10Alcamo – Lac Poma – Monreale – Palerme, Sicile
« Tu es libre ! » Ce fut la première pensée de Rosetta quand elle se mit en chemin, sans but. Maintenant qu’elle avait tout perdu, elle se sentait incroyablement légère, et sous le coup d’une surprenante sensation d’émerveillement. Tout était plus simple. Elle n’arrivait presque plus à s’expliquer, après coup, pourquoi elle s’était entêtée dans cette bataille. Au cours de l’année écoulée, elle avait perdu quelque chose de beaucoup plus précieux que sa terre : elle avait perdu la liberté, se répétait-elle. Elle avait perdu sa nature joyeuse, qui avait pourtant survécu aux coups de son père, et elle s’était perdue elle-même. Elle s’écouta rire, comme si elle devait entièrement réapprendre à connaître la Rosetta qu’elle avait fait taire pendant tout ce temps. Et quand elle n’eut plus envie de rire, elle se força à le faire encore, comme pour pratiquer une langue qu’elle aurait oubliée. « Je suis libre ! » s’exclama-t-elle, bras grands ouverts, virevoltant sur elle-même comme si elle dansait.
Elle s’enfonça dans le maquis, décidée à rester loin de la route. Mais, un pas après l’autre, tandis qu’elle avançait parmi les ronces sur la terre dure et sèche de cette île ingrate, elle commença à perdre de son enthousiasme. Où pouvait-elle aller ? Et si on la trouvait, qu’est-ce qu’on lui ferait ? On mettrait fin à cette liberté qu’elle goûtait depuis si peu de temps ? Elle s’arrêta. Le soleil, haut dans le ciel, brûlait impitoyablement tout ce qu’il touchait. « Que vas-tu pouvoir faire toute seule, espèce d’idiote ? » se dit-elle. Et à nouveau, toutes les forces qu’elle avait récupérées s’évanouirent, comme si elles s’étaient évaporées avec le soleil. Sans espoir, elle contempla l’horizon autour d’elle. Il n’y avait nulle part où se cacher, pas un endroit où elle aurait pu recommencer sa vie en tirant un trait sur son passé. Elle se laissa tomber à genoux. Et malgré le soleil, elle eut l’impression de s’enfoncer dans une obscurité sans fond.
Elle n’aurait pu dire depuis combien de temps elle se tenait là, immobile, lorsqu’elle entendit un bruit de sabots qui piétinaient le sol, à une faible distance. « Madonna del Carmine… » murmura-t-elle, effrayée, en se terrant au milieu de ronciers. « Madonna del Carmine… ma petite Madone… aide-moi… » bredouilla-t-elle, mains sur le visage. Les sabots se rapprochèrent. Rosetta retint son souffle. « Je sais que tu es là ! » lança une voix. Rosetta se fit la plus petite possible. « Je sais que tu es cachée là-dedans ! » reprit la voix. Rosetta aurait voulu faire taire son cœur, qui battait à tout rompre. « Rosetta, continua la voix, c’est Saro ! … Je ne veux pas te faire de mal, sors de là… » Rosetta ne broncha pas. Dans le lointain, on entendait d’autres chevaux, puis des ordres. « Tu les entends ? C’est les carabiniers et les hommes du baron, dit Saro à voix basse, ils te cherchent. » Aucune réponse. « Si les carabiniers t’attrapent, tu finiras en taule, poursuivit Saro, mais si c’est les hommes du baron qui te trouvent, il va t’étriper ! » Rosetta était immobile, des épines de ronces fichées dans la peau, incapable de se décider, les yeux écarquillés par la peur. Au bout d’un moment, doutant de sa présence, Saro fit claquer ses lèvres et l’ânesse reprit son chemin. « Saro… » murmura Rosetta, au désespoir. Mais il n’entendit pas.
— Saro… répéta-t-elle plus fort.
— Rosetta ! s’exclama-t-il en arrêtant son ânesse. Tu es où ?
— Laisse-moi m’en aller… je t’en prie… gémit-elle, des larmes dans la voix.
Saro fit faire demi-tour à l’ânesse et s’approcha du buisson d’où provenait la voix de Rosetta. Il descendit de selle, s’agenouilla et fouilla les ronces du regard. Il croisa les yeux terrorisés de Rosetta.
— Je te donne l’argent qu’a promis le baron, proposa-t-elle.
— Je ne veux pas d’argent, répondit-il en secouant la tête.
— Tu veux quoi, alors ? demanda-t-elle, sans bouger.
Il tendit un bras.
— Je veux t’aider !
— Pourquoi ?
Il baissa les yeux en rougissant.
— Parce que, finit-il par répondre. Allez, viens ! dit-il en se penchant vers elle.
— Ne me touche pas ! s’exclama-t-elle en s’enfonçant davantage dans les ronces.
Saro enleva son bras.
— Ne me touche pas… répéta-t-elle. Puis, alors qu’il reculait, à genoux, elle quitta lentement sa cachette épineuse.
Les deux jeunes se regardèrent en silence, toujours accroupis l’un en face de l’autre. Il n’y avait rien à dire.
— Il faut y aller, décida enfin Saro.
— Où ça ? demanda-t-elle, avec une peur nouvelle dans la voix.
— Partir, répondit-il, même si cela ne voulait rien dire.
— Partir… répéta-t-elle sans comprendre.
Saro se tourna vers la route d’où provenaient les voix des carabiniers et des hommes du baron. Il se leva et prit l’ânesse par la bride.
— Viens ! dit-il à Rosetta après être monté en selle. Mais dès qu’il tendit la main pour l’aider, elle fit un bond en arrière, prête à le repousser.
— Ne me touche pas ! lança-t-elle à nouveau.
Saro garda le bras tendu.
— Monte, dit-il, pas de temps à perdre !
Rosetta, après un instant d’indécision, lui prit la main et se hissa sur la croupe de l’animal. « Accroche-toi à moi », recommanda Saro quand ils se mirent en route. Très lentement, en luttant contre sa répulsion, elle passa les bras autour de la taille du jeune homme. Saro fit claquer ses lèvres et l’ânesse accéléra le pas et se faufila profondément dans le maquis.
Au bout d’une vingtaine de minutes, on n’entendit plus les voix ni le bruit des chevaux. Saro et Rosetta n’avaient pas échangé un mot.
— On est où ? finit par demander Rosetta en balayant des yeux le paysage.
— C’est un coin où je viens chasser le lapin. Personne ne viendra te chercher par ici. On arrive bientôt au lac Poma. Ensuite, on passera par la vallée, en dessous de Romitello, et on filera tout droit jusqu’à Monreale. De là, on ira à Palerme.
— Palerme ? Et qu’est-ce que je vais y faire, à Palerme ?
— Tu dois t’en aller loin. Mais vraiment loin. Le baron a le bras trop long pour de pauvres gens comme nous.
— Et Palerme, c’est assez loin ? demanda-t-elle, effrayée.
— Non, répondit-il gravement.
— Alors quoi ? Elle se sentait de plus en plus perdue.
— Tu te rappelles Ninuzzo, le gars du village ? Tu te rappelles qu’il est parti, quand on était gosses ?
Rosetta eut le souffle coupé.
— Mais, Ninuzzo… dit-elle d’une voix faible remplie de terreur, lui… il est parti pour… et là elle se tut, incapable de poursuivre.
— Pour les Amériques, conclut-il.
— Les Amériques… répéta-t-elle.
— Oui, les Amériques.
Le silence tomba à nouveau.
Une heure plus tard, ils étaient arrivés au lac Poma. Ils en firent le tour et se glissèrent entre deux petites formations rocheuses, toujours sans parler. Deux heures s’écoulèrent encore avant qu’ils n’aperçoivent les faubourgs de Monreale. Saro arrêta l’ânesse et la fit se désaltérer à un abreuvoir. Puis il offrit de l’eau à Rosetta. Pensive, elle but assise sur le rebord de l’abreuvoir. Saro sortit deux vieilles carottes rabougries de sa besace et les donna à manger à l’ânesse. Puis il coupa deux gros morceaux de fromage de chèvre bien fait et en tendit un à Rosetta. Elle fit non de la tête. « Il faut manger », dit Saro. Elle le regarda. Il baissa aussitôt les yeux en rougissant. « Mange ! » répéta-t-il. Elle prit le morceau de fromage et se mit à grignoter.
— Écoute, lui dit alors Saro à voix basse, mais en secouant la tête d’un air déterminé. Ce qu’ils t’ont fait, c’était lâche.
— Je ne veux pas en parler, coupa-t-elle.
— Mais ce ne sont pas les gens du village qui ont fait ça !
— Je sais, murmura-t-elle sombrement.
— Nous, on ne prend pas leur honneur aux femmes.
Rosetta leva la tête, furieuse.
— Vous autres, vous vous contentez de brûler les champs et d’égorger les brebis, c’est ça ? s’écria-t-elle. Et là elle lui flanqua une claque, dans laquelle elle concentra toutes les frustrations accumulées depuis un an.
Saro resta silencieux, la joue rougie.
— C’était pas moi…
Rosetta se mit à pleurer doucement. Il avança la main vers elle pour essuyer ses larmes.
— Ne me touche pas ! cria-t-elle hystérique, en se levant d’un bond. Vous me dégoûtez !
Elle lui tourna le dos et répéta, d’un ton amer et douloureux. « Vous me dégoûtez tous. » Saro demeura silencieux, tête basse. Quand Rosetta se retourna, elle s’aperçut qu’il pleurait aussi. Elle revint s’asseoir sur le bord de l’abreuvoir et plongea une main dans l’eau.
— Et c’est où, ces Amériques ? reprit-elle peu après, la voix altérée par le désarroi.
— Loin, répondit Saro, les yeux toujours rivés au sol, passant la main sur ses yeux pour en sécher les larmes.
— Plus loin que Rome ?
Il acquiesça.
— Mais loin comment ? insista Rosetta qui sentait sa tête tourner, comme en proie au vertige.
— Très loin.
— Très loin, dit-elle écho, et elle considérait avec effroi cette distance inconnue et gigantesque.
Avant de se remettre en route, quand Saro lui tendit la main pour l’aider à remonter sur le dos de l’ânesse, elle planta son regard dans le sien :
— Pourquoi tu fais ça ? lui demanda-t-elle.
À nouveau, il rougit violemment. Il détourna la tête et, comme la première fois, lâcha :
— Parce que.
Deux heures plus tard, ils arrivèrent à Palerme.
Saro guida l’ânesse à travers les rues bondées du Borgo Vecchio, jusqu’au port. Il demanda son chemin et finit par s’arrêter devant l’édifice carré et anonyme des Autorités Portuaires. « C’est là qu’on achète les billets pour le bateau qui va aux Amériques », expliqua-t-il à Rosetta. Ils descendirent de l’ânesse et restèrent immobiles, l’un face l’autre, tous deux les yeux rivés au sol.
— On appelle ça le Nouveau Monde, dit Saro.
— Quoi ?
— Les Amériques. Il paraît qu’on peut y refaire sa vie.
Elle pensa à Ninuzzo. L’année précédant son départ, il avait perdu sa femme et son fils qui, à l’époque, avait 7 ans, le même âge que Rosetta à l’époque. Un jour, pour éviter de faire un trajet supplémentaire, il avait trop chargé la charrette qui ramenait les pierres de sa carrière. Sa femme et son fils l’aidaient parce qu’il avait refusé d’augmenter ses deux ouvriers et qu’ils avaient abandonné le travail. La charrette s’était renversée, les pierres avaient tué sur le coup sa femme et son fils, leur broyant la tête. À partir de ce jour, Ninuzzo n’avait plus été le même. Il avait laissé la carrière partir à vau-l’eau, et on le voyait, avec une longue barbe, errer sans but à travers la campagne. Au village, on avait commencé à l’appeler u fuddu, le fou. Quand il avait touché le fond, le baron, qui intervenait toujours à point nommé, avait proposé de racheter sa carrière. Alors Ninuzzo la lui avait vendue – pour une bouchée de pain. Avec l’argent du baron, u fuddu avait acheté un billet pour les Amériques et il était parti. Pour ne pas mourir de tristesse, avait-on dit au village.
Rosetta regarda Saro : « Ninuzzo est parti pour les Amériques parce qu’il était désespéré », dit-elle. Il opina du chef. « Comme moi… » ajouta-t-elle.
Il baissa à nouveau les yeux. « Peut-être que c’est pas aussi bien que ça, le Nouveau Monde… » et Rosetta secoua la tête. Elle se tourna vers le bâtiment des Autorités Portuaires et sortit de son sac de jute la poignée de billets du baron. « Cache-les ! conseilla Saro. Mets-les quelque part où personne ne les trouvera. »
Puis il rougit à nouveau, tentant de faire le petit discours qu’il avait préparé et répété pendant toute leur fuite : « Au village, on disait que tu te comportais comme un homme, commença-t-il à grand peine, que tu croyais avoir des couilles et que c’était péché… parce que Dieu a créé les femmes sans couilles… » Il donna un coup de pied à deux cailloux, l’air gêné. « Mais tant que tu n’es pas en sécurité, continua-t-il en levant les yeux vers elle… tu as intérêt à les garder, tes couilles ! » Rosetta le regarda. Pendant une année entière, lui et les autres l’avaient traitée de bottana ; pendant un an, ils avaient fait de sa vie un enfer ; et jusqu’à ce matin même, elle les avait haïs. Mais tout avait changé. Désormais, elle était désespérée mais libre, et elle pouvait pardonner. « Merci », lui dit-elle. Les yeux de Saro s’emplirent de larmes. Rosetta esquissa un mouvement pour s’éloigner.
— Comment je saurai que tout s’est bien passé ? demanda Saro, dans une tentative pour prolonger ce dernier échange.
Elle le fixa en silence. À l’instar de Ninuzzo, elle tentait de mettre un océan entier entre elle et ses souvenirs, et elle espérait ne rien emporter de sa vie passée – rien ni personne.
— Je t’écrirai, dit-elle en haussant les épaules.
Une expression perdue et enfantine passa sur le visage de Saro :
— Mais je ne sais pas lire…
Rosetta sourit tristement : il n’y avait pas de place pour eux deux dans le Nouveau Monde.
— Et moi, je ne sais pas écrire !
— Rosetta… murmura Saro, les yeux débordant de larmes, tentant de la retenir.
Elle tendit la main et lui caressa la joue, l’air sérieux, sans un sourire.
— C’est trop tard, lui dit-elle une nouvelle fois, d’un ton de femme adulte. Elle le dévisagea encore, avec un regard intense. Et elle lui tourna le dos et elle s’avança vers son nouveau destin, toute seule, sans plus regarder en arrière.