6Boccadifalco – Palerme, Sicile
Pendant deux jours, Rocco travailla comme un bœuf dans la vigne de don Mimì. Tandis qu’il bêchait, il sentait encore sur lui, comme une colle incroyablement poisseuse, cette sensation de mort intérieure qui l’avait saisi sur la plage de Mondello. Sa tête était vide, on aurait dit qu’elle s’était endormie et refusait de formuler la moindre pensée. Son cœur semblait avoir cessé de battre pour ne pas devoir entendre le bruit de la défaite, de la capitulation. Il s’était cru capable de ne pas s’enfoncer dans cette mer fangeuse. Quelle prétention ! Lentement mais sûrement, il avait été aspiré par une destinée que la vie scélérate de son père avait écrite pour lui – toute possibilité d’écrire seul son propre destin lui était refusée. Il était damné. Il n’était pas un homme libre, simplement l’ombre de son père. Il avait échoué et n’avait plus la force de se rebeller, il était devenu le fantôme de lui-même.
Ces deux jours glissèrent comme du sable entre ses doigts, ce fut une succession d’heures floues privées de sens, de relief, d’émotion. Et le troisième jour, Nardu Impellizzeri, le caporegime de don Mimì, frappa à la porte de sa ferme. « Alors, on t’a rabattu le caquet, petit coq ? » lui lança Nardu avec un sourire sarcastique. Rocco hocha la tête d’un air las.
— Don Mimì te fait savoir que tu dois te présenter de sa part au Garage Balistreri, poursuivit Nardu. Sasà Balistreri est un ami. Il te prend comme apprenti chez lui.
— Apprenti ?
— Pétard, tu voulais faire quoi, chef mécano ?
— Et il est où, ce garage ?
— À la Cala, dans le mandamento de Castellammare.
— Et je dois y aller quand ?
— Quand ? Ben maintenant ! T’attends quoi, qu’on t’envoie un carrosse ?
Rocco baissa la tête, acquiesça et s’en alla. Il traversa le quartier périphérique de Vuccheifaiccu, comme les habitants l’appelaient, né en bordure de ce qui restait de la Riserva Reale Borbonica. Il longea les vieux abattoirs, les tavernes et les misérables maisons des travailleurs de la réserve. Puis, ayant atteint le centre ville, il traversa le Borgo Vecchio et déboucha sur le Càssaro, la plus ancienne rue de Palerme, que les gens refusaient d’appeler Corso Vittorio Emanuele. Il continua tout droit, entre les palais, jusqu’à ce qu’il sente l’odeur âcre du poisson. Il tourna alors dans une ruelle sur sa gauche et se retrouva à la Vuccirìa, le marché historique de la ville. Il passa au milieu des étals, sourd aux abbanniàte, aux cris des vendeurs. Et en quelques minutes, la ville se termina au bord de la mer. C’était la Cala, le premier port de Palerme. « Où est le garage Balistreri ? » demanda-t-il à un vieux pêcheur occupé à raccommoder un filet. L’homme tendit la main vers sa droite, sans un mot. « Merci » dit Rocco en s’éloignant. Il se dirigea vers ce qui, à première vue, paraissait être un hangar à bateaux, avec trois grandes arches donnant directement sur la mer. Un homme corpulent était assis devant, sur une caisse, il fumait un cigare en contemplant les eaux troubles du port.
— Je cherche Sasà Balistreri, annonça Rocco.
— Et qui le cherche ? demanda l’homme sans lever la tête.
— C’est don Mimì Zappacosta qui m’envoie.
L’autre braqua ses yeux sur lui :
— Alors comme ça, tu es le fils de Carmelo Bonfiglio, dit-il en le dévisageant. Tu ne lui ressembles pas.
— Non. Je tiens de ma mère.
— Ce qui compte, c’est le sang !
Il saisit la main de Rocco et examina son index.
— Tu t’es fait piquer par un moustique ?
Rocco ne répondit rien. L’autre eut un petit rire.
— Sasà Balistreri, tu l’as devant toi, picciottu ! s’exclama-t-il, frappant son ventre proéminent d’une main.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Pétard, toi t’es pas un bavard, hein !
Rocco le regarda en silence.
« Parlons peu, parlons bien, commenta Balistreri en se levant péniblement, c’est ce que je dis toujours à ma grosse ! Mais en plus d’avoir la langue bien pendue, elle est dure d’oreille ! » Il ricana tout seul, avec lassitude, à cette boutade éculée qu’il avait dû faire Dieu sait combien de fois. Puis il pénétra dans l’atelier et se dirigea vers une cabine vitrée en bois. Là, il s’assit derrière un bureau encombré d’outils de mécanos. « Ferme la porte ! dit-il à Rocco avant de pointer vers lui un doigt plein de cambouis. Écoute : j’avais pas besoin de toi, mais quand don Mimì m’appelle, je réponds toujours présent. » Ils disent tous ça, songea Rocco. C’était comme un disque rayé. Les visages changeaient, mais les paroles demeuraient éternellement les mêmes. Et peut-être qu’un jour, il les prononcerait à son tour.
— Don Mimì dit que tu te débrouilles bien avec les moteurs, reprit Balistreri.
— Oui, laissez-moi faire le mécanicien, pas l’apprenti ! répliqua Rocco.
— Oh, ne t’en fais pas, tu feras le mécano, reprit l’autre avec un sourire ambigu, mais la nuit.
— Je ne comprends pas…
— Je vais t’expliquer, poursuivit-il d’un air satisfait. Combien tu crois qu’il y a de voitures et de camions à Palerme ? Cent ? Deux cents, peut-être ?
Là, il se pencha vers lui.
— Alors un homme honnête comme moi, tu crois qu’il vit comment ? Sur ce, il sourit. T’as pigé ?
— Non.
— Les moteurs, faut les bousiller, picciottu ! Réfléchis un peu ! s’exclama-t-il en se frappant l’index contre la tempe. La nuit, toi tu bousilles les petits moteurs, et comme ça le jour, nous on les répare.
— Moi, je veux réparer des moteurs, pas les casser.
Balistreri se pencha vers lui, menaçant : « Toi, tu feras ce que je te dis. Parce que je suis le caporegime de Castellammare. » Il le fixa en silence, son doigt crasseux en l’air. « Don Mimì m’a assuré qu’il t’avait mis au parfum. » Puis sa voix se fit agressive : « Et moi, j’ai vraiment pas envie de devoir aller me plaindre auprès d’un grand capo mandamento comme lui. Capisce ? »
Rocco baissa les yeux, sans mot dire.
« Capisce ? » répéta l’autre, plus fort.
Le jeune homme acquiesça. « Très bien, conclut Balistreri en s’appuyant contre le dossier de sa chaise. À ton âge, ton père avait déjà accompli de grandes choses, remarqua-t-il en secouant la tête. Peut-être que c’est pas seulement les cheveux, que t’as hérité de ta mère… »
Rocco ne réagit pas.
« Tu commences ce soir, reprit le patron. Tu sortiras avec Minicuzzu, qui t’apprendra le métier et te protégera les miches. » Il ralluma son cigare éteint, avant de conclure sans plus regarder son nouvel apprenti : « Allez, va me chercher un café bien serré ! »
Rocco sortit de la cabine et balaya l’atelier du regard. Quatre types se trouvaient là. Trois d’entre eux étaient couverts de cambouis et s’affairaient autour d’un moteur de chalutier monté sur un treuil. Le quatrième se tenait à l’écart, avec des vêtements immaculés et des mains bien blanches – petit, nerveux et les cheveux gominés.
— Salut, dit-il à Rocco.
— Salut, répondit Rocco. Où est-ce que je vais chercher le café de M. Balistreri ?
— À la cafét’ !
Les trois mécanos ricanèrent.
— Et elle est où, la cafét’ ? demanda Rocco.
— Là où elle doit être.
— Merci, bougonna Rocco, en faisant volte-face. Et il se dirigea vers la sortie du garage.
Les trois mécaniciens rirent à nouveau :
— Minicuzzu, lança l’un d’eux, amusé, tu sais que t’aurais dû faire comique ?
— Picciottu ! appela Minicuzzu.
Rocco s’arrêta.
— T’aimes pas les blagues ? sourit l’autre.
Rocco le regarda sans lui retourner son sourire.
— Vous savez qui est le père de ce picciottu ? demanda Minicuzzu aux mécaniciens. Carmine Bonfiglio !
— Le Carmine Bonfiglio ? s’exclama l’un d’eux, les yeux écarquillés.
— Oui, en personne ! confirma Minicuzzu.
Les trois mécanos s’approchèrent de Rocco. Ils lui tendirent la main après l’avoir essuyée sur leur bleu de travail, et le saluèrent avec respect :
— C’est un honneur, assurèrent-ils, ton père était un grand homme.
Minicuzzu expliqua alors :
— La Caffetteria degli Aranci est là, sur ta droite, à vingt pas. Inutile de payer, tu n’as qu’à signer. Et pendant que tu y es, prends-moi un café aussi. Mais dépêche-toi, parce que j’aime le café bien chaud !
Rocco passa la journée à faire des allers et retours entre le garage et la Caffetteria degli Aranci. Chaque fois qu’il s’approchait du moteur de chalutier, on l’en écartait. On lui permit juste de ranger les outils et de les nettoyer avec de vieux journaux et un solvant plus sale encore que le cambouis. Vers cinq heures de l’après-midi, alors que les autres s’apprêtaient à fermer l’atelier, Minicuzzu le prit à part et lui dit : « Va te reposer, cette nuit tu devras être bien réveillé. Je passe te prendre à onze heures. Le boulot aura lieu près de chez toi. »
Rocco ne put ni dormir ni manger. Il regardait dans le vide. Seul, comme toujours. Seul à l’intérieur. Une solitude pesante qu’aucune des nombreuses filles qu’il avait connues n’avait jamais pu alléger, une solitude qui l’avait toujours empêché d’unir son destin à celui d’une femme – car son destin ne lui appartenait pas.
À onze heures précises, il entendit une carriole s’arrêter devant sa ferme. Il découvrit Minicuzzu accompagné d’un gosse qui ne devait pas avoir douze ans. « On y va à pied », expliqua l’homme en se mettant en route. Rocco remarqua qu’il s’était changé : il portait maintenant un chandail et un pantalon noirs. Le gosse avait des culottes courtes qui laissaient voir des jambes maigrelettes pleines d’égratignures et il marchait pieds nus ; il prit une sacoche en cuir sur le siège arrière de la carriole et la mit sur son épaule, chancelant sous son poids.
— Donne-la-moi ! proposa Rocco.
— Non ! dit le gosse avec orgueil en l’évitant.
— C’est Totò qui porte le sac, intervint Minicuzzu. S’il y arrive pas, alors il ne sert à rien et peut rester à la maison. C’est pas vrai, Totò ?
— J’y arrive ! s’exclama Totò, la voix contractée par l’effort.
— Pourquoi il vient, le petit ? interrogea Rocco.
— Parce que je fais son éducation.
— C’est ton fils ?
— Si ça se trouve, va savoir ! plaisanta Minicuzzu. Dis-lui ce que fait ta mère, Totò !
— La bottana, répondit le gamin en rougissant.
Minicuzzu rit à nouveau.
— Mais lui, il deviendra un brave picciottu, pas vrai Totò ?
— Vous avez qu’à me dire qui il faut dérouiller, et je le dérouille ! répondit le mioche en y mettant toute sa conviction.
Il n’avait pas encore mué, n’était guère plus qu’un enfant et se gargarisait déjà d’expressions de gros dur, pensa Rocco. Il ne savait même pas de quoi il parlait, mais à force de répéter ces trucs, il finirait par y croire. Tôt ou tard, Minicuzzu lui mettrait entre les mains un cran d’arrêt ou un fusil à canon scié, et Totò deviendrait un animal, comme tous les hommes d’honneur. On lui ferait ce qu’on lui avait fait, à lui. On le ferait plier, de gré ou de force.
— Silence, on est arrivés ! lança Minicuzzu en baissant la voix.
— On est chez Vicenzu Calò ! s’exclama Rocco.
— Chut !
— Mais on est chez Vicenzu Calò ! insista-t-il.
Minicuzzu se retourna vers lui en brandissant le poing.
— Non ! Ici, il y a un camion qui doit être réparé, point. À qui il appartient, je n’en ai rien à foutre.
— Le Fiat Tipo 15 de Vicenzu n’est pas en panne, c’est moi qui l’ai réparé.
Minicuzzu sortit son cran d’arrêt et le pointa vers les côtes de Rocco.
— Eh ben, c’est que t’as pas bien bossé et qu’il a besoin d’un garage spécialisé, grogna-t-il tout près de son visage. Allez, avance, sinon j’te jure que j’te crève, et il pressa la lame du couteau contre lui. Quand ils arrivèrent au camion, Minicuzzu chuchota :
— T’as besoin de quoi ?
Il fit signe au gosse.
— Totò, apporte le sac !
— Minicuzzu, je vous en prie ! Vicenzu a deux familles entières à nourrir, plaida Rocco. Il a dépensé toutes ses économies pour acheter ce camion militaire aux enchères en 1909 : c’était un vieux machin, pratiquement une épave. Il l’a retapé avec amour et je l’ai aidé pour le moteur.
— Et alors ?
— Ne le ruinez pas…
— Tu veux voir comme je m’en fous ?
Il poussa Rocco et enfonça la lame du cran d’arrêt dans le pneu arrière du camion. La roue s’affaissa avec un sifflement.
— Voilà, on lui arrangera ça au garage !
— Non, je vous en prie… murmura Rocco.
Minicuzzu ricana. En un éclair, Rocco revit alors le visage des paysans qu’ils avaient passés à tabac, ce jour où on l’avait fait boire. Et il revit le regard effrayé que ces pauvres gens lui avaient lancé en le croisant ensuite au village, sachant qu’il était un homme d’honneur et pouvait faire ce qu’il voulait de leur vie – en d’autres mots, sachant qu’il était un assassin et aurait encore pu s’acharner sur eux après leur avoir soutiré en toute impunité la terre qui les nourrissait. Il revit le garçonnet mort de faim cet hiver-là, les pleurs de ses parents et les rires de l’homme de main de don Mimì. Et à ce moment-là, il imagina comment la vie de Vicenzu Calò allait être détruite. Mais surtout, il se revit lui-même sur la plage de Mondello, trois jours auparavant, à genoux, vaincu par la peur, avec ce petit saint barbouillé de sang qui se consumait entre ses doigts, tandis qu’il jurait de devenir un homme d’honneur – autrement dit un homme de merde, qui affamait et tuait dans un éclat de rire. La torpeur de ces derniers jours s’évanouit brusquement, comme si quelqu’un lui avait braqué une torche dans les yeux.
« Non ! » cria-t-il.
Quand Minicuzzu, sourire aux lèvres, enfonça son cran d’arrêt dans le pneu avant du camion, quelque chose explosa dans le cerveau de Rocco, quelque chose qu’il ne pouvait maîtriser. Il lui sauta à la gorge et lui fracassa la tête contre la vitre du véhicule, qui vola en morceaux dans la nuit.
« Qui est-ce ? » Une voix venait de l’intérieur de la ferme. Minicuzzu flanqua un coup de couteau à Rocco qui bondit en arrière juste à temps et fut légèrement blessé au bras. Il avait grandi dans la rue et était beaucoup plus costaud que son adversaire. Et il ne voulait plus être un fantôme, quoi que cela puisse lui coûter. Il asséna un grand coup de pied entre les jambes de Minicuzzu, avant de lui balancer un crochet. « Laisse-le, connard ! » hurla Totò en se jetant sur Rocco. « Qui est-ce ? » répéta la voix. La porte de la ferme s’ouvrit et un homme apparut à la lumière d’une lampe à gaz, un fusil de chasse à double canon à la main.
« On se barre ! » lança Minicuzzu en se relevant. Totò, ployant sous le poids du sac, avait déjà commencé à courir comme il pouvait. Le premier tir résonna dans la nuit. Minicuzzu rattrapa Totò, le saisit par les épaules et, dans sa fuite, se servit du gosse comme d’un bouclier. Rocco courrait derrière, plié en deux. Le deuxième tir produisit un éclair, puis on entendit un gémissement. Minicuzzu laissa tomber le gamin à terre et poursuivit sa fuite. « Je vais vous descendre ! » cria l’homme de la ferme tout en rechargeant son fusil. Rocco arriva près du garçon. Il gémissait sur le sol. Le cœur battant, Rocco le dépassa d’un bond, ne pensant qu’à se mettre en sécurité, hors de portée du double canon. Mais après quelques pas, il s’arrêta. Totò se lamentait de sa petite voix enfantine. Il ne pouvait pas le laisser là. Il fit demi-tour et le chargea sur son épaule, abandonnant le gros sac à outils. Il disparut dans la nuit avant que le troisième tir ne retentisse.
Quand il regagna sa ferme, Minicuzzu était déjà installé sur le siège de sa carriole et s’apprêtait à fouetter le cheval. Rocco déposa Totò sur le sol et, toujours en proie à cette colère qui l’avait brusquement sorti de sa torpeur, il attrapa Minicuzzu par le col et le jeta dans la poussière. « Lâche ! » cria-t-il en lui flanquant un coup de poing. Il se précipita sur lui et se remit à le tabasser, comme saisi de folie. « Je vais te crever ! » beugla-t-il, les yeux injectés d’une fureur qu’il ne pouvait maîtriser. « Laisse-le, fumier ! » s’écria Totò. Rocco s’interrompit, revenant soudain à la réalité. Son cœur battait à en éclater et son souffle lui brûlait les poumons. À quelques pas de là, le gamin sanglotait. Rocco le rejoignit et constata que sa cuisse droite avait reçu une volée de plombs.
— J’ai mal, pleurnichait Totò, j’ai mal…
— Espèce de lâche ! répéta Rocco à Minicuzzu qui s’était relevé, le visage en sang. D’abord tu te sers de lui comme d’un bouclier, et après tu l’abandonnes sur place !
— Toi, tu es un mort qui marche, grinça Minicuzzu en se hissant péniblement dans sa carriole. Totò, magne-toi !
— Où tu vas ? lança Rocco au garçonnet qui, sans cesser de pleurer, se traînait vers le véhicule. À cause de lui, tu aurais pu y rester !
— C’est pas vrai ! protesta Totò entre ses larmes.
— Totò… commença Rocco et il prit le petit par le bras, essayant de le retenir.
— Laisse-moi ! glapit l’autre.
— Mais à cause de lui, tu aurais pu y rester ! insista Rocco.
— Naaaan ! Il m’aime !
Rocco le lâcha. Il en était bouche bée. Il regarda Totò avancer à grand peine jusqu’à la carriole, sa jambe rougie par le sang. Minicuzzu saisit le gosse et l’aida à monter. Puis il donna un coup de fouet au cheval.
— Où est le sac ? demanda-t-il au gamin en s’éloignant.
— C’est lui qui me l’a fait lâcher…
Minicuzzu lui flanqua une gifle : « C’est toi, le responsable du sac ! » Puis il se tourna vers Rocco et, s’enfonçant dans les ruelles de Boccadifalco – où tout le monde, le lendemain, dirait n’avoir rien vu ni entendu –, il cria encore : « Toi, tu es un mort qui marche ! »
Rocco se sentait complètement vidé. La réaction de Totò, c’était l’histoire de leur peuple. On ne pouvait pas gagner, c’était une folie, une malédiction. Une colère douloureuse et féroce lui brûlait la poitrine, à laquelle se mêlait un sentiment trouble, lorsqu’il repensait à la fureur aveugle qui l’avait poussé à se jeter sur Minicuzzu. Si la voix de Totò ne l’avait pas ramené à la réalité, il aurait tué ce type. Il faillit rentrer chez lui, mais changea soudain d’avis. Il se retourna : dans la nuit étoilée, il apercevait le mur délabré du petit cimetière de Boccadifalco.
C’est là qu’il se dirigea, à pas lents, comme si quelqu’un l’y appelait. Arrivé au muret, il l’escalada. Il n’y avait que des petites croix mal en point, à l’exception d’une pierre tombale en marbre blanc. Elle serait passée inaperçue dans un autre cimetière, mais se détachait ici comme un mausolée, c’était la tombe qu’avait payée don Mimì Zappacosta. Rocco s’arrêta devant.
Au centre de la pierre ressortait la photo, désormais délavée par le soleil, d’un homme aux fines moustaches, sous laquelle on lui avait dit qu’était écrit – puisqu’il ne savait pas lire – : « Carmelo Bonfiglio, mort avec les honneurs ». Suivaient les dates de sa brève existence : « 12 avril 1871 – 23 septembre 1905 ». Juste en dessous, une autre photo plus récente représentait une femme aux cheveux clairs rassemblés en chignon, qui elle aussi avait eu une vie trop courte, accompagnée de l’inscription : « Domenica Chinnici épouse Bonfiglio, 3 janvier 1876 – 9 décembre 1912 ». Rocco jeta un œil aux mauvaises herbes qui poussaient autour de la pierre tombale, sans les arracher. Il n’était pas là pour nettoyer ou pour prier.
« J’ai essayé de faire comme vous vouliez, mère, commença-t-il d’un ton amer. J’ai encore une fois dit oui à don Mimì… » Il baissa la tête. « … mais uniquement parce que je suis lâche. » Ses lèvres charnues esquissèrent un sourire triste. Puis il regarda à nouveau la photo de sa mère : « Maintenant bouchez-vous les oreilles, parce que j’ai des choses à dire qui ne vont pas vous plaire », dit-il d’une voix douce laissant transparaître tout l’amour qu’il avait eu pour la femme qui l’avait mis au monde. Ensuite, très lentement, il leva les yeux vers la photo de l’homme : « Père, je sais que vous avez honte de moi », débuta-t-il d’une voix rauque. Il inspira profondément, car ce qu’il s’apprêtait à dire lui pesait comme si une pierre lui écrasait le cœur. Le moment était venu de se libérer de ce poids. « Mais moi aussi, j’ai honte de vous. » Sa voix se brisa. Ses propres paroles résonnaient à ses oreilles avec la violence d’un coup de tonnerre. « On raconte que vous avez égorgé plus d’êtres humains que de chevreaux… » Il déglutit péniblement, il avait la bouche sèche. Colère et douleur se mêlaient en lui. « Et j’ai honte de notre peuple qui… qui me respecte uniquement parce que je suis le fils… » il s’interrompit, serrant les poings « … le fils… d’un assassin. » Il respira profondément, tentant de contenir son émotion. Il serra les dents jusqu’à ce qu’elles grincent. Et quand il sentit que le poison des larmes allait lui brouiller la vue, il s’écria : « Je vous déteste, père ! Je jure, ici sur votre tombe, que je ne deviendrai pas mafieux ! » Alors il tomba à genoux, écrasé par l’énormité de ce qu’il ne s’était jamais avoué. Il porta une main à la blessure qu’il avait au bras, glissa un doigt dans sa plaie et, rageur, souilla la photo de son père. « Vous vouliez mon sang ? dit-il d’une voix rauque. Le voilà, il est tout à vous ! » Ensuite, il posa les mains sur la terre où gisaient ses parents et resta là, sans un bruit, bouleversé, si longtemps que même l’écho de ses paroles se perdit. Quand le silence en lui fut total, il essuya sa main sur son pantalon. Il se tenait tête baissée et ses larmes coulaient à flots, lui striant les joues. Il toucha à nouveau la photo de son père mais cette fois-ci sans colère, juste avec peine, comme dans une espèce de caresse, et en essuya le sang. Il murmura : « Quand j’étais petit, je vous prenais pour un héros… » Il s’interrompit et déglutit à grand peine, parce qu’il s’apprêtait à énoncer une terrible vérité : « Moi, je vous aimais de tout mon cœur, père », chuchota-t-il, une tristesse immense dans la voix.
De retour chez lui, il se sentit la tête vide. Il se jeta tout habillé sur son lit et y demeura immobile, les yeux grands ouverts dans le noir, en attente. L’aube commençait à pointer. Il n’avait toujours pas bougé quand la cloche de la petite église sonna midi, à l’unisson des cigales, ni fait le moindre mouvement quand les cigales, en fin d’après-midi, cessèrent leur chant. C’est à ce moment qu’il entendit une carriole s’arrêter devant chez lui. « Ils arrivent », se dit-il, presque soulagé de la fin qui approchait. Un grand coup de pied ouvrit la porte et deux hommes firent irruption dans la ferme, braquant leur fusil à canon scié. Ils le rejoignirent au pied de son lit.
Rocco les fixa sans un mot, presque sans émotion. Brusquement, l’un des hommes retourna son fusil et lui asséna un coup de crosse sur la tempe. Rocco entendit un bruit d’os et ressentit une violente brûlure. Et avant que tout ne devienne noir, il eut encore le temps de songer que personne n’avait jamais pris sa photo pour pouvoir la mettre sur la pierre tombale, près de celles de son père et de sa mère.