IXMartinet s’était donc montré à son père et à son frère au moment où ces deux derniers délibéraient sur le parti à prendre.
Mathieu conseillait, on s’en souvient, à son père, de se réfugier prudemment au fond de la forêt et d’attendre les évènements.
Martin-l’Anguille hésitait.
Sa fille venait d’arriver, toute rayonnante de son prochain bonheur ; il l’avait à peine vue ; il voulait la revoir encore.
S’il partait, la reverrait-il ?
Et puis, comment lui expliquerait-on son absence ?
Martinet, en abordant son père et son frère leur dit :
– Vous ne seriez pas là, s’il y avait du nouveau.
– Ah ! tu crois ? fit Martin-l’Anguille d’un ton sombre.
– J’ai entendu les deux coups de fusil. Vous avez fait un mauvais coup, n’est-ce pas ?
– C’est vrai.
– Sur quel gendarme ? car ce n’est pas le brigadier, pour sûr.
– Qu’en sais-tu ?
– Je viens de le voir, le brigadier.
– Ah !
– Et je lui ai parlé, même ; et je lui ai dit que vous aviez mal au pied et que vous ne bougiez pas de la maison.
– Alors, dit Mathieu, faut rester, père. Martinet reprit :
– Lequel est-ce donc ?
– C’est Michel Legrain.
– Est-il mort ?
– Je le crois. Il est tombé roide.
– C’est dommage, fit Mathieu, Michel Legrain était un bon garçon.
– Bah ! fit Martinet, c’était un gendarme… et des gendarmes, il n’en resterait qu’un, que ce serait encore de trop !
– Oui, fit Mathieu ; mais, en attendant, si on sait la chose…
– Tais-toi ! dit brusquement Martin que le remords prenait à la gorge.
Et il fit deux pas vers la maison.
– Avec qui étiez-vous ? demanda encore Martinet.
– Avec Nicolas.
– Eh bien ! où est-il ?
– Je ne sais pas… il s’est sauvé…
– Et il n’est pas venu ici ?
– Non.
Martinet regarda le ciel qui était étoile et la lune qui allait disparaître derrière l’horizon :
– Il est près de quatre heures du matin, dit-il, et il n’était pas minuit quand vous avez fait le coup.
– C’est vrai.
– Où peut-il donc être allé ?
– Je crois bien que la peur l’a pris, dit le père, et qu’il n’ose pas revenir. Il est couché sans doute dans quelque cabane de bûcheron.
– Il est honteux en diable, ce mioche, fit Martinet avec dédain. Autant son besson, le petit Jacques, est un garçon résolu, autant il est couard, lui.
Mathieu dit avec ironie :
– Il était né pour être gendarme.
– Je ne sais pas, fit Martinet, mais faut se méfier de lui tout de même.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est capable de jaser.
– Oh ! dit Martin-l’Anguille avec colère, s’il trahissait son père, je crois que je le tuerais…
Et il mit, en parlant ainsi, la main sur la corde qui faisait mouvoir le loquet de la porte. Puis se tournant vers ses fils :
– Vous autres, dit-il, vous savez tout… et ça m’est égal… mais la Mariette, j’aimerais mieux être guillotiné tout de suite… et qu’elle ne sût rien…
C’est bon, dit Mathieu, on se taira.
Et tous trois rentrèrent à peu près au même moment où le malheureux gendarme, appuyé sur le bras de Nicolas, quittait la hutte du bûcheron.
Les femmes dormaient ; le petit Jacques aussi.
Les trois hommes se couchèrent tous trois.
Mais aucun d’eux ne dormit.
Ce fut une nuit affreuse, ou plutôt une fin de nuit qu’ils passèrent.
En décembre, il est à peine jour à huit heures du matin.
Pendant quatre heures, le bruit du vent les fit tressaillir.
À chaque minute, il leur semblait entendre des pas au-dehors ; des pas de gendarmes qui venaient arrêter l’assassin.
Et Nicolas ne rentrait pas !
Martinet qui couchait avec son frère Mathieu lui avait dit à l’oreille :
– J’ai comme une idée que Nicolas vendra la mèche.
– Oh ! le garnement, avait répondu Mathieu, il a beau être mon frère, quand nous sommes sous bois ensemble, j’ai toujours envie de l’assommer d’un coup de crosse, tant il est faignant à l’ouvrage.
Enfin, comme le jour commençait à poindre, Martin l’Anguille, qui, les yeux ouverts était en proie à un affreux cauchemar tout rempli de juges en robe rouge, de gendarmes et d’échafauds, Martin entendit marcher au-dehors, et il se dressa fiévreusement sur son lit.
La porte s’ouvrit avec précaution.
C’était Nicolas qui rentrait.
L’enfant referma la porte comme il l’avait ouverte, et, sur la pointe du pied, il voulut gagner l’échelle qui mettait l’unique étage de la maison en communication avec le rez-de-chaussée.
C’était là-haut que Jacques et lui couchaient.
Mais son père l’interpella :
– Eh ! petiot ? dit-il.
L’enfant s’arrêta.
– D’où viens-tu ?
Je viens de la forêt, répondit l’enfant.
– Pourquoi n’es-tu pas rentré plus tôt ?
L’enfant hésita à répondre.
– Voyons, Nicolas, dit Martin d’une voix plus douce, viens ici, que nous jasions un peu.
Nicolas s’approcha du lit de son père.
– Tu as bien vu le cerf, n’est-ce pas ? reprit Martin l’Anguille.
– Oui, père.
– Et tu sais que je l’ai tué ?
– Je l’ai vu tomber.
– Tu m’as bien entendu, quand je t’ai crié : Sauve-toi ?
– Oui, père.
– Sais-tu pourquoi je criais ?
– Parce que le gendarme Michel Legrain vous poursuivait.
– Tonnerre ! murmura Martin-l’Anguille, comment sais-tu que c’était Michel Legrain ?
– Parce que je l’ai bien vu.
– Et tu sais ce qui est arrivé ? dit le braconnier dont la voix se reprit à trembler.
– Oui, père, murmura l’enfant. Mais n’ayez pas peur…
– Ah ! dit Martin, tu crois qu’on ne le saura pas ?
– Non.
– Pourtant…
– Michel ne dira rien.
À ces mots, le braconnier fit un bond et tomba sur le lit.
– Michel ? dit-il, Michel ? tu dis qu’il ne dira rien.
– Non.
– Mais il n’est donc pas mort ?
– Grâce à moi, dit naïvement l’enfant : je suis arrivé comme il perdait tout son sang. Mais je l’ai soigné… j’ai mis de la neige sur le trou qu’avait fait la balle, et puis je l’ai porté dans la hutte des charbonniers, vous savez ?
Et Nicolas raconta à son père tout frémissant ce qu’il avait fait, ce que lui avait promis le gendarme, et comment il l’avait accompagné jusqu’à la lisière du bois.
Il dit cela simplement, comme il eût raconté l’action la plus banale du monde.
Martin, la sueur au front l’écoutait.
Le braconnier était pieds nus, en chemise, adossé au mur ; il écouta son fils sans l’interrompre.
Quand ce dernier eut fini, Martin mit ses souliers, passa son pantalon et sa blouse, et dit :
– C’est bon ! viens avec moi.
– Où voulez-vous aller ? demanda Nicolas.
– Tu verras bien.
Il prit son carnier et son fusil, tout cela sans bruit, et de peur d’éveiller sa femme et sa fille qui, comme lui, couchaient au rez-de-chaussée.
Puis il ouvrit le bahut qui renfermait les maigres provisions de la maison, et y prit une bouteille d’eau-de-vie qu’il porta à ses lèvres.
Il but à longs traits, comme s’il eût voulu se donner du courage.
Puis il ouvrit la porte et dit encore :
– Marche !
– Où allons-nous ? répéta l’enfant.
– Tu le verras bien, dit Martin d’un air sombre.
Et il le poussa devant lui d’un coup de crosse de fusil entre les deux épaules.
Le braconnier était livide, et ceux qui l’eussent vu en ce moment aux premières clartés d’un jour blafard, eussent pressenti qu’il allait commettre un nouveau crime.