaude sur la joue : Et toi, tu n’es pas différent. Combien de personnes don Mimì avait-il pu voir mourir ? se demanda Rocco. En essayant de soutenir le regard moqueur du capo mandamento, il comprit que, pour don Mimì, la vie d’un homme ne valait pas plus que celle d’un chien errant. « Faites vite ! » insista-t-il presque dans un cri. Si cette comédie durait trop longtemps, il craignait de finir par éclater en sanglots et par demander pitié. « Faites ce que vous avez à faire ! » Don Mimì fit signe à l’un de ses hommes de lui allumer une cigarette. Il aspira calmement la fumée avant de la rejeter paresseusement, contemplant ses denses volutes grises. — On attend Nardu Impellizzeri, expliqua-t-il enfin sans jamais quitter le jeune homme des yeux. Il continuait à savourer sa cigarette sans filtre et ôtait machinalement des brins de tabac de sa lèvre inférieure. — Alors c’est lui, mon bourreau ? demanda Rocco en jouant l’insolence. Don Mimì éclata de rire. — Toi tu es vraiment un dur, hein ! plaisanta-t-il et il secoua la tête. Ah, Rocco, Rocco… dans d’autres circonstances, tu me mettrais vraiment de bonne humeur… Rocco sentit quelque chose se fissurer lentement en lui. Il serra les mâchoires à en grincer des dents. Don Mimì s’en aperçut et ricana encore. Le visage du jeune homme s’empourpra de colère : — Et si maintenant, je vous sautais à la gorge ? Vos hommes me tueraient immédiatement, et cela ficherait en l’air votre petit jeu ! À une vitesse foudroyante, l’un des sbires le frappa violemment à la nuque avec la crosse de son fusil. Le front de Rocco alla battre contre la table et, pendant une seconde, il crut qu’il allait s’évanouir. Don Mimì lui tapota doucement la tête, comme il l’aurait fait avec un petit enfant : — Tu vois, tu n’aurais même pas le temps d’en avoir l’idée qu’eux, ils te tueraient déjà ! Mais ils ont l’ordre de ne pas te tuer. Du coup, tout ce que tu gagnerais, c’est quelques bleus en plus. Il claqua des doigts. « Amenez un verre d’eau fraîche. » Un des hommes posa un verre rempli d’eau sur la table, devant Rocco. — Bois ! dit don Mimì, toujours de ce ton paisible qui faisait plus peur que des menaces. Un peu de patience, Nardu ne va pas tarder. D’abord, il a une course à faire pour moi. Il ricana à nouveau. Rocco but, les yeux mi-clos. Sa tête faisait un fracas terrible. — Si vous êtes un homme… dit-il d’une voix sombre et provocante, faites-le donc de vos propres mains ! — Tout ce qui se passe dans mon mandamento, est fait de mes propres mains, lui répondit don Mimì avec un sourire. Sauf que toi, tu n’as que deux mains, alors que moi… j’en ai des centaines ! Un des deux sbires se mit à rire. Un quart d’heure plus tard, Nardu Impellizzeri entra dans la maison. — Tu as tout fait ? lui demanda don Mimì. — Comme vous me l’avez commandé, répondit Nardu en lui tendant une enveloppe blanche. Rocco regarda Nardu, son bourreau. Comment allait-il le tuer ? Cran d’arrêt, fusil ? Un irrépressible frisson de peur le gagna. — Très bien, commenta don Mimì avant d’adresser à ses hommes un signe de tête. Attendez-moi dehors ! — Mais… commença à protester Nardu. Don Mimì le fit taire d’un geste sec. — Rocco et moi, on est de vrais amis. Laissez-nous seuls ! Après un instant d’hésitation, Nardu et les deux hommes de main sortirent. — On laisse la porte ouverte ? demanda Nardu. — Ferme ! La porte fut refermée. Don Mimì joua un moment avec l’enveloppe en dévisageant Rocco qui le regardait sans comprendre ce qui lui arrivait. « Ce gros plein de soupe de Sasà Balistreri m’a raconté que son soldat était mal en point ! dit don Mimì en souriant. Pourtant il était armé, et toi tu t’es battu à mains nues. » Rocco lut une expression de satisfaction sur le visage de don Mimì. Sa confusion augmenta. — Et à quoi pensais-tu, pendant que tu le massacrais ? Tu te faisais plaisir ? demanda don Mimì. Pourquoi t’es-tu arrêté ? — À cause du picciriddu… murmura Rocco. — Le picciriddu, répéta-t-il. Mais tu voulais le tuer, pas vrai ? Il ne répondit pas. Don Mimì eut un petit rire, et il reprit, brusquement sérieux : — Tu es bien le fils de ton père ! Tu as ça dans le sang, comme lui. — C’est pas vrai ! — C’est dans ta nature, Rocco, dit-il alors sur un ton plein d’humanité. Tu essaies de résister, tu es volontaire et obstiné, mais quand le sang de ton père te monte à la tête… voilà ce qui se passe. Tu envoies balader toutes les conneries auxquelles tu croyais et tu tombes le masque. Il se pencha au-dessus de la table et, du bout de son index, frappa la poitrine du jeune homme à hauteur du cœur. — Là, à l’intérieur… tu es un assassin. — Non ! Don Mimì se mit à rire. — Quand on est enfant, on est libre de croire aux contes. Mais quand on devient grand… on sait que le Père Noël n’existe pas, ajouta-t-il avec un regard bienveillant. Le moment est venu de grandir, Rocco ! Rocco baissa les yeux. C’est vrai qu’il aurait tué Minicuzzu si le petit Totò ne l’avait pas arrêté. Se raconter qu’il le faisait pour la bonne cause, pour défendre un pauvre malheureux ou un enfant, ne changeait rien à l’affaire. « Père, vous êtes fier de moi, maintenant ? » pensa-t-il avec amertume. Pendant ce temps, don Mimì avait ouvert l’enveloppe, d’où il avait sorti cinq billets de cent lires et une feuille imprimée jaune. — Tu sais lire ? demanda-t-il. — Non. Don Mimì déplia le papier sur la table, devant Rocco. Il posa un doigt sur une ligne : — Là, il y a écrit : Palerme-Buenos Aires, tu vois ? — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il, de plus en plus perdu. — Et là, tu sais ce qu’il y a écrit ? Il secoua la tête. — Répète après moi, ordonna alors don Mimì en montrant du doigt le premier mot : Aller… — Aller… dit-il en écho, sidéré. — … simple. — … simple. — … sim-ple, répéta don Mimì en détachant bien les syllabes. Rocco le fixa sans comprendre. — Allez, répète ! s’exclama don Mimì en frappant la table de la main. — Aller… simple… articulait-il au moment où la porte s’ouvrit sur Nardu. — Dégage ! cria don Mimì. La porte se referma. — Un aller-simple Palerme-Buenos Aires, expliqua gravement don Mimì. Et là, ce sont 500 lires. Quand tu arrives à Buenos Aires, tu te présentes sur le quai 7, au port de La Boca, et tu demandes Tony Zappacosta. C’est mon neveu, le fils de ma sœur. Je l’ai aidé à ouvrir une activité d’import-export. Il te fournira du travail. Rocco fronça les sourcils, avec une expression de stupeur hébétée. — Vous ne me tuez pas ? — Non. — Et Sasà Balistreri ? — Je lui ai dit que j’allais te faire disparaître pour toujours, sourit don Mimì avec l’air féroce qui le faisait ressembler à un loup. D’où ton billet : un aller simple. — Mais… pourquoi ? — Parce que j’ai une dette de sang envers ton père, et un homme d’honneur comme moi rembourse ses dettes de sang jusqu’au dernier centime. — Vous ne me tuez pas… répéta-t-il hagard, comme si ces mots ne voulaient rien dire. — Une vie contre une vie, Rocco : ton père m’a sauvé la vie et moi, aujourd’hui, je sauve la tienne. Comme ça, ma dette est totalement remboursée. Il se pencha vers lui, le scrutant de son regard pénétrant : « Totalement, répéta-t-il avant de se lever. N’oublie pas, Rocco : aller simple ! Parce qu’à l’instant où tu montes sur ce paquebot, tu n’es plus rien pour moi. Tu n’existes plus, tu es mort. » Il lui prit le visage entre les mains : « Et comme les morts, tu ne peux plus revenir dans notre monde. » Il lui posa un b****r sur les lèvres : « Autrement, je te tue pour de vrai. Et de mes mains. »
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