4Alcamo, Sicile
Quand Rosetta quitta son lit, elle avait un poids sur le cœur, mais elle ne pouvait pas attendre plus longtemps. Elle sortit et se rendit à son hangar. Elle prit une bêche et se dirigea vers le champ où elle avait laissé ses brebis égorgées. L’odeur de décomposition et de sang stagnait dans l’air étouffant, et des nuées de mouches s’acharnaient sur les toisons teintées de rouge. Les pupilles opaques des pauvres bêtes reflétaient la lumière impitoyable du soleil, comme des miroirs. Rosetta noua sa robe autour de la taille, découvrant ses jambes, et en défit les trois premiers boutons, jusqu’au décolleté. Puis elle leva la bêche et frappa la terre dure et sèche.
Il lui fallut presque une heure pour creuser le premier trou. Puis, alors que la sueur plaquait ses cheveux sur son front et lui brûlait les yeux, elle saisit une brebis par les pattes arrière et la traîna jusqu’au trou. Elle l’y jeta, essayant de regarder le moins possible. Ensuite, elle traîna une deuxième brebis, mais son corps rigide tomba les pattes vers le haut. Elle fut obligée de descendre dans le trou pour retourner l’animal. Elle se rendit compte que les corbeaux lui avaient piqué les yeux, vidant ses orbites et y laissant des gouttes sombres, semblables à des larmes de cire. Avec la chaleur, l’odeur était pestilentielle. Elle sortit du trou, qu’elle remplit de terre. Puis elle commença à en creuser un autre, quelques mètres plus loin. Elle le fit plus large et profond que le premier, et y traîna trois brebis. Quand elle eut rempli cette fosse aussi, elle s’arrêta, haletante. Le soleil était déjà haut dans le ciel, les nuées de mouches continuaient à bourdonner autour d’elle. Sa robe, mouillée de sueur, était devenue rouge sombre, ses mains et ses épaules la faisaient souffrir. Elle se laissa tomber à terre, épuisée.
« Les gonzesses, c’est pas aussi fort que nous, les hommes ! » lança une voix. Rosetta tourna brusquement la tête, stupéfaite. Cinq jeunes du village étaient en train de la reluquer, assis sur la clôture de l’enclos. Rosetta se releva aussitôt, et elle se sentit envahie par cette peur des hommes qui ne la quittait jamais.
— Allez-vous-en ! Vous êtes chez moi ! cria-t-elle.
Les types la regardèrent sans broncher, sourire moqueur aux lèvres.
— Sinon, elle nous fait quoi ? dit l’un.
— Partez ou j’appelle la police !
— De quels policiers tu parles, lança l’un des hommes, de mon père ?
— Ou de mon cousin ? ajouta un autre, un rouquin.
Ils fixèrent la jeune femme.
— Tu sais que tu as de belles cuisses ? lâcha finalement l’un d’eux.
Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle réalisa qu’elle était à moitié nue. Elle se sentit mourir de honte. Elle remit sa robe en place et en reboutonna vivement le haut. Les jeunes ricanèrent. Furibonde, elle pointa un doigt vers celui qui avait les cheveux roux et s’exclama, les narines dilatées :
— Tu te sens fort quand tu es avec eux, pas vrai, Saro ? Tu te rappelles quand tu étais là à me faire du gringue en pleurnichant ? Hein ? Tu l’as pas raconté à tes petits copains, ça ?
Saro rougit violemment puis cracha en direction de la femme :
— Une bottana comme toi, je la voudrais même pas servie sur un plateau !
— Dégagez !
— Va te faire foutre ! lança Saro en croisant les bras sur sa poitrine.
Ses compagnons l’imitèrent.
— Ce qu’on aime, c’est te mater, conclut un autre.
Rosetta frémit, impuissante. Elle avait du mal à retenir ses larmes. Tous les villageois croyaient qu’elle n’avait peur de rien, mais c’était faux. Elle avait eu peur de son père et parfois, depuis qu’il était mort, elle avait peur de rester seule à la ferme, parce que n’importe qui aurait pu défoncer la porte d’un coup de pied. Mais les villageois avaient raison sur un point : au fond d’elle-même, elle était très forte, et têtue comme une mule. Elle tourna le dos aux garçons et se mit à creuser un autre trou. Elle se défoula en passant sa rage sur la terre, bêchant sans plus sentir ni la chaleur ni la fatigue. « Tu es plus dure qu’une pierre ! » se répétait-elle à voix basse.
Quand elle eut enterré les cinq dernières brebis, elle n’avait plus de souffle, ses mains étaient meurtries par la bêche et sa robe dégoulinait de sueur ; son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et ses jambes flageolaient. Alors, pour la première fois depuis qu’elle s’était remise à la tâche, elle se retourna vers la barrière, avec un regard de défi. Mais les garçons n’étaient plus là. Elle ne les avait pas entendus partir. Au lieu d’en être soulagée, elle eut un pressentiment et tendit l’oreille : rien. On n’entendait que le bourdonnement des mouches et le chant des cigales qui se chauffaient au soleil.
« Je me fais du souci pour toi », avait dit le père Cecè.
Rosetta décida de ne pas aller se laver à la rivière, car elle ne voulait pas se déshabiller. Elle retourna vers la ferme, sans cesser de fouiller les environs du regard. Elle tira le verrou derrière elle. Et alors, une fois encore, elle se sentit vulnérable.
Elle mangea des restes de pane cunzato et but un demi-verre de vin rouge. Puis elle s’approcha de la fenêtre et observa les champs : personne. Exténuée, elle se jeta sur son lit et sombra dans un sommeil agité. Quand elle se réveilla deux heures plus tard, elle avait la bouche pâteuse, pleine du goût des tomates sèches et des câpres du pane cunzato, et elle avait soif.
Elle fit coulisser le verrou et sortit. Le soleil couchant touchait presque le sommet du mont Bonifato et s’apprêtait à accorder une trêve à la nature. Elle se rendit au puits, fit remonter le seau et but une longue louchée d’eau fraîche. Elle y plongea les mains et se rinça le visage. Puis elle passa ses mains mouillées sur sa nuque, les yeux clos. Elle se sentit mieux. Et tout en déboutonnant un peu sa robe pour se rafraîchir la poitrine, elle se dit qu’elle ne se laisserait pas faire : sa bataille était juste. Cette pensée lui rendit confiance.
Au même instant, quelqu’un, surgissant derrière elle, lui enfonça un capuchon sur la tête. Aussitôt après, des mains lui saisirent les bras et l’immobilisèrent. Elle poussa un cri. En se débattant, elle entendit le seau retomber dans le puits.
— Tu peux gueuler, bottana, ici y a pas un chien qui t’entendra, murmura une voix camouflée pour ne pas être reconnue.
Elle sentit la panique la submerger. Chaque fois qu’elle respirait, l’étoffe du capuchon pénétrait dans sa bouche et son nez.
— Qui êtes-vous ? parvint-elle à lancer.
— On n’est personne, coupa la voix.
Puis Rosetta se sentit jetée à terre. Une main s’abattit sur sa robe, à l’endroit où elle avait commencé à la déboutonner, et l’arracha, dénudant sa poitrine. Rosetta hurla à nouveau et tenta de se défendre. Elle tendit une main devant elle, essayant de repousser l’agresseur. Elle sentit sous ses doigts le cou de l’homme, et y planta ses ongles de toutes ses forces. L’homme cria et lui flanqua un coup de poing. Puis d’autres mains lui tinrent les bras écartés comme ceux d’un Christ en croix. Quelqu’un releva sa jupe. « Non ! » cria Rosetta. Elle chercha à donner des coups de pied. Un corps lourd se jeta sur elle et lui écarta les jambes. Elle entendit quelqu’un cracher. Puis une main humide de salive la mouilla entre les jambes. « Non ! » hurla-t-elle encore, désespérée, car maintenant elle savait ce qui allait se passer. « Non ! »
Un instant plus tard, elle sentit quelque chose entre ses jambes, ensuite il y eut une poussée féroce, un déchirement, une soudaine douleur et une chaleur qui lui coupa le souffle et lui remplit les yeux de larmes. Le corps au-dessus d’elle se mit à bouger frénétiquement. Elle avait les yeux exorbités dans l’obscurité du capuchon et la bouche grand ouverte. Ses oreilles étaient pleines de la respiration bestiale de ce corps qui l’écrasait et la possédait. Puis le corps eut une contraction et poussa une dernière fois en elle. Elle entendit une espèce de grognement et sentit un liquide tiède et visqueux l’envahir. Le corps se retira. « La bottana était vierge ! » ricana une voix.
Rosetta crut que c’était fini. Mais un autre corps s’allongea sur elle. « Même pas mal… ça fait même pas mal… » commença à murmurer Rosetta. « Bien sûr, que ça fait pas mal ! rit quelqu’un. T’aimes ça, hein, bottana ! » Peu après, le deuxième homme grogna aussi, s’arrêta et la remplit de liquide visqueux.
Et puis ce fut au tour du troisième.
Enfin, la première voix qui lui avait parlé menaça : « Garde le capuchon, sinon j’te crève ! »
Rosetta ne broncha pas en les entendant s’éloigner au pas de course. Elle demeura là, pétrifiée, incapable de bouger, de penser ou d’évaluer la terrible douleur dans laquelle ils l’avaient jetée, incapable de percevoir l’enfer qui se déchaînait en elle et de prendre la mesure de son humiliation. Elle resta immobile jusqu’à ce qu’elle soit secouée de violents frissons – c’était un froid qui venait de l’intérieur, de là où ils l’avaient violée.
Alors seulement, les mains tremblantes, elle ôta le capuchon. Quand elle parvint enfin à se mettre debout, la lumière du couchant rendait encore plus rouge le sang qui coulait entre ses cuisses. Ses yeux étaient écarquillés et sa bouche ouverte n’émettait pas un son. Elle regarda en direction de la ferme, puis vers le champ où elle avait enterré ses brebis, et puis plus loin encore, là où la terre était noire après l’incendie qui avait eu lieu deux mois auparavant, et où se profilaient les silhouettes tordues des oliviers carbonisés. Elle ouvrit la bouche plus grand encore, comme si elle voulait appeler à l’aide, mais pas un souffle n’en sortit. Elle ne sentait ni sa respiration ni son cœur qui cognait dans sa poitrine. Elle était comme morte. Elle n’entendait pas même les cigales.
Elle entendit seulement, dans le lointain, la cloche de l’église San Francesco d’Assisi. Alors, comme un automate, elle se mit à marcher le long du sentier pierreux, presque sans savoir où elle allait, à pas lents et incertains – comme dans un rêve, comme si ce n’était pas vraiment elle. En traversant Alcamo, elle ne sentit pas les yeux des villageois braqués sur elle, et ne se rendit pas compte qu’ils lui emboîtaient le pas. Elle ne suivait que l’écho désormais éteint de cette cloche, la seule chose qu’elle ait perçue. Elle parvint devant l’église San Francesco d’Assisi, monta les deux marches et ouvrit la porte.
— Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto, disait le père Cecè pour conclure la prière du soir.
Rosetta fit un pas dans l’église.
— Sicut erat in principio et nunc et semper et in sæcula sæculorum, répondirent les femmes en chœur.
Chancelante, Rosetta s’appuya contre un banc, qui émit un grincement. Le père Cecè et son public se retournèrent. Tout le monde se tut.
Le visage de Rosetta avait une expression effrayante, le haut de sa robe lacérée laissait apercevoir sa poitrine, le bas, marqué d’une longue déchirure, révélait le sang souillant ses cuisses, et ses yeux étaient remplis d’une douleur qui illuminait faiblement la pénombre de l’église. Derrière elle, tel un cortège funéraire, on découvrait les villageois qui l’avaient suivie. C’est alors que la jeune femme, débraillée et scandaleuse comme une Marie Madeleine, écarta légèrement les bras, paumes tournées vers le haut, comme si elle se livrait à la communauté. Et dans le silence général, elle lâcha d’une voix rauque :
— Vous avez gagné.
— Amen, murmura une fidèle avant de se signer.