VI

1087 Words
VIMartin l’Anguille avait pourtant baigné son front dans l’étang ; mais le sang coulait toujours peu à peu, comme une source à demi tarie, et depuis qu’il était sorti de l’eau, son visage s’était de nouveau rougi. – Père ! père ! cria la Mariette, vous êtes donc blessé ! Martin tressaillit, mais il ne perdit pas son sang-froid : – Oui, dit-il ; en tombant dans l’étang, je me suis cogné à un de ces pieux qui sont destinés à retenir nos filets. – Ah ! fit Mathieu, qui regarda son père d’un air étrange. – Ce n’est rien, continua Martin-l’Anguille en s’essuyant le front du revers de sa manche. Et il alla s’asseoir au coin du feu, pour sécher ses habits. La mère aveugle ne faisait pas grand bruit dans la maison ; elle allait et venait par suite de sa grande habitude, comme si elle avait vu clair, et les plus petits recoins lui étaient familiers. Son mari l’avait toujours fait trembler, et jamais elle n’osait le questionner. Elle ne demanda donc point ce que signifiaient les paroles de sa fille ; elle n’osa point s’enquérir de la gravité de la blessure de Martin. Celui-ci lui dit durement : – Allons ! femme, puisqu’il y a de la soupe, pose-la sur la table. Je mangerai volontiers un brin. La Mariette aida sa mère ; au bout de quelques minutes les assiettes furent emplies et Mathieu mit sur la table un pichet de cidre. Ce dernier observait son père et semblait chercher le mot d’une énigme. Martin se mit à table, mais il ne mangea pas. Il était sombre et n’osait regarder personne. Cependant la Mariette s’était mise à jaser, comme une fauvette qui revient au nid et raconte tout ce qu’elle a vu en fendant le bleu du ciel et en courant les buissons voisins. – Tu vas donc te marier ? disait Mathieu d’un air distrait, car la blessure de son père le préoccupait non moins que le fusil en bandoulière avec lequel, disait-il, il était tombé dans l’étang. – Oui, répondit la Mariette, si toutefois le père et la mère y consentent. – Ah ! chère enfant du bon Dieu murmura l’aveugle ; est-ce que nous voudrions faire manquer ton bonheur ? – Voyons, dit Martin d’un ton bourru qui déguisait mal ses angoisses, faut encore savoir… – Quoi donc ? fit la Mariette. – Les tenants et les aboutissants de la chose, pardine ! – C’est mon avis, ajouta Mathieu. Ton maître est-il à son affaire ? – Vous savez bien que la ferme est à lui ; il aurait soixante mille francs passés que ça ne m’étonnerait pas, répondit la Mariette. – Et le gars est fils unique ? – Oui. Le sombre visage de Martin-l’Anguille s’éclaira subitement. – Jour de Dieu ! murmura-t-il, une ferme de soixante mille francs ! mais tu seras quasiment une dame. La Mariette prit la main de son père : – Vous vous en viendrez tous vivre avec moi, dit-elle. Mes frères aideront mon mari… Vous autres… vous vous reposerez… – Moi, dit brusquement Mathieu, je reste ici. – Et pourquoi donc ça ? fit la Mariette. – Parce que je me suis adonné à la chasse, et qu’il n’y a pas de gibier dans le Val. – Vous avez tort, dit encore la Mariette, ça vous jouera un mauvais tour votre passion de chasse. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux travailler honnêtement ? – C’est peut-être vrai ce que tu dis là, petiote, murmura Martin-l’Anguille avec, un sourire, mais il est trop tard pour changer ses habitudes. – Et puis, reprit Mathieu, les beaux-frères, ça ne s’accorde pas toujours. C’est pas la peine de nous déranger. Martin frappa du poing sur la table : – Mais c’est pas le tout, dit-il, que le garçon ait du bien. – C’est un travailleur, dit la Mariette. – Faut encore… – Son père et lui ont bonne odeur dans le pays, continua la pauvre fille, c’est des braves gens… – Te plaît-il ? À cette question posée à brûle-pourpoint, la Mariette se prit à rougir et baissa les yeux. – Allons ! dit-il, c’est bon en ce cas ! Il avait momentanément oublié son crime pour se repaître du bonheur futur de son enfant. Mais ce calme fut de courte durée. Il se leva tout à coup et dit à son fils : – Ah ! ça, où sont donc les autres ? – Jacques est couché, répondit Mathieu. – Et Martinet ? – Dame ! Martinet est comme les lièvres bouquins, il ne rentrera pas avant le jour. – Et Nicolas ? – Nous ne l’avons point vu, dit Mathieu. Mais est-ce que vous ne l’avez point emmené avec vous ? – Nous nous sommes quittés en forêt. – Tout ça c’est drôle ! murmura Mathieu, qui garda de nouveau le silence. – Petiote, reprit Martin-l’Anguille, tu dois être lasse. Tu as fait un bon bout de chemin aujourd’hui. – Ça c’est vrai, répliqua la Mariette, mais rien que de vous voir ça m’a délassée. – C’est égal, faut aller de coucher. – Et vous aussi, j’imagine, père, dit la jeune fille. – Oui ; mais, auparavant, je vais aller fumer une pipe dehors. J’ai mal de tête. Et Martin-l’Anguille bourra sa pipe, fit signe à Mathieu et sortit avec lui, après avoir mis sur le front de sa fille un fiévreux b****r. – Mais dites donc, le père, fit Mathieu, lorsqu’ils furent dehors, est-ce que vous n’étiez pas parti sur le pied d’un cerf ? – Je ne l’ai pas retrouvé, répondit le braconnier. – Pour sûr, j’ai des bourdonnements dans les oreilles, ricana Mathieu, car je croyais bien avoir entendu un coup de fusil. – Il n’y a pas que nous en forêt. – Oui ; mais votre fusil, ça se reconnaît de loin. – Alors, fit brusquement le braconnier, c’est moi qui ai tiré, en ce cas ? – J’en mettrais bien ma main au feu, allez ! – Eh bien ! c’est vrai, dit Martin, j’ai tiré le cerf. – Ah ! vous en convenez ? – Mais je l’ai manqué. – Même la seconde fois ? – Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Martin en regardant son fils de travers. – Je veux dire qu’à un quart d’heure de distance, vous avez tiré un second coup de fusil. Martin prit vivement le bras de son fils. – Tais-toi ! dit-il d’une voix sourde. – Père, reprit Mathieu, vous avez tort de vous méfier de moi. – Je ne me méfie de personne… – Alors, vous feriez mieux de me conter la chose. – Quelle chose ? – J’ai idée que vous avez fait un mauvais coup. – Mais tais-toi donc, pie borgne ! grommela le braconnier. – Écoutez donc, continua Mathieu, si c’est comme ça, vous feriez bien peut-être de filer en forêt… on ne sait pas… Martin-l’Anguille, dont les angoisses redoublaient, n’hésita plus à se confier à son fils. Il lui avoua tout. Mathieu était un garçon calme ; il ne manquait ni de prudence, ni d’intelligence. – Vous êtes dans de mauvais draps, père, dit-il. – Bah ! le gendarme est mort, et j’ai fait perdre ma trace, dit Martin, qui essayait de faire passer dans l’esprit de son fils une sécurité qu’il ne partageait pas lui-même. – Mais, Nicolas, où est-il ? – Ah ! le petit brigand, murmura Martin, il est capable de me vendre. – Tenez, père, dit Mathieu, voulez-vous que je vous donne un conseil ? – Parle. – Reprenez votre fusil, mettez un pain dans votre carnassière, et allez-vous-en en forêt du côté, des grottes. Faut tout prévoir, et attendre ce qui arrivera demain. Martin songea à sa fille ! – Mais… la Mariette ? dit-il d’une voix tremblante. – On lui fera une histoire… Martin hésitait encore… En ce moment, son fils et lui virent se dresser de l’autre côté de l’étang la silhouette de Martinet.
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