X

1160 Words
XQuand ils eurent fait cent pas hors de la maison, le père s’arrêta à la bifurcation de deux sentiers. L’un descendait vers la plaine, en longeant le bord de l’étang, et l’autre s’enfonçait sous bois. – Viens par ici, dit Martin-l’Anguille, qui choisit celui-ci. Nicolas était tout tremblant. Son père avait un visage sinistre. Le sentier qui s’enfonçait sous bois conduisait à de grandes roches creusées, au milieu desquelles poussaient quelques sapins rabougris. L’une de ces roches portait un nom bizarre. On l’appelait la roche du Trou-de-Satan. La Sologne est pauvre en légendes. Cependant elle possède celle-là. La roche du Trou-de-Satan est une sorte de pain de sucre en haut de laquelle est un trou, abîme plutôt, d’une dizaine de pieds d’orifice et d’une profondeur qu’on n’a jamais sondée. Les bergers qui s’en approchent y jettent des pierres et prêtent ensuite vainement l’oreille. La pierre, en tombant, ne rend aucun son. Quelquefois on s’amuse à y laisser tomber des gerbes de bruyère sèche auxquelles on a mis le feu. Les gerbes descendent enflammées et finissent par s’éteindre à plus de cent pieds sans qu’on ait pu mesurer du regard la profondeur de l’abîme. Ce fut vers cette roche que Martin-l’Anguille se dirigea. Il avait pris son fils par le bras, de peur que celui-ci ne lui échappât. – Mais ou me conduisez-vous, père ? répéta l’enfant avec inquiétude. – Ce n’est pas à toi à m’interroger, répondit brutalement Martin ; mais à moi. Ainsi le gendarme était bien par terre, n’est-ce pas ? – Oui, père. – Et il était évanoui ? – Il perdait tout son sang et avait les yeux fermés. – Et tu crois que si tu n’étais pas arrivé, il serait mort, le gendarme ? – Oh ! bien sûr ! – Tu as fait là un beau coup, ricana Martin-l’Anguille. – Dame ! fit naïvement Nicolas, on ne peut pas laisser mourir un chrétien comme ça. – Ah ! c’est juste, dit encore le braconnier avec ironie, c’est un chrétien comme un autre, un gendarme, c’est ta mère qui dit ça. L’enfant ne répondit rien. Martin, dont le visage était d’une pâleur mortelle, continua ? – C’est bien, ce que tu as fait là, petiot, tu as sauvé la vie à un gendarme. Nicolas, se méprit au sens de ces paroles, mais sa méprise fut courte ; le braconnier ajouta : – Et tu as condamné ton père à mort. – Oh ! fit Nicolas, qui tressaillit. – Oui, répéta Martin, en sauvant le gendarme, tu m’as condamné. – Vous ! – Oui, moi. – Mais le gendarme ne dira rien. – Tu crois ça, toi ? – Il me l’a promis. – Eh bien ! il t’a menti, voilà tout. – Oh ! non, dit encore l’enfant, Michel Legrain est un honnête homme. – Ah ! ah ! – Et ce qu’il promet, il le tient. – Ma parole, ricana Martin-l’Anguille avec une expression d’effrayante ironie, ce garçon-là est né avec l’admiration du gendarme… C’est dommage de l’arrêter en si beau chemin. Et il continua à entraîner son fils dans la direction de la roche du Trou-de-Satan. – Mais où allons-nous, père ? répéta Nicolas qui ne pouvait plus se défendre d’une vague épouvante. – Je vais faire un beau coup d’affût. – Mais on ne va pas à l’affût le jour ? – C’est ce qui te trompe. Marche ! On montait au sommet de la roche par une sorte de petit sentier qui courait en zigzags à son flanc. Quand on était tout en haut, on avait devant soi un plateau d’une étendue d’environ un arpent. L’abîme était juste au milieu. Une fois engagé dans le sentier, Nicolas dont l’épouvante augmentait, n’aurait pu revenir en arrière, car son père marchait derrière lui et le chemin n’était pas assez large pour laisser passer deux personnes. D’ailleurs, de temps à autre quand l’enfant ralentissait le pas, la crosse du fusil faisait son affaire. Lorsqu’ils furent en haut du plateau, Martin ouvrit son carnier et en tira une corde. Une corde de l’épaisseur du petit doigt qu’il portait toujours avec lui et qui lui avait servi maintes-fois à rapporter un chevreuil sur ses épaules. Il passa son fusil en bretelle, puis il dit à l’enfant : – Donne-moi tes mains. – Mais… père… que voulez-vous faire ? Martin ne répondit pas ; mais il prit son fils à bras le corps, le renversa brutalement sous lui et lui lia les mains. – Un fils qui trahit son père, murmura-t-il, mérite ton sort. L’enfant devinait vaguement que son père voulait se défaire de lui. – Mon père, supplia-t-il, tandis que le braconnier le garrottait, ayez pitié de moi ! – Je n’ai pas de pitié pour un fils qui trahit son père. – Grâce ! grâce ! répéta l’enfant. – Puisque tu es si bon chrétien, ricana le braconnier, fais donc ta prière, car tu vas mourir. L’enfant jeta un cri d’angoisse. – Le Trou-de-Saton est plus discret que toi, dit encore Martin, il garde ce qu’on lui confie… Et il chargea l’enfant, qui se débattait en vain, sur ses épaules, et courut vers l’abîme. – Mais fais donc ta prière ! répétait-il d’une voix assourdie par l’ivresse, car il avait bu plus de la moitié de la bouteille d’eau-de-vie. Cependant, arrivé au bord du trou, il s’arrêta et déposa l’enfant à terre. – Mon père, mon bon père, suppliait Nicolas, pardonnez-moi… – Jamais ! dit le braconnier… tu me trahirais encore… Mais je ne veux pas te faire souffrir… Si je te jette tout vivant dans l’abîme, qui sait comment tu y mourras… J’aime mieux te tuer d’un coup de fusil d’abord et t’y jeter ensuite. Et Martin recula de quelques pas lentement, son fusil à l’épaule, comme s’il se fût agi pour lui de tuer un lièvre au gite. Malgré ses liens, car le braconnier lui avait lié les bras et les jambes, Nicolas était parvenu à se mettre à genoux. L’enfant comprenait que le moment était solennel et qu’il allait mourir. – Adieu, ma mère… murmura-t-il. Martin coucha sa joue sur son fusil, et son doigt effleura la détente. – Adieu, la Mariette ! dit encore l’enfant. Mais à ce nom qui vint mourir à son oreille comme un cri vengeur, Martin éprouva une commotion électrique, et le fusil échappa à sa main et tomba devant lui. Le nom de sa fille, de cette enfant devant laquelle il avait tremblé naguère au souvenir de son crime, venait de sauver son fils. Un moment il demeura immobile, hébété, l’œil fixe, le front baigné de sueur. Puis la raison lui vint. Il ne ramassa point son fusil, mais il vint à son fils, toujours agenouillé et attendant la mort, au bord de cet abîme insondé. Puis il le délia et le força à se remettre sur ses pieds. – Écoute bien, lui dit-il alors, tu as parlé de la Mariette et tu as bien fait, car maintenant tu serais mort… Ce nom t’a sauvé. Je ne te tuerai pas… Mais, continua-t-il, avec un accent sauvage, je suis comme les piqueurs de grande maison, moi, qui élèvent des centaines de chiens au chenil ; quand il y a un corneau dans la portée d’une lice, ils le pendent à un arbre. Les bons chiens chassent de race et je n’aime pas les bâtards. Le fils d’un braconnier doit être braconnier, et tu n’as jamais aimé le métier de ton père. Tu aimes les gendarmes, donc tu n’es pas mon fils ! Va-t’en ! Et comme l’enfant attachait encore sur lui un regard suppliant : – Va-t’en gagner ta vie où tu voudras, peu m’importe, mais ne reviens jamais frapper à la porte de la maison, elle ne s’ouvrira pas. Et si jamais tu entres sous bois, ne passe pas à la portée de mon fusil, car si j’avais bu un coup de trop, je pourrais bien te rouler comme un lièvre au déboulé ! Puis il étendit la main et dit encore : – Va-t-en ! je te renie !… Et il ramassa son fusil, tourna le dos à Nicolas tout frémissant et reprit le sentier qui, du haut de la roche, descendait dans la forêt.
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