VIIIEn revenant sur ses pas. Martinet disait :
– On ne sait pas ce qui peut arriver. Si mon père s’est mis dans un mauvais cas, tant pis pour lui ! Mais moi je tiens à ce qu’il soit bien constaté que j’ai passé la veillée à la ferme de Jean Féru, laquelle est tout contre les dernières maisons de Salbris, à deux pas de la gendarmerie. Et puis je vais peut-être avoir moyen de revoir la Madeline. Ce vieux grigou de Féru est couché maintenant. Je m’en retourne rôder autour de la ferme.
Ce qui préoccupait le plus Martinet, dans les suppositions auxquelles il se livrait, depuis qu’il avait entendu le second coup de fusil, c’était la nécessité pour lui d’établir son alibi, de façon à n’être pas considéré comme le complice de son père.
Il retourna donc vers la ferme, espérant que tout le monde y serait couché et que, par contre, la Madeline le guetterait et se douterait bien qu’il allait revenir.
Martinet jugeait la chose ainsi, parce qu’il pensait que Jean Féru se serait vanté à sa fille de l’avoir congédié.
Et Martinet pensait juste.
Comme il se glissait d’un arbre à l’autre, à travers le petit clos de poiriers et de cerisiers qui s’étendait derrière la ferme, il entendit un tout petit cri, assez semblable à celui d’un oiseau de nuit dans le lointain.
C’était un signal bien connu de Martinet.
Il répondit par le même cri.
Alors la porte de la ferme s’entrouvrit, et la Madeline se glissa dehors et vint à la rencontre de Martinet.
– Ah ! seigneur Jésus, quel malheur ! lui dit-elle en se laissant embrasser sans trop de façons ; sais-tu bien, mon gars, que le père ne veut pas entendre parler de notre mariage ?
– Il m’a dit qu’il me défendait de revenir, dit Martinet.
– Et à moi, continua la Madeline, il m’a parlé dû mari qu’il me destine.
– Ah ! fit Martinet en serrant les poings, c’est donc qu’il compte l’établir ?
– Oui.
Et avec qui ?
– Avec un de ses neveux qui est resté dans le Val. Il a un peu de bien, c’est un garçon travailleur.
– Vraiment ! ricana Martinet, et ça te plaît probablement, à-toi la Madeline ?
– Oh ! non, dit la Madeline, tu sais bien que nous nous étions promis.
– Alors, dit Martinet, quand on s’est promis on ne se dédit pas.
– Je ne demande pas mieux, fit naïvement la jeune fille.
– Veux-tu t’en venir avec moi ?
– Où donc ça ? demanda-t-elle étonnée…
Mais Martinet n’eut pas le temps de répondre. Un homme, caché jusque-là derrière un tronc d’arbre, se dressa devant lui et lui asséna un coup de fourche sur les épaules en lui disant :
– Ah ! misérable enjôleur de filles, voilà que tu veux enlever la Madeline.
Martinet poussa un cri de rage et la Madeline un cri d’épouvante ; car tous deux avaient reconnu Jean Féru.
Le fermier s’était douté que Martinet reviendrait et il avait fait bonne garde.
Au premier coup de fourche en succéda un second. Le fermier, malgré son âge, était vigoureux et plus fort que Martinet.
Celui-ci voulut se défendre, mais le fermier, à bout de patience, tapait fort et dru, si bien que Martinet appela au secours.
Et Madeline jetait des cris.
En quelques minutes, tout le monde fut sur pied à la ferme, et les fils de Jean Féru accoururent.
Martinet, qui avait tant tenu à se ménager un alibi, était bien loin de se douter tout à l’heure qu’il l’achèterait à ce prix.
Les fils se joignirent au père et on allait faire un mauvais parti au jeune braconnier, lorsqu’un secours inespéré lui arriva.
Au clair de lune, les battants et le battu virent apparaître le tricorne d’un gendarme.
Jean Féru cessa de frapper, ses fils se sauvèrent, Martinet se mit à crier plus fort.
Le gendarme qui s’en revenait de quelque expédition s’approcha et dit :
– Ah ça ! on se bat donc ici ?
– À moi ! au secours ! on m’assassine ! répéta Martinet.
Jean Féru jeta sa fourche.
– Misérable, dit-il, voici le brigadier auquel je vais raconter ce qui en est.
C’était, en effet, le brigadier lui-même, à qui le fermier et Martinet avait affaire.
Le brigadier s’étant interposé entre Jean Féru et Martinet, dit à ce dernier :
– Mon garçon, je connais Jean Féru, c’est un homme juste et qui n’est pas méchant. Si tu as été battu, c’est que tu lui as joué quelque mauvais tour.
– Mais non, dit Martinet.
– Tu es braconnier de profession, reprit le brigadier. Sans doute que Jean t’aura surpris posant des collets dans ses lapinières.
Mais Martinet se récria vivement :
– Si maître Jean, dit-il, veut parler la vérité vraie, il vous dira que j’ai passé la soirée chez lui.
– C’est la vraie vérité, répondit le fermier.
– Alors, demanda le brigadier, pourquoi vous querellez-vous ?
– Ce ne sera pas long à dire, reprit le fermier. Ce garçon-là cherche à enjôler ma fille que je veux, moi, établir honnêtement. Ce soir, je lui ai signifié qu’il eût à ne plus mettre les pieds à la ferme ; il s’en est allé ; mais au bout d’un quart d’heure, il est revenu rôder autour de la maison et je l’ai surpris proposant à ma fille de l’enlever. Alors la colère m’a pris et je suis tombé dessus à coup de fourche, continua simplement Jean Féru.
– Vous avez eu tort, maître, dit le brigadier. On ne doit pas se faire justice soi-même.
Puis il prit Martinet par le bras et lui dit :
– Viens-t’en avec moi, mon garçon, je te donnerai un bon conseil.
Martinet était peu satisfait de la manière dont il venait d’établir sa non-participation au crime qu’il soupçonnait ; mais comme, après tout, il n’y avait rien à faire, pour le moment du moins, relativement à la Madeline, il suivit le gendarme.
Ce dernier l’emmena en lui disant :
– Écoute, mon garçon, j’ai été jeune comme toi, et je comprends très bien que les beaux yeux de la Madeline t’empêchent de dormir ; mais tu prends le mauvais chemin.
– Nous nous convenons, dit Martinet.
– Oui, j’entends bien. Mais c’est pas le tout de convenir à la fille, il faut encore convenir au père. Si en place de faignanter, comme tu le fais, de braconner jour et nuit et de risquer sans cesse l’amende et la prison, tu travaillais, Jean Féru te donnerait la Madeline.
– Oh ! dit Martinet, qui ne put maîtriser ses mauvais instincts, faudra bien qu’il me la donne.
– Il ne te la donnera pas !
– Mais puisque la Madeline veut bien que je l’enlève…
– Quel âge a-t-elle ?
– Approchant seize ans.
– Sais-tu à quoi tu t’exposerais, si tu faisais cela ? Martinet regarda le brigadier.
– Tu pourrais aller au bagne ou tout au moins te faire condamner à la réclusion.
Martinet tressaillit.
– Et tiens, poursuivit le brigadier, je te veux donner un autre conseil. Le capitaine de gendarmerie a reçu du préfet des ordres très sévères qu’il m’a transmis. Ces ordres concernent les braconniers en général, ton père, tes frères et toi en particulier.
– Je ne chasse plus, dit hypocritement Martinet.
– Mais ton père continue…
– Pas en ce moment du moins. Il est malade, répondit Martinet à tout hasard.
– Eh bien ! tant mieux, dit le brigadier, car si par hasard il avait été en forêt cette nuit…
– Eh bien ? demanda Martinet avec angoisse.
– Il pourrait bien être pris…
– Ah !
– Et cette fois son compte serait bon, ajouta le brigadier, qui ne voulut pas s’expliquer davantage. Il a déjà deux condamnations…
– Mais puisque je vous dis qu’il est malade !
– Tant mieux ! répéta le brigadier. Et maintenant, bonsoir, mon garçon, et si tu m’en crois, tu deviendras travailleur… Peut-être qu’alors Jean Féru te donnera sa fille…
Martinet quitta le gendarme et s’en alla en murmurant :
– Plus souvent que je ferai jamais un autre métier. Oh ! les gendarmes, je les ai-t’y en horreur !