VIID’où venait Martinet ?
Martinet, ainsi qu’il l’avait annoncé, s’en était allé à la ferme de Jean Féru, passer la veillée, et courtiser la Madeline, une assez jolie fille qui devait avoir quelque bien en mariage.
Le fermier de Sologne n’est pas riche ; miné par la fièvre, il travaille peu ; la plupart du temps, il ne peut payer son fermage, et comme son maître sait bien que s’il le remplace il ne trouvera pas mieux, il se résigne à le garder. Pour les géographes, la Sologne commence à la Loire ; pour les gens bien informés, elle ne commence que sur le plateau, c’est-à-dire à deux ou trois lieues du fleuve.
Entre la Loire et le plateau s’étend une contrée plus saine, et plus fertile qu’on nomme le Val.
Là, le paysan a rarement la fièvre, il est plus à son aise, il se nourrit mieux.
Le Solognot s’en vient volontiers chercher fortune dans le Val ; le paysan du Val, par contre, ne déteste pas monter en Sologne.
Dans le Val, la terre est chère ; on en a peu pour beaucoup d’argent. Sur le plateau, elle est pour rien, et pour 60 000 fr. ou à 5 ou 600 arpents.
Le fermier du Val se laisse toujours tenter par cette étendue. Il quitte la métairie qu’il exploitait pour aller louer en Sologne.
Il part aisé, avec de bons équipages de charroi, du grain pour les semailles, et un outillage complet ; il a de beaux écus neufs dans un sac de cuir, et il arrive chez son nouveau propriétaire, offrant toutes les garanties désirables.
Dès la première année, il cultive avec ardeur, tourne et retourne cette terre ingrate et sablonneuse comme il ferait de la terre brune et grasse du Gâtinais, et il est tout étonné d’obtenir une maigre récolte de blé noir, de seigle et de pommes de terre.
Au bout de trois ans, les économies ont passé à payer le fermage ; au bout de six, le fermier est endetté. La picote décime ses troupeaux, la fièvre gagne ses enfants, sa femme et lui-même.
Alors il songe à sa ferme de quarante arpents dans le Val, sur laquelle une charrue suffisait, et où il récoltait du froment. Mais il est trop tard, il est engrené, comme on dit ; la dette l’enchaîne à la terre de Sologne, et c’est là, désormais, qu’il doit lutter, vaincre ou mourir, c’est à-dire succomber sous la routine, ou triompher par les innovations.
Car, depuis quinze ans, la Sologne se transforme, et la main puissante qui s’est étendue protectrice sur elle, lui a ouvert le chemin du progrès.
On a suivi à peu près partout les exemples de la ferme impériale de la Mothe-Beuvron.
Les étangs sont desséchés peu à peu et la fièvre s’en va ; les plantations de sapin se multiplient, et ces plantations qui commencent à être l’aisance du pays, en seront un jour la fortune.
Mais, à l’époque où remonte notre récit, rien de tout cela n’avait été fait.
Le paysan s’obstinait dans les errements d’une longue routine ; au lieu de planter des bois, il défrichait.
Un seul fermier avait deviné l’avenir.
C’était Jean Féru.
Jean Féru était venu du Val il y avait près de dix ans. Il avait pris sa ferme à bail.
Le propriétaire, chose rare ! était un Orléanais gêné, un pauvre confiseur qui avait mangé en spéculations agricoles tout ce qu’il avait gagné avec ses dragées et son caramel.
Il faisait argent de tout, le pauvre homme ! Et quand, au bout de la première année, Jean Féru vint le payer, il le questionna, apprit que le fermier avait de l’argent et finit par lui emprunter dix mille francs.
L’année suivante, nouvel emprunt. Jean Féru proposa d’acheter la ferme. Le confiseur accepta.
Tous ceux qui virent le fermier se charger pour son propre compte de la sologne du confiseur haussèrent les épaules et pensèrent que jamais il ne pourrait s’acquitter. Il n’avait donné que vingt mille francs, et la ferme lui était vendue quarante-cinq mille. Faire à cinq pour cent l’intérêt d’un argent qui n’en rapporte que deux au plus, c’est courir en poste vers une ruine prochaine.
Mais Jean Féru était intelligent et courageux.
Il fit des semis partout. Le sapin pousse vite et il pousse serré. Tous les ans on éclaircit la plantation, et tandis que les jeunes sapins arrachés constituent un premier revenu, les autres grandissent.
Tout l’argent gagné dans le Val par Jean Féru y passa ; mais le confiseur fut payé intégralement ; et lorsque Martinet, le fils du braconnier, commença à courtiser la Madeline, Jean Féru ne devait plus rien et était propriétaire.
Mais il avait une nombreuse famille ; la Madeline était son septième enfant, et Martinet, en calculant qu’elle n’aurait pour dot que quelques centaines d’écus, calculait juste.
Cependant, pour lui qui n’avait rien, c’était une fortune, et il s’était juré de séduire et d’enlever la jeune fille si on la lui refusait.
Martinet n’était pas vilain garçon ; la Madeline était une fille simple et qui se laissait prendre aisément à un compliment.
Elle avait fini par aimer Martinet ; et, ce soir-là, en quittant son père et en lui disant qu’il enlèverait la Madeline, Martinet ne s’était pas trop avancé.
La neige interrompant les travaux des champs, on avait veillé plus tard que de coutume à la ferme.
Martinet s’était montré rieur : la Madeline s’était laissé lutiner un peu.
Les frères de la jeune fille étaient aussi simples qu’elle, et ils considéraient Martinet, à cause de son habileté de braconnier, comme un être vraiment supérieur.
Il n’y avait que le vieux Jean Féru, qui était un homme d’âge et d’expérience, qui eût deviné le but des assiduités de Martinet.
Or, ce soir-là, comme le jeune homme espérait sortir un peu avec la Madeline, et se faire faire par elle un bout de conduite, Jean Féru lui prit le bras et lui dit :
– J’ai un mot à te dire, mon garçon.
Martinet tressaillit, mais il suivit le fermier.
Celui-ci l’entraîna dans un sentier qui conduisait de la ferme à la forêt, et qui était du reste le chemin ordinaire que Martinet prenait pour s’en retourner chez lui.
– Est-ce que vous auriez besoin d’un lièvre pour votre réveillon ? demanda le jeune homme avec embarras.
– Non, je veux te parler d’affaires, dit le fermier.
– Ah ! voyons !
– Tu fais la cour à ma fille, dit simplement le fermier.
– Je ne dis pas non, dit Martinet, et faut croire que ça ne lui déplaît pas.
– Oui, mais cela me déplaît à moi.
– Bon ! dit Martinet d’un ton insolent, si nous nous convenons pourtant…
– J’ai idée d’établir ma fille autrement, dit froidement le premier.
– Savoir si elle y consentira… ricana Martinet.
– J’ai l’habitude que mes enfants m’obéissent… Madeline comme les autres.
– Eh bien ! c’est à elle qu’il faut dire ça et non à moi…
– Tu te trompes, c’est à toi d’abord. Je te prierai de ne pas revenir à la ferme. On commence à jaser dans le pays, et comme-je n’ai pas l’intention de te donner ma fille, quand même tu aurais des écus…
– Ah ! dit Martinet avec colère, c’est donc que je suis un voleur ?
– Non, je ne dis pas ça.
– Un mauvais sujet ?
– Je ne dis pas ça non plus ; seulement tu fais un métier qui ne me convient pas.
– Et le fermier tourna le dos à Martinet et reprit le chemin de la ferme.
Martinet s’en alla ivre de rage, faisant le serment d’avoir Madeline ou de se venger cruellement.
Comme il quittait les terres de la ferme pour entrer sous bois, il entendit un coup de feu dans les profondeurs de la forêt.
– Eh ! eh ! se dit-il, je reconnais le brutal à papa.
Au bout de dix minutes, un second coup de fusil arriva à ses oreilles, et Martinet s’arrêta tout net.
Les braconniers ont coutume de charger plus fort le canon gauche que le canon droit. La seconde détonation était plus forte que la première.
– C’est le canon gauche de papa, se dit Martinet. Or, comme il y avait eu un intervalle de dix minutes entre les deux détonations, Martinet se demanda pourquoi son père n’avait pas rechargé son canon droit.
Et comme il cherchait la solution de ce problème, il vit une empreinte de pas sur la neige.
Il se baissa pour l’examiner et ne s’y trompa point une seconde.
C’était l’empreinte de la botte d’un gendarme.
– Oh ! oh ! se dit le petit braconnier, est-ce que papa aurait fait un malheur ?
Et il rebroussa chemin.