VSon crime accompli, Martin-l’Anguille s’était sauvé.
Pendant près d’une heure il avait couru au hasard dans la forêt, en proie à une terreur délirante, le front baigné de sang et les yeux injectés.
L’échafaud se dressait devant ses yeux à chaque pas qu’il faisait, et l’épouvante précipitait sa course.
Mais cette surexcitation, facile à comprendre si on songe que, jusque-là, cet homme n’avait jamais commis que des délits de chasse et de pêche, se calma peu à peu avec la douleur de cette blessure qu’il s’était faite à la tête et qui, sans doute, était la cause première de son crime.
Alors vint la réflexion, et avec la réflexion le sentiment de conservation qui s’empare de tous les criminels après la perpétration de leur forfait.
La terre était couverte de neige et chaque pas laissait une empreinte.
Martin, qui d’abord avait couru dans la direction de la maison, s’arrêta et comprit qu’il se perdait inévitablement s’il ne parvenait point à faire perdre sa trace avant de rentrer chez lui.
Il croyait fermement que le gendarme était mort.
Martin n’avait jamais manqué son coup, et sa balle tuait roide d’ordinaire.
Mais les autres gendarmes ne voyant pas revenir leur camarade se mettraient à sa recherche, trouveraient le cadavre et suivraient le meurtrier à la piste.
Martin faisait toutes ces réflexions, arrêté au milieu de la clairière où il avait tué le cerf.
Une sorte d’instinct l’avait ramené en cet endroit.
Cependant il ne fallait plus songer à emporter l’animal.
Le braconnier reparut sous l’assassin.
– C’est dommage ! murmura-t-il.
Alors il eut une ruse étrange ; il se déchaussa d’un pied et mit son soulier à contresens ; puis, comme il ne pouvait plus marcher ainsi que fort difficilement, il se dirigea vers un petit cours d’eau qui traversait la forêt.
La trace ainsi faite, laissait croire à deux hommes qui auraient marché en sens inverse, sur une seule jambe : une véritable énigme !
Il mit près de deux heures pour faire une demi-lieue et arriva au cours d’eau.
C’était un ruisseau assez large et profond en de certains endroits, assez pour qu’un homme s’y pût noyer.
Martin se dit :
– Si on suit ma piste jusqu’ici, on croira que l’assassin du gendarme s’est péri.
Il remit ses souliers, passa la bandoulière de son fusil autour de son cou et se jeta bravement à l’eau, malgré la rigueur extrême de la température.
Tant qu’il ne put prendre pied, il nagea vigoureusement ; puis arrivé en un endroit où l’eau était moins profonde, il continua à marcher dans l’eau.
Le ruisseau aboutissait à l’étang.
L’étang était profond ; Martin se remit à la nage et vint aborder devant sa maison.
Comme il grimpait sur le bord en se cramponnant à des ajoncs, il entendit des voix confuses à quelque distance.
Il prêta l’oreille et demeura blotti dans les ajoncs.
Les voix se rapprochaient ; il y avait une voix d’homme et une voix de femme.
La voix d’homme était celle de Mathieu, un de ses fils.
La voix de femme, en arrivant à son oreille, le fit tressaillir et il se remit à trembler de tous ses membres, saisi d’une étrange et impérieuse émotion.
C’était cependant une voix claire et tendre, fraîche et presque rieuse, une voix de jeune fille.
Mais Martin avait reconnu sa fille.
La Mariette, comme on l’appelait, était alors âgée de dix-sept ou dix-huit ans.
C’était cette enfant courageuse qui s’en était allée cinq ans auparavant du toit paternel pour aller gagner sa vie.
Le départ de sa fille était peut-être le seul chagrin réel que Martin-l’Anguille eût ressenti de sa vie.
Cet homme dur, farouche, taciturne et comme replié en lui-même, n’aimait ni sa femme, ni ses fils, mais il aimait sa fille !…
Devant elle ; il était sans force et sans volonté ; si elle lui avait commandé de ne plus chasser, peut-être bien qu’il eût obéi.
Or, depuis cinq ans, la Mariette était chez les mêmes maîtres, dans le Val.
Chaque année, pour Noël, elle avait huit jours à elle et venait voir, ses parents.
Chaque année aussi, elle leur apportait la moitié de ses gages, dont elle avait touché le montant la veille de Toussaint.
Puis elle s’en retournait, non plus garder les oies, maintenant qu’elle était une grande fille, mais être servante de ferme.
Or, l’émotion qui s’empara de Martin fut d’autant plus grande qu’il se sentit pris à la gorge par le remords de son crime.
Il aurait bien affronté le regard de ses fils, mais supporterait-il celui de sa fille, le regard honnête et limpide ?
Un moment, caché dans les ajoncs, il écouta causeries deux jeunes gens.
Mathieu disait :
– C’est pourtant vrai que c’est après-demain Noël. Ma foi ! il n’y avait que la mère qui s’en souvînt à la maison. Nous autres nous ne savons comment nous vivons. Martinet est allé passer la veillée dans la ferme à Jean Férou, rapport à la Madeline ; moi, j’ai relevé mes collets ; le père et Nicolas sont à l’affût.
– Mon père est incorrigible et vous autres aussi, dit la Mariette avec douceur ; il vous arrivera malheur quelque jour, vous verrez ça…
À ces mots Martin eut froid au cœur.
Mais il fit un effort de courage et se montra tout debout au clair de lune sur la berge de l’étang.
La maison était à vingt pas ; un filet de fumée s’en échappait, et les vitres de papier huilé de l’unique fenêtre laissaient passer un reflet rougeâtre. Bien qu’il fût deux heures du matin, il y avait du feu dans l’âtre et la mère aveugle n’était pas encore couchée.
L’arrivée de sa fille en était cause, car la Mariette était venue heurter à la porte un petit quart d’heure après le départ en forêt de son père et de ses frères.
Cette année, elle avait devancé son arrivée d’un jour.
Elle s’en était venue à pied, à travers bois, pour aller au plus court, un petit paquet de hardes sur la tête, vêtue de sa robe des dimanches et chaussée de bons sabots tout neufs, cheminant gaillardement et ayant fait ses dix lieues dans sa journée.
La mère et la fille s’étaient attardées à causer ; elles avaient tant de choses à se dire depuis un an qu’elles ne s’étaient vues !
Et puis la Mariette ne voulait pas se coucher que son père ne fût de retour.
Mathieu était rentré le premier.
Le frère et la sœur s’étaient remis à jaser.
Mathieu était plus causeur, plus expansif que son frère jumeau Martinet.
Après Mathieu, le petit Jacques était entré à son tour avec un sac de bécasses prises au collet.
Jacques avait embrassé sa sœur et s’était couché.
Mais ni Martinet, ni le père, ni le petit Nicolas n’étaient rentrés.
La Mariette aperçut Martin-l’Anguille qui venait de se dresser au bord de l’étang, jeta un cri de joie et courut à lui les bras ouverts.
Martin était ruisselant.
– Ah ! mon Dieu, exclama la jeune fille, vous êtes donc tombé à l’eau ?
– Oui, répondit Martin, je m’étais posé là-bas, de l’autre côté, pour attendre qu’un chevreuil vint boire ; je me suis laissé endormir par le froid et je suis tombé. Une fois dans l’eau, je suis venu à la nage.
– C’est drôle, tout de même, fit Mathieu en s’approchant ; vous n’avez pas perdu votre fusil ; est-ce que vous l’aviez, comme ça, passé en bandoulière, pour guetter les chevreuils ?
Le père jeta à son fils un regard farouche et ne lui répondit pas.
Puis il dit à sa fille :
– Nous ne t’attendions que demain, petiote. Viens nous-en à la maison, je suis transi.
– Je vas vous faire un bon feu, dit la Mariette ; il y a de la soupe, qui chauffe. C’est moi qui l’ai faite.
– Je n’ai pas faim, murmura le braconnier d’un air sombre.
Puis il dit encore :
– Ton maître t’a laissé venir un jour plus tôt ?
– Oh ! dit la jeune fille avec un sourire, mon maître ne me refuse plus rien, maintenant !
– Et pourquoi donc ça, fit Martin avec inquiétude, comme il mettait la main sur la bobinette de la porte ;
– Eh ! père, dit naïvement la Mariette, si je voulais me marier, est-ce que vous me refuseriez votre consentement ?
La Mariette entra à ces mots dans la maison, et les reflets du feu éclairaient en plein son visage.
– Le fils à mon maître me veut prendre pour femme à tout prix, dit-elle encore.
Martin-l’Anguille regarda sa fille, et ne put se défendre d’un sentiment d’admiration.
La Mariette était vraiment une jolie fille, et on s’expliquait, en la voyant, le goût du fils de son maître.
Mais, comme Martin-l’Anguille entrait à son tour dans la maison et se trouvait pareillement éclairé par le rayonnement du feu, la Mariette eut une exclamation d’effroi.
Elle avait aperçu le front ensanglanté du braconnier.