7Gouvernement de Poltava, Empire russe, Pologne
Raechel se trouvait dans une petite clairière tapissée d’une herbe verte tachetée de coquelicots rouge vif qui scintillaient au soleil. Elle était envahie d’un sentiment de paix et de douceur, qui ressemblait au bonheur. Le soleil resplendissait dans le ciel limpide, et lui procurait une délicieuse sensation de tiédeur. Malgré ses pieds nus, elle n’avait pas froid, le contact avec l’herbe grasse et tendre lui était agréable. Elle sourit.
Bientôt, elle remarqua que les coquelicots ne poussaient pas partout. Ils formaient en fait une sorte de ligne ondoyante, sinueuse, conduisant à la forêt. Elle eut l’impression que c’était une fausse note dans ce paradis, sans comprendre pourquoi. Elle avança d’un pas vers la coulée de fleurs rouges qui lui indiquait le chemin à suivre. La sensation de paix intérieure éprouvée un instant auparavant commençait à se dissiper et laissait place à une vague inquiétude. Pourtant elle ne s’arrêta pas. Elle s’approcha du premier coquelicot et l’effleura. À peine touchée, sa corolle sembla fondre et tacha les doigts de la jeune fille d’un liquide rouge et visqueux. Elle s’essuya la main sur sa robe, mais le liquide ne partait pas.
En proie à une anxiété croissante, elle poursuivit son chemin. Elle comprit que ce qu’elle avait pris pour des fleurs était en réalité des taches de ce même liquide rouge et visqueux qui lui salissait les doigts. Elle piétinait des traces de sang ! se disait-elle tandis que sa respiration se faisait haletante. Baissant le regard, elle s’aperçut soudain que du sang dégoulinait sur sa robe et sur ses jambes. Mais elle ne trouva pas la force de faire demi-tour pour fuir. Quelque chose l’incitait à suivre ce sillage rouge et l’attirait comme un appel puissant et silencieux. Elle avait un goût de mort dans la bouche et leva les yeux vers la forêt, à l’endroit où le chemin ensanglanté s’achevait.
Là elle découvrit son père agrippé au tronc d’un arbre pour pouvoir tenir debout. « Père ! » s’exclama-t-elle en accélérant le pas. Il avait le visage ensanglanté et ouvrait la bouche sans émettre le moindre son. Raechel se rendit compte qu’il pleurait des larmes de sang. « Père… » murmura-t-elle, la mort dans l’âme. Il se retourna et, chancelant, s’avança vers la forêt. La jeune fille le suivit mais, à chaque pas, elle se sentait de plus en plus faible. Quand elle pénétra dans le sous-bois, toute sensation de tiédeur l’avait abandonnée. Des aiguilles de mélèzes et de sapins lui piquaient douloureusement les pieds. Bientôt elle se mit à frissonner de froid, et s’aperçut qu’elle marchait dans la neige. « Père, attendez-moi… » pria-t-elle.
Mais le père ne se retourna pas et continua à marcher, vacillant et laissant derrière lui un sillage de taches rouges qui teignaient la neige comme elles avaient teint le pré. Raechel se traînait derrière lui, s’enfonçait dans la neige, perdant sans cesse l’équilibre, se retenait aux troncs d’arbres et s’écorchait les mains sur les branches sèches. Puis son père sortit du bois et s’arrêta au milieu d’une route. Il lui indiqua quelque chose sur le sol, en bordure du sentier, on aurait dit un tas de chiffons. Raechel s’approcha pour mieux voir. Elle fit alors un brusque bond en arrière, épouvantée : sur le sol, recroquevillée, c’était elle-même. Son visage était contracté dans une grimace de souffrance, sa peau était tellement pâle qu’elle se confondait avec la neige. Ses cheveux et ses sourcils étaient incrustés de glace, ses poings serrés, bleuâtres. De minuscules traces de condensation sortaient de ses narines, de plus en plus ténues tandis qu’elle cessait, peu à peu, de respirer.
Raechel dévisagea son père. Il lui rendit un regard plein de désarroi, sans cesser de pleurer du sang. « Réveille-la, ma fille… lui dit-il en fixant la Raechel à terre, réveille-la ! » La jeune fille eut d’abord la tentation de fuir pour repartir vers la douce clairière, à la recherche de cette paix à laquelle elle avait goûté, mais lentement, elle s’agenouilla près d’elle-même et se mit à caresser son visage gelé. Puis elle s’étendit sur ce corps, tentant de le réchauffer avec sa propre chaleur. C’est alors qu’elle fut brusquement happée par une lame de froid qui s’introduisit en elle avec la soudaineté d’un coup de poignard.
Raechel se réveilla en sursaut et poussa un cri. Ses lèvres gelées se fendirent. Elle ouvrit grand les yeux et entendit le léger crissement de ses cils collés par le froid. Une bouffée d’air glacé lui remplit les poumons. Son corps était secoué de frissons irrépressibles. Elle regarda autour d’elle : elle avait rêvé.
Elle se trouvait toujours sur la route blanche où elle avait fait halte, exténuée. Il faisait nuit et des étoiles glacées brillaient dans le ciel. Elle était seule. Mais elle savait ce qu’elle avait à faire.
Dans un immense effort, sans cesse secouée par des tremblements si forts qu’elle en perdait l’équilibre, elle parvint à se remettre debout. Elle serra le livre de son père contre sa poitrine et fit un pas. Elle ne sentait plus ses pieds. Elle ne s’arrêta pas et fit un deuxième pas, puis un autre et un autre encore, jusqu’à ce qu’elle finisse par marcher. « Tu m’as sauvé la vie, père », dit-elle alors. Et, sentant l’émotion la gagner, elle ajouta : « Non, je ne pleurerai pas ! » Elle avança dans la nuit noire, guidée par le pâle ruban de la route. Elle n’avait plus aucune notion du temps, et marcha, muscles contractés, avec une seule idée en tête, continuer. Après une bonne demi-heure, elle comprit que son corps allait encore céder au froid et à l’épuisement. « Je n’en peux plus », lâcha-t-elle, à bout. Et elle ne trouva pas même la force de faire parler son père. Elle avait les doigts gelés sur son livre. Ses pieds étaient deux morceaux de bois insensibles qui ne lui appartenaient plus.
Un instant avant de renoncer, elle aperçut une lumière qui tremblait dans l’obscurité : « Un feu… » murmura-t-elle. Cette lumière lointaine et incertaine lui donna la force de puiser dans ses dernières ressources. Elle avait l’impression de courir, alors qu’elle progressait lentement et péniblement. Et quand elle parvint à une vingtaine de mètres du feu, ses jambes cédèrent d’un coup. Elle tomba à genoux, tenta de se relever, retomba, essaya de se relever à nouveau. Elle tendit une jambe, puis traîna l’autre derrière.
— Au secours… appela-t-elle en direction du campement. Sa vue se brouillait, le froid prenait le dessus, à quelques pas du salut. Cherchant à s’accrocher à un arbre, elle tomba et fit craquer une branche morte.
— Qui est là ? lança une voix d’homme.
— C’est… moi… répondit Raechel, mais personne ne pouvait l’entendre. Elle se dit qu’il serait totalement absurde de mourir si près du but.
— Qui est là ? répéta la voix.
— Au secours… reprit Raechel avec tout le souffle qui lui restait. Elle entendit des pas dans la neige et vit s’avancer une silhouette floue, qui tenait une lampe. Un instant plus tard, deux mains robustes la soulevèrent.
L’homme ramena au camp Raechel, qui se sentait comme un sac inanimé. Elle n’arrivait pas à se sentir soulagée. Il ne restait plus dans sa tête que des images floues, aucune pensée.
— Qui est-ce ? entendit-elle une voix demander.
— Je ne sais pas, répondit l’homme qui l’avait portée jusque-là.
Raechel fut posée sur le sol, près du feu. Elle manqua s’évanouir sous le coup de la tiédeur.
— C’est le porc-épic ! s’exclama une voix féminine.
— Hein ? dit l’homme.
— Raechel Bücherbaum, la fille de notre village qui voulait venir avec nous, dit une jeune femme.
— Tamar… murmura Raechel, avant d’ajouter : merci, père… je n’aurais jamais pu y arriver… sans vous…
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda un homme.
— Le porc-épic discute avec son père, répondit Tamar de son ton désagréable. Mais son père est mort.
« Non, il est ici avec moi », pensa Raechel. Et elle s’évanouit.
La nuit ne fut qu’un tourbillon noir et rien d’autre. Quand elle se réveilla à l’intérieur d’un chariot, enveloppée dans deux épaisses couvertures, elle ressentit d’abord de la douleur. Ses mains et ses pieds étaient gonflés et tremblaient violemment. Elle souffrait le martyre.
« Bois ! » lui dit une fille en lui tendant une tasse de bouillon. Raechel s’exécuta. Le breuvage brûla horriblement ses lèvres fendues par le gel mais la réchauffa bien. « Tu as de graves engelures, tu vas peut-être perdre tes doigts, lui dit une autre fille. Il faut que tu te pisses sur les pieds et les mains. » Raechel acquiesça : c’était un vieux remède. La porte du chariot s’ouvrit. Amos, le chef de l’expédition, dévisagea Raechel sans entrer, avec la même expression déçue qu’il avait eue au village.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je viens avec vous… répondit faiblement Raechel.
— Tu t’es enfuie !
— Non, monsieur… balbutia Raechel. Ils ont fini… par me donner… la permission…
Amos la dévisagea encore.
— Je vois pas à quoi tu pourrais me servir, lâcha-t-il d’un ton dur et distant.
Le regard des autres filles du chariot allait de Raechel à Amos, suivant la scène. L’homme sentit tous les yeux braqués sur lui.
— Je ferai tout ce que vous voudrez ! Je travaillerai nuit et jour sans jamais me plaindre ! Je vous en prie, monsieur… l’implora Raechel.
Amos jeta un coup d’œil aux autres. Le moment de montrer qui il était vraiment n’était pas encore venu. Il ne pouvait pas se débarrasser de ce petit laideron, comme il l’aurait voulu. Il était obligé de la garder pour avoir la paix durant le voyage.
— Bon, d’accord, tu peux rester, dit-il enfin, avec une profonde mauvaise humeur dans la voix. Puis il remarqua le livre qu’elle tenait en main.
— Et ça, ça te sert à quoi ?
— C’était à mon père, sourit Raechel en serrant l’ouvrage encore plus fort contre sa poitrine. C’est sur ce livre qu’il m’a appris à lire.
— Tu sais lire ? s’étonna Amos.
— Oui, monsieur !
Amos secoua la tête, encore plus contrarié.
— Je n’aime pas les femmes qui savent lire. C’est un truc pour les hommes, bougonna-t-il en pointant un doigt vers elle avant de conclure, menaçant : Si je m’aperçois que tu apprends à lire à d’autres filles, je t’abandonne sur la route comme un chien !
Regarder ce type dans les yeux mettait Raechel mal à l’aise, la sensation de danger, peut-être, mais cela ne dura qu’un instant.
— Oui, monsieur ! promit-elle.
L’homme la fixa encore. Puis il sortit en disant : « On repart ! »
Quand le battant se referma, Raechel sentit son cœur s’accélérer. La tête remplie de pensées qu’elle ne parvenait pas à mettre en ordre, elle observa les autres chanceuses qui, comme elle, avaient gagné un billet pour la nouvelle Terre Promise. « J’en fais partie moi aussi ! » se dit-elle avec une bouffée d’orgueil, consciente d’avoir fait davantage que toutes ses compagnes – car elle, son avenir, elle l’avait vraiment conquis ! Lorsque le chariot se fut remis en route avec une secousse, Tamar, dédaigneuse, lui dit :
— Je mentirais si je disais que tu m’as manqué, porc-épic !
Raechel planta ses yeux dans les siens. À ce moment-là, rien n’aurait pu la blesser : elle avait gagné.
— Et moi, je mentirais si je disais que tes vacheries m’ont beaucoup manqué ! rétorqua-t-elle, puis elle conclut en souriant : Mais maintenant, je suis là moi aussi, il faudra t’y faire !
Ce jour-là, lorsqu’ils s’arrêtèrent pour la nuit, Raechel ne put descendre du chariot tant ses pieds la faisaient souffrir, et elle eut du mal à tenir en main la cuillère à soupe qu’une des filles lui avait apportée. Le deuxième soir, cela alla mieux. Le troisième, elle réussit à s’asseoir avec les autres, réunies autour d’un grand feu de camp. L’atmosphère était joyeuse, chacune des filles rêvait son avenir à haute voix. Raechel les observait et se voyait elle-même réfléchie dans leurs yeux. C’était le début d’une nouvelle vie, c’étaient de nouveaux rêves totalement inédits, des rêves qu’elles n’avaient jamais osé faire auparavant et qui n’auraient jamais pu voir le jour dans la brutalité désespérée et misérable de leur existence au shtetl. Mais tout avait changé, et cette occasion que le Très-Haut avait voulu leur offrir faisait germer leurs rêves comme dans une serre, comme si des graines avaient été semées des années auparavant dans le cœur de chacune d’elles.
Au cours des jours suivants, Raechel recouvra lentement ses forces, bénéficiant aussi des repas substantiels et réguliers qu’elle faisait pour la première fois de sa vie. Progressivement, les engelures régressèrent, et sa douleur aux doigts, qui l’empêchait de dormir, s’atténua. Une nuit où, plus encore que les jours précédents, elle se sentait gagnée par un extraordinaire sentiment d’optimisme, elle repensa à cet étrange rêve où son père la conduisait auprès de son autre moi qui se laissait mourir. Elle se souvenait de la paix qui l’avait enveloppée lorsqu’elle avait rendu les armes : elle était en train de partir. Mais son père l’avait rattrapée et l’avait fait vivre, il lui avait donné la force de lutter. Qu’est-ce qu’il l’avait aimée ! À cette pensée, l’émotion la submergea. « Je l’ai fait pour toi aussi, père », se dit-elle, serrant le livre de prières contre sa poitrine. « Tu m’as consacré ta vie, tu t’es sacrifié pour moi, et maintenant tu pourras être fier de moi ! » Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté le shtetl, elle pleura des larmes de joie.
Au bout d’une semaine, Amos annonça qu’ils se trouvaient en Pologne. Ce soir-là, sept nouvelles filles s’ajoutèrent au groupe. Raechel lut dans leurs yeux à la fois de l’exaltation et de la peur, mais bientôt l’atmosphère joyeuse qui les entourait leur fit oublier toute crainte. Ce même soir, Amos et ses compagnons de la Sociedad Israelita de Socorros Mutuos Varsovia, assis autour des feux du bivouac, racontèrent aux nouvelles ce que les autres filles savaient par cœur mais qu’elles ne se lassaient jamais d’entendre. Ils évoquèrent un monde fascinant où il ne faisait jamais froid, où la viande était tellement abondante que même les pauvres en mangeaient chaque jour, les maisons étaient aussi grandes que des palais, avec des sols recouverts de tapis si épais qu’on avait l’impression de marcher sur des nuages. Et ils ne manquaient jamais de promettre des mariages fabuleux avec des jeunes gens beaux et riches.
Raechel reconnaissait qu’Amos et ses hommes traitaient les filles avec beaucoup de respect et de politesse. Pourtant, elle n’arrivait pas à les apprécier, en particulier Amos, comme si elle percevait de la fausseté sous ses récits et ses sourires. Mais la plupart du temps, comme toutes ses compagnes, elle rêvait à sa nouvelle vie, et quand elle était certaine que personne ne pouvait l’entendre, elle continuait à voix basse son dialogue imaginaire avec son père, serrant le livre de prières qui maintenait vivant le contact avec lui. Elle partageait toutes ses idées et tous ses rêves avec lui, un peu à l’écart du reste du groupe.
Un soir, les hommes s’étant retirés dans leur chariot, une des nouvelles filles lui demanda :
— Et toi, qu’est-ce que tu feras, quand on arrivera à Buenos Aires ?
Raechel y avait réfléchi. Chaque fois qu’elle se rendait dans la ville la plus proche de leur hameau, pour accompagner son père qui y vendait leurs produits, elle ne regardait pas les magasins de tissus, contrairement aux autres filles, mais une petite échoppe poussiéreuse, une librairie, pleine de ces romans qu’on lui avait interdit de lire.
— Dès que j’aurai économisé assez d’argent, j’ouvrirai une librairie ! répondit-elle avec enthousiasme.
— Une… librairie ? répétèrent nombre de filles, ébahies.
— Oui ! sourit Raechel comme une enfant recevant le plus beau cadeau du monde. Et je ne vendrai pas un seul livre sans l’avoir lu avant. Je veux lire tous les romans du monde.
Elle se mit à rire, heureuse.
— Quel rêve idiot ! commenta aussitôt Tamar avec aigreur.
Raechel la regarda, avec ses beaux cheveux toujours ornés de rubans. Qu’est-ce qu’elle pouvait être bête, se dit-elle, c’était insupportable ! Au village déjà, cette chipie ne perdait jamais une occasion de lui lancer une méchanceté.
— Ce serait mieux si j’achetais une mercerie remplie de rubans et de dentelles de toutes les couleurs ? lui demanda Raechel d’un ton doucereux.
Tamar, sans saisir le sarcasme, eut une expression satisfaite.
— Ah oui, ça c’est un beau rêve !
— Oui, un rêve vraiment plein de grandeur ! railla Raechel.
L’ombre d’un doute apparut sur le visage de Tamar.
— Tu te moques de moi ? Tu n’ouvriras jamais une mercerie, c’est ça ?
— Non, je ne crois pas, répondit-elle en souriant.
— Tu te crois meilleure que moi, hein ? dit-elle, vexée.
— Mais non… soupira Raechel, résistant à la tentation de se disputer.
— Oh que oui !
— On est simplement… différentes, dit-elle en haussant les épaules.
— C’est-à-dire ?
Raechel n’aurait pas voulu que leur conversation prenne ce pli-là, mais la bêtise et l’agressivité de Tamar l’énervaient vraiment trop.
— Toi tu es belle et pas moi. Ça te suffit, comme explication ? lâcha-t-elle d’un air condescendant. Tamar devint rouge de colère.
— Alors ça, y a pas de doute, porc-épic ! répliqua-t-elle, acide. Moi, j’épouserai un homme très riche et j’aurai la belle vie ! Toi, tu nettoieras le sol à quatre pattes, et tes genoux seront tellement gonflés que tu ne pourras plus les plier !
Raechel sentit le sang lui monter à la tête et elle cracha, tranchante :
— Mais tu as vraiment besoin d’être aussi conne ? Ça te fait du bien ?
De nombreuses filles s’esclaffèrent. Personne n’aimait Tamar.
— Qu’est-ce que vous avez à rire, bécasses ? s’exclama Tamar, vexée. Furieuse, elle se leva et s’éloigna.
Il y eut un instant de silence. Puis une des filles dit à Raechel :
— Tu parles comme un garçon !
Une autre se mit à rire :
— Quand même, c’est vrai que Tamar… elle est conne ! Et on pouvait voir sa joie enfantine à prononcer un gros mot.
Il y eut de nouveaux éclats de rire. Une fille s’exclama alors :
— Moi, je serai couturière, et je créerai des robes magnifiques !
Une autre poursuivit :
— Moi, je voudrais avoir plein d’enfants !
Tandis que les filles recommençaient à rêver à haute voix, Raechel regarda dans la direction de Tamar, qui montait dans leur chariot et en faisait claquer les battants. Elle bouillait intérieurement : « Quelle conne ! pensa-t-elle avec colère. Je ne confierai plus jamais mes projets à personne, comme ça personne ne pourra se moquer de moi ! »
Pendant ce temps, une des nouvelles venues s’était assise près d’elle. L’inconnue lui toucha le bras et Raechel tourna la tête, encore contrariée. Elle lut sur le visage de cette fille une expression de bonté qui l’énerva encore plus.
— C’est pas vrai que tu es mo… commença la nouvelle d’un ton bienveillant, enfin, que tu n’es pas jolie…
Raechel l’écarta de la main, sans ménagement.
— Je sais parfaitement comment je suis ! trancha-t-elle avec dureté, avant de s’éloigner à son tour.
Mais, arrivée devant le chariot, elle s’arrêta. Elle n’avait pas la moindre envie de se retrouver seule avec Tamar. Elle se mit alors à circuler autour des véhicules en attendant que les autres filles décident d’aller se coucher. Alors qu’elle était près du chariot des hommes, elle entendit des rires. Intriguée, elle s’approcha d’une des petites fenêtres laissée ouverte, par laquelle sortait la fumée intense et aromatique des cigares, et elle écouta.
— Encore trois villages et le chargement sera complet, disait Amos.
— Il y en a quelques-unes de très grande valeur, fit remarquer l’un des hommes.
— Oui, dit un autre, ce sera facile de les placer sur le marché.
— Il y en a une, surtout ! renchérit Amos. Vous avez vu la beauté ?
Les hommes approuvèrent, enthousiastes, en faisant des bruits. Raechel eut l’impression d’entendre des grognements de porcs.
— Je crois que pour me distraire de l’ennui du voyage, je vais lui faire son éducation, à celle-là ! plaisanta Amos.
Les autres rirent de concert, avec de nouveaux grognements. Raechel ne saisissait pas le sens de ces paroles, mais d’instinct elle ne les aimait pas, et elle eut un frisson.
— En tout cas, il n’y a que de la marchandise de première qualité ! s’exclama quelqu’un.
— À part une ! gloussa un autre.
Amos et ses hommes s’esclaffèrent encore.
— Celle-là, même à Rosario, tu ne pourras pas la caser !
Nouveaux éclats de rire.
— Même pas dans la pampa !
Encore des rires.
Raechel ne comprenait toujours rien.
— Amos, tu aurais mieux fait de la laisser mourir de froid, dit une voix.
— Imbécile ! répliqua Amos. Les autres se seraient doutées de quelque chose.
Raechel eut un sursaut : c’était d’elle, dont ils parlaient !
— On n’aura qu’à la jeter à la mer ! ricana un autre.
Raechel sentit la panique la gagner.
— On verra, dit Amos, inutile de s’en soucier pour le moment. Et puis, une domestique de plus au Chorizo, ça peut toujours être utile.
Raechel s’aperçut que le chariot tanguait.
— Il faut que j’aille pisser, annonça Amos.
Raechel s’enfuit sur la pointe des pieds, le cœur tenaillé par la peur. Elle rejoignit son chariot et se précipita à l’intérieur. Elle se jeta sur sa couche et se cacha sous les couvertures en tremblant. « On n’a qu’à la jeter à la mer ! » avaient-ils dit. Raechel prit le livre de son père et s’y accrocha comme à une bouée de sauvetage. « Je ne veux pas mourir, père », murmura-t-elle.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Tamar d’une voix ensommeillée.
— Rien…
— Alors tais-toi, porc-épic !
Raechel enfouit la tête plus profondément sous ses couvertures. Elle resta silencieuse jusqu’à ce qu’elle entende la respiration de Tamar devenir lourde et régulière. Puis elle répéta, plus bas encore : « Je ne veux pas mourir, père. » Quand l’écho de cette terrible phrase se fut éteint dans sa tête et qu’il la laissa seule avec sa frayeur, il lui fallut faire bien des efforts pour obéir à son père et ne pas se mettre à pleurer comme l’aurait fait n’importe quelle petite fille de treize ans.