Chapitre 5

2980 Words
5Sorochyintsi, Gouvernement de Poltava, Empire russe Le père de Raechel fut enterré dans le cimetière du shtetl. Le vieux rabbin, le menton caché par des compresses qui se teintaient de rouge, tête basse tant il avait honte de cette amputation, entonna le kaddish d’une voix si faible qu’il fallait tendre l’oreille pour l’entendre. Raechel avait les yeux gonflés par les pleurs. Sa voix s’unit à celle, atone, du rabbin, qu’elle finit par couvrir : elle était tellement pure, haut perchée et pleine de douleur que nul ne se hasarda à interrompre la jeune fille ou à la réprimander, bien qu’une femme ne soit pas autorisée à conduire la prière des morts. Quand ils eurent achevé leur chant, le rabbin, dans un silence absolu, vibrant d’émotion, conclut : «  Shemà Israèl, Adonài Elohénu, Adonài, Echàd. » Écoute, Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est Un. Alors Raechel s’agenouilla près de la fosse et, conformément au rituel, posa avec délicatesse sur la terre fraîchement retournée une pierre, evèn, un mot qui dans leur vieille langue contenait les racines des mots « père » et « fils ». Et là, seconde après seconde, elle eut l’impression que ses forces l’abandonnaient, comme elles avaient abandonné son père. Posant sa main sur la terre de la tombe, elle se sentit envahie par le même froid qui enveloppait le corps de son père. Tout à coup, son avenir lui apparut comme une montagne infranchissable. Dans cet état de trouble et de désarroi, elle redevint une gamine de treize ans incapable de faire face à la vie. Moins d’une heure plus tard, quatre chariots couverts, tirés chacun par quatre chevaux, arrivèrent au shtetl. Trois hommes descendirent du premier véhicule. Ils étaient vêtus d’un long caftan noir en laine épaisse avec un col en fourrure. Ils se dirigèrent d’un pas résolu vers le rabbin. — Shalom Aleichem, dirent-ils respectueusement. — Aleichem Shalom, répondit le rabbin, tête baissée. Raechel regarda ces hommes et leurs voitures avec crainte. Ce qu’elle avait le plus désiré au monde jusqu’à la veille et ce qu’elle avait imaginé comme une chance extraordinaire lui inspirait à présent une peur qu’elle ne parvenait pas à maîtriser. « Pars, ma fille », lui avait dit son père en mourant. Mais Raechel n’en avait plus le courage. Elle n’avait plus ni la force de partir ni celle de rester. Tout ce qu’elle désirait, à ce moment précis, c’était disparaître, c’était ne plus éprouver cette douleur atroce et cette insurmontable impression de vide. Elle avait le souffle de plus en plus court, tandis qu’elle tentait de raisonner et de prendre une décision. Les trois hommes descendus du chariot remarquèrent immédiatement sur les visages et les corps de tous les membres de la communauté réunis autour d’eux les blessures infligées par le raid de la veille. Ils secouèrent la tête, puis le plus grand des trois, un homme replet et rougeaud, fit un signe. Aussitôt, deux autres hommes apparurent, eux aussi enveloppés dans un long caftan. Ils déposèrent un baril de quatre pieds de haut devant le rabbin. — C’est de la viande salée, les animaux ont été abattus selon notre rituel, expliqua l’individu rondelet. Accepte-la pour ton village. — Barùch Shem Kevòd Malchutò Eolàm Vaèd, dit le rabbin, accompagné des murmures reconnaissants de la communauté. — Oui, saint homme : Béni soit le nom de son royaume glorieux de toute éternité, reprit l’autre. Je m’appelle Amos Fein. Avez-vous lu le message que nous vous avions laissé ? — Oui, nous l’avons lu, répondit le rabbin. — Bien. Et qu’avez-vous décidé ? — Prendrez-vous soin de nos filles ? Amos se tourna à nouveau vers les deux hommes qui avaient apporté le baril de viande salée et il leur adressa un autre signe. Ils ouvrirent les battants arrière des chariots et firent descendre une vingtaine de jeunes filles, souriantes et joyeuses. « Regarde-les : maintenant, ce sont nos filles ! dit Amos d’une voix posée. La Sociedad Israelita de Socorros Mutuos Varsovia veut leur offrir la possibilité de ne pas mourir d’épuisement et de persécution. Mais si tu ne me crois pas, demande-leur ! » Le rabbin examina les jeunes filles descendues des véhicules. Puis, après avoir saisi au vol les signes de consentement des parents concernés, il reprit : — Quatre de nos filles bien-aimées partiront avec vous. — Cinq ! Raechel s’avança, un frémissement dans la voix. Amos la regarda, l’air déçu. Cette gamine n’avait rien de féminin. Son visage était plutôt laid, avec des pommettes saillantes, un nez pointu en trompette, des lèvres fines et des cheveux ridicules, longs et en broussaille comme ceux d’une sauvageonne. Son corps maigre et sec, avec les os des épaules saillants, sans aucune trace de poitrine, ressemblait à celui d’un garçon. « Non, rabbin ! » intervint la belle-mère de la jeune fille. Puis, s’adressant à Raechel, elle lança d’un ton aigre et dur : — Ton père ne voulait pas que tu partes. Honore sa mémoire en respectant ses dernières volontés ! — En mourant, mon père m’a dit de partir, protesta faiblement Raechel. Telles ont été ses dernières paroles… — Menteuse ! cracha la belle-mère, débordant de mépris. L’adolescente la fixa, sans énergie. La veille encore, elle l’aurait contredite avec véhémence, mais à présent, elle n’en avait plus la force. — Bon, veuillez m’excuser, rabbin, coupa Amos, dont le visage exprimait encore la déception causée par l’apparence de Raechel, je ne voudrais pas créer de tensions entre vous. Si elle doit rester… qu’elle reste. — Donnez-nous un instant pour éclaircir la situation, décida le rabbin. Suivez-moi ! commanda-t-il d’un ton autoritaire à Raechel et à sa belle-mère, en se dirigeant vers le šul. Il s’arrêta juste devant l’entrée et les fixa d’un œil sévère : — Qu’est-ce qui se passe, là ? demanda-t-il enfin à Raechel. — Je vous l’ai déjà dit, répondit-elle, sentant son cœur battre à tout rompre, comme si elle se trouvait au bord d’un précipice. — Ce n’est pas vrai, rétorqua aussitôt la belle-mère. Mon mari bien-aimé ne voulait pas qu’elle parte, rabbin. Il lui a expliqué qu’elle était trop jeune et qu’elle n’était pas capable de prendre soin d’elle-même. Raechel pensa que son père avait raison : elle avait été présomptueuse et n’avait pas réalisé combien elle était fragile sans lui. — C’est vrai ? demanda le rabbin à Raechel. Raechel, effrayée par ses propres paroles, répondit tout bas : — Oui mais après, en mourant… il m’a dit de partir. À ce souvenir, la douleur brisa sa voix et ses yeux s’embuèrent : — Nous étions juste à côté de vous… — Mais je n’ai pas entendu, dit le rabbin. — Il a murmuré… essaya d’expliquer Raechel. — Et toi, tu l’as entendu ? questionna le rabbin, tourné vers la femme. — Non, répondit-elle. Raechel la toisa avec mépris. — Comment aurais-tu pu l’entendre ? Tu t’étais enfuie ! Tu l’as laissé mourir seul… La belle-mère piqua un fard et ne dit mot, elle frémissait de rage. Sourcils froncés, le rabbin dévisagea les deux femmes : « C’est la parole de l’une contre celle de l’autre. Je trancherai en fonction de la Loi. » Dans un geste automatique, il leva la main pour lisser sa longue barbe, mais il interrompit son geste à mi-chemin. Il soupira : « J’ai toujours désapprouvé la manière dont ton père t’élevait, et je ne me suis jamais privé de le lui dire, commença-t-il. Il me répondait que tu avais une intelligence supérieure aux autres, et que l’ignorer aurait été un péché contre l’Éternel. » Raechel sentit son cœur se serrer en se rappelant combien son père l’avait aimée et défendue. C’est seulement maintenant qu’elle mesurait l’importance des libertés qu’il lui avait concédées ; à l’époque, elles lui avaient paru bien insuffisantes, or elles avaient dû valoir à son père des batailles quotidiennes au village. Sans lui, elle n’était rien, sa force, c’était lui. — Et regarde le résultat de son éducation, reprit le rabbin d’un ton sévère : de la superbe ! s’exclama-t-il. Un sourire satisfait se dessina sur le visage de la belle-mère. Alors le rabbin énonça sa sentence : — Tu n’es pas encore majeure, et je décrète que la femme de ton père devient ta mère. — Non… protesta faiblement Raechel. Elle, elle veut juste… — Et si elle estime qu’il vaut mieux que tu ne partes pas, il en sera ainsi, poursuivit-il, imperturbable. Tu seras le bâton de ses vieux jours. Amen. — Non… répéta la jeune fille. Elle en a rien à faire, de moi ! Elle a juste besoin d’une esclave ! — Femme, dit alors le rabbin en s’adressant à la belle-mère, sans se soucier de ce que disait Raechel, emmène ta fille ! Et enferme-la chez vous s’il le faut. Je n’aurais jamais souhaité la mort de ton père, poursuivit-il d’un ton grave en se tournant vers l’adolescente, mais puisque cela s’est produit, nous tirerons profit de cette catastrophe pour te ramener dans le droit chemin, celui qu’il n’a pas su t’indiquer. — Comment pouvez-vous parler de mon père comme ça ? s’exclama Raechel, indignée. Il valait mieux que vous tous réunis ! b***e d’hypocrites ! — C’est le démon en personne qui parle par ta bouche ! rétorqua le rabbin. Allez, emmène-la, femme ! La belle-mère saisit rudement Raechel par le bras et se mit à la tirer. La jeune fille n’opposa pas de résistance, se contentant de répéter : « Comment pouvez-vous parler de mon père comme ça… » La femme la traîna jusqu’à leur maison, dont elle bloqua la porte avec la barre en bois, Raechel entendit les voix allègres des autres filles et les bénédictions de leurs parents. Elle entendit ensuite les battants des chariots qu’on ouvrait et refermait, les fouets qui claquaient, les chevaux qui hennissaient et les roues qui, en commençant d’avancer, faisaient craquer le voile de gel qui glaçait les rues du shtetl. Raechel s’approcha de l’unique petite fenêtre de la maison et regarda les véhicules noirs qui s’éloignaient lentement, au pas. « Prépare-moi à manger ! » ordonna la belle-mère, derrière son dos. Raechel lui fit face. Un sourire triomphant et malveillant barrait le visage de l’odieuse femme. « Maintenant la musique va changer, il va falloir t’habituer ! » Raechel se tourna à nouveau vers l’étroite fenêtre. Elle aperçut les chariots au loin et sentit brusquement tout le poids de sa vie à venir. Elle se crut perdue, et une nouvelle attaque de panique lui serra la gorge. Elle n’aurait plus rien, pas même ce peu de choses dont elle jouissait auparavant. Mais elle n’en éprouva nulle colère, simplement un sourd désespoir qui virait au noir, comme si elle s’enfonçait dans une obscurité totale et sans retour. Ce qui l’attendait, c’était la prison à vie, une petite mort. « Dépêche-toi ! » lança la belle-mère. Comme un automate, le dos voûté, Raechel s’approcha du feu. « Je suis en train de vous trahir, père », pensa-t-elle. Et puis, écrasée par le poids de sa propre faiblesse, et tandis qu’une larme tombait dans la casserole de bouillon, elle se dit : « Et je me trahis moi-même. » Peu après, on frappa à la porte. — Donne-moi tous les livres ! ordonna le rabbin à la belle-mère, dès que celle-ci eut ouvert. Je les conserverai dans le temple. Il n’y aura plus de femmes qui lisent dans cette maison. — C’est tout ce qui me reste de mon père ! Je vous en prie, non… protesta Raechel, les yeux rougis. Ni la belle-mère ni le rabbin ne daignèrent répondre. La femme rassembla les livres en deux hautes piles. La jeune fille regardait la scène sans trouver la force de réagir. — Aide-moi à les porter, dit le rabbin à la femme, je n’y arriverai pas seul. Elle se tourna vers Raechel. — Mais… et elle ? — Où veux-tu qu’elle aille ? rétorqua le rabbin. Ferme la porte de l’extérieur. Le rabbin et la belle-mère prirent les livres et sortirent. Raechel entendit qu’on verrouillait la porte. À nouveau, avec plus de netteté encore, elle prit toute la mesure de sa future vie de prisonnière. « Où veux-tu qu’elle aille ? » avait dit le rabbin presque avec mépris – parce qu’il la savait vaincue, écrasée. Elle se posta à la fenêtre. On ne voyait plus les chariots, mais elle savait où ils se trouvaient. Ils suivaient la route qui traçait un long demi-cercle autour de la colline dominant le village. Il aurait été plus rapide d’aller tout droit vers l’ouest, mais les voitures, souvent tirées par des bêtes faibles ou âgées, évitaient d’affronter la côte. Raechel se souvint de toutes les fois où, quand elle était plus petite et voulait rejoindre son père qui allait aux champs, elle avait coupé par la colline. Ses jambes vives lui permettaient de rattraper son père avant même qu’il n’achève le demi-cercle dessiné par la route. Elle était jeune et assez fine pour sortir par la fenêtre, qui n’était pourtant guère plus large qu’une meurtrière. Cette idée lui vint soudain à l’esprit. Elle eut alors l’impression que le sang se remettait à couler dans ses veines, l’arrachant à la brume dont elle s’était sentie enveloppée. Malgré le mode de vie résigné de leur communauté, son père lui avait appris que tout être humain est l’enfant de ses propres choix, et que chacun a le devoir de déterminer son propre destin. Elle fixa l’étroite fenêtre : son cœur lui intimait l’ordre de fuir. Elle finit par rejoindre sa couche, où elle prit le seul livre ayant échappé au rabbin et à la belle-mère. Ce livre à la couverture très usée lui était particulièrement cher, et elle l’avait glissé la veille au soir dans son lit pour sentir son père encore à ses côtés. Elle le serra contre sa poitrine. Puis elle retourna près de la fenêtre qu’elle se mit à observer, effrayée. Ce qu’elle s’apprêtait à faire était une folie, mais elle n’avait pas d’alternative : si elle restait, elle mourrait. Elle ouvrit l’espèce de meurtrière et lança le livre à l’extérieur, enveloppé dans un torchon de cuisine. Puis elle prit un tabouret sur lequel elle grimpa. Elle passa la tête dans l’ouverture mais comprit que, de cette manière, ses épaules ne pourraient pas suivre. Alors elle recula, tendit les bras en avant et les fit sortir en premier. Puis elle fit passer la tête et les épaules, qui franchirent difficilement le cadre. Elle expulsa tout l’air de ses poumons et se propulsa en avant, cherchant à agripper les troncs de sapin qui formaient le mur extérieur de la maison. Mais elle réalisa alors qu’elle n’aurait pas la force nécessaire pour le bassin. Paniquée, elle était coincée ainsi, moitié dehors moitié dedans, lorsqu’elle vit passer Elias, le boutonneux. Le gosse la remarqua tout de suite et eut une expression étonnée et inquiète, avant de jeter un œil vers le centre du village. « Si tu me dénonces, je te tue ! » le menaça-t-elle, machinalement. Elias fit un pas en direction de la rue principale. « Elias, je t’en prie ! » le supplia alors Raechel, les larmes aux yeux. Le garçon s’arrêta. — Je t’en prie, ne me trahis pas, répéta-t-elle, et aide-moi… Il s’approcha lentement. — Qu’est-ce que tu essayes de faire ? demanda-t-il, maintenant tout près des bras de la fille. Tu veux t’en aller, toi aussi ? — Aide-moi ! — Tout le monde s’en va, commenta-t-il tristement. — Aide-moi ! — Si tu t’en vas toi aussi, je vais me retrouver seul… — S’il te plaît ! Après un moment d’hésitation, Elias lui attrapa les bras et commença à tirer. Il soufflait bruyamment et glissa à plusieurs reprises. Raechel sentit qu’elle s’écorchait les hanches, mais finalement elle parvint à sortir tout entière et tomba dans la boue. Elle se releva et ramassa le livre de prières de son père. — Merci, tu es un véritable ami, dit-elle à Elias, qui esquissa un sourire timide. — C’est vrai ? — Oui, tu m’as sauvé la vie. Elle l’embrassa sur les lèvres avant de partir en courant. Elias porta les doigts à sa bouche, comme pour toucher le premier b****r de sa vie. Mais ça, Raechel ne le vit pas. Elle s’enfuit sans se retourner, elle n’avait pas de temps à perdre. Elle s’élança vers la colline qu’elle gravit le plus rapidement possible, et ne s’arrêta qu’au sommet, à bout de souffle. De là, elle aperçut le cimetière. À cette distance, la tombe de son père n’était qu’un petit tas de terre fraîchement retournée, une insignifiante tache sombre dans l’étendue blanche de la première neige, coutumière dans ces contrées où le mois de septembre marquait le début de l’hiver. Elle regarda dans la direction opposée : les chariots étaient loin, elle avait trop tardé. Elle s’élança à leur poursuite, courant à perdre haleine dans la descente. Quand elle arriva sur la route, elle était déserte. « Je n’y arriverai jamais », pensa-t-elle. Elle se mit à ralentir, jusqu’à s’arrêter et se laisser aller au découragement. « Je n’y arriverai jamais », répéta-t-elle. Elle s’accroupit, prête à céder aux larmes. Mais c’est alors, dans le silence de cette terre glaciale et désolée, que son cœur se fit entendre : — Mais si, tu peux y arriver, ma fille adorée ! dit-elle soudain, prenant la voix de son père. — Oh, tu ne m’as pas abandonnée, murmura-t-elle émue. — Je ne t’abandonnerai jamais, ma fille, continua-t-elle, imaginant son père à son côté. Aveuglée par les larmes et le souffle brisé par les sanglots, elle se leva. — Arrête de pleurer ! gronda son père. Mais rien à faire, elle pleurait toutes les larmes de son corps et semblait être un puits sans fond. « Arrête de pleurer, enfin ! la tança son père, presque en criant. Je ne veux plus te voir pleurer ! » Et puis, quand l’écho de ces paroles se fut perdu dans l’univers glacé qui l’entourait, Raechel entendit son père ajouter : « Vis ta vie, et jusqu’au bout ! » Raechel essuya ses larmes en hochant la tête, puis elle reprit sa course. Chaque fois qu’elle craignait de ne pouvoir continuer, elle se disait, prenant la voix de son père : « Cours, cours, ma fille ! Tu vas y arriver ! » Mais plus elle s’éloignait, plus elle se sentait angoissée. Plus elle avançait, moins elle avait de possibilité de faire demi-tour : parfois, cette pensée lui donnait une force nouvelle et lui faisait accélérer le pas, mais à d’autres moments, elle semblait au contraire accrocher du plomb à ses semelles, et ses pieds devenaient terriblement lourds et lents. Entre accélérations et ralentissements, elle résista pourtant à la tentation de changer de direction et poursuivit son chemin sur la route qui l’arrachait définitivement à sa vie passée. Elle avança pendant des heures, effrayée par tout : par ce qu’elle avait quitté, par ce qu’elle cherchait et par ce qu’elle ne trouverait peut-être pas. À deux reprises, elle entendit approcher une charrette de paysans. « Cache-toi ! » lui intima son père. Aussitôt, elle se jeta dans un champ et se tapit dans le fossé, contre la terre humide et glacée. Quand elle vit que le soleil commençait à baisser, elle dit : — J’ai peur, père ! — Je suis là, je te protège, lui répondit-il, ne renonce pas ! — Il va faire noir… — J’éclairerai ta route. — Les loups vont sortir chasser… — Je te rendrai invisible à tes ennemis. — Ne m’abandonnez pas, père… — Je ne t’abandonnerai jamais, ma fille adorée. Ainsi, alors que l’obscurité avançait, menaçante, Raechel continua à marcher, tremblant à chaque bruit, au moindre frémissement. — Dis-le-moi encore ! murmurait-elle chaque fois qu’elle sentait la peur la submerger. Et son père, d’une voix chaleureuse et rassurante, lui répétait : — Je ne t’abandonnerai jamais, ma fille adorée. Pourtant, à un moment donné, Raechel céda à la fatigue, plus encore qu’à la détresse. Elle était gelée et affamée, n’avait plus de force dans les jambes, ne sentait plus ses pieds et n’arrivait plus à plier les doigts ; ses oreilles et son nez semblaient de cristal et sa vue se brouillait. Autour d’elle, les silhouettes inquiétantes des arbres frémissaient, éclairées par une lune anémique. Elle s’immobilisa au bord de la b***e à peine visible que formait la route. — Je suis désolée, père, lâcha-t-elle en tombant à terre. — Lève-toi ! dit son père. — Rien qu’un instant, rien qu’un instant, chuchota-t-elle en fermant les yeux, s’abandonnant à un sommeil qui était l’antichambre de la mort. — Ma fille ! appela son père d’une voix lointaine. Ma fille… Mais Raechel ne l’entendait plus. Elle ne sentait plus ni le froid ni la fatigue, elle n’avait plus ni peurs ni désirs. Elle eut l’impression qu’une paix réconfortante venait l’envelopper. Puis toute pensée en elle s’éteignit.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD