IVMartin l’Anguille n’avait jamais commis de crime jusque-là. Jamais, même, il ne s’était approprié le bien d’autrui, hormis le gibier.
Mais, dans l’esprit du braconnier, le gibier est à tout le monde.
À peine le malheureux eut-il vu tomber le gendarme que la peur le prit.
Ses cheveux se hérissèrent, ses yeux s’injectèrent de sang, son cœur cessa de battre.
Il vit se dresser l’échafaud devant lui, et oubliant son fils, oubliant le cerf, cause de son forfait, il prit la fuite, sans même songer à s’assurer si le gendarme était mort ou non.
Or ce dernier avait reçu l’une des deux balles mariées dans la poitrine.
L’autre avait dévié et s’était enfoncée dans un tronc d’arbre.
Le malheureux soldat de la loi était tombé privé de connaissance et baignant dans son sang.
Cependant il n’était pas mort, et il ne tarda point à revenir à lui sous une impression du froid qui avait des transitions de chaleur subite.
Un homme, un enfant plutôt, essayait de le ranimer, en le frottant aux tempes et au visage, avec de la neige mise en boule.
De là ces alternatives de froid et de chaud.
Cet enfant, on l’a deviné déjà, c’était le petit Nicolas, le fils du braconnier.
Nicolas n’avait point calculé que donner des soins au gendarme et chercher à le sauver, c’était perdre son père.
Nicolas n’avait vu qu’un homme en danger de mort, et il était accouru, laissant son père prendre lâchement la fuite après son ignoble action.
La vie se traduisit chez le gendarme par un soupir ; puis il rouvrit les yeux, regarda autour de lui et vit le petit braconnier.
– Qui es-tu donc, toi ? lui dit-il.
L’enfant ne répondit pas.
Il avait déchiré sa chemise et la déchiquetait avec ses dents ; il en avait fait une sorte de charpie avec laquelle il bouchait le trou fait par la balle et essayait d’étancher le sang qui coulait avec abondance.
– Monsieur, dit l’enfant, si vous pouviez seulement marcher cinquante pas, il y a une hutte de bûcherons tout près, où il n’y a personne… Je vous y ferais du feu, et je pourrais ensuite aller chercher du secours.
Le gendarme essaya de se lever ; mais il retomba et murmura d’une voix éteinte :
– J’ai froid…
Et ses yeux se fermèrent de nouveau.
Le petit Nicolas était de taille exiguë, mais, comme tous les gens nerveux, il devenait très fort quand il obéissait à une grande surexcitation.
Il prit le gendarme à bras le corps, fit un effort sur humain et le chargea sur son épaule.
Il comprenait bien que si le gendarme demeurait une heure encore exposé au froid glacial de la nuit, c’était un homme mort.
Alors, pliant sous le faix, mais se-raidissant et puisant dans son courage des forces presque surhumaines, il se mit en route.
Le gendarme s’était évanoui de nouveau.
Ainsi qu’il l’avait dit, Nicolas n’eût guère plus d’une cinquantaine de pas à faire pour arriver à la hutte des bûcherons.
C’était une sorte de hangar bâti avec des madriers réunis les uns aux autres par de la terre glaise et couvert de branches d’arbres.
Les charbonniers y trouvaient un gîte les jours de pluie ; ils y avaient même installé une cheminée rustique, formée de trois pierres, et d’un trou dans la toiture pour laisser passer la fumée.
Les derniers hôtes de la hutte qui, du reste, était un peu à tout le monde, y avaient amoncelé des feuilles mortes et de la fougère.
Nicolas coucha le gendarme sur ce lit improvisé.
La lune brillait toujours au ciel, et on y voyait comme en plein jour.
Ensuite l’enfant qui, comme tous les braconniers, avait toujours sur lui un briquet et de l’amadou, entassa quelques branches mortes, quelques poignées de bruyère sèche et y mit le feu. La chaleur ranima le gendarme, plus promptement que ne l’avait fait la neige tout à l’heure.
L’enfant lui avait ôté son uniforme, et, guidé par un merveilleux instinct, il avait mis une couche de neige sur la blessure.
– Brave enfant, murmura le soldat, tu ne veux donc pas que je meure ?
– Si j’étais bien sûr qu’il ne vous arrive rien d’ici mon retour, répondit Nicolas, je descendrais jusqu’à Salbris chercher M. Chipot, le médecin. Il ne me faudrait pas une heure pour faire les deux chemins.
– Non, reste, dit le gendarme.
Et il essaya de se soulever et de se remettre sur son séant.
C’était un homme de trente-cinq ans à peine.
Il avait fait deux congés dans les chasseurs d’Afrique avant d’être gendarme, et sa poitrine était couturée de cicatrices.
– Bah ! dit-il avec un fin sourire, j’en ai vu bien d’autres, va ! et je n’en mourrai pas cette fois encore.
La neige et les lambeaux de chemise, convertis en charpie, avaient arrêté le sang. Le gendarme porta la main à sa blessure et dit :
– Je crois bien que la balle n’est pas entrée et qu’elle a glissé entre les côtes.
– Je vais courir à Salbris, reprit l’enfant.
– Non, attends…
Et le gendarme parvint à se mettre debout et s’approcha du feu.
– J’ai soif ! dit-il.
Nicolas alla prendre de la neige dans ses mains et la lui tendit.
Le blessé en mit une poignée dans sa bouche ; puis, à la lueur du feu, il se prit à regarder son sauveur.
– Mais qui es-tu donc, toi ? répéta-t-il. L’enfant courba de nouveau la tête.
Un vague souvenir illumina tout à coup l’esprit du gendarme :
– Tu es Nicolas ! dit-il.
– Oui, balbutia l’enfant.
– Le fils de Martin !
L’enfant soupira.
– Ah ! malheureux ! s’écria le gendarme, et tu veux aller chercher un médecin à Salbris ?
– Je ne peux pas vous laisser mourir sans secours, balbutia Nicolas.
– Mais tu ne sais donc pas qui a tiré sur moi ? L’enfant se tut.
– C’est ton père, malheureux, et d’un mot je puis l’envoyer à l’échafaud !
Nicolas joignit les mains :
– Grâce pour lui ! murmura-t-il.
– Soit, répondit le gendarme ; mais si tu veux que je me taise, il faut que tu te sauves toi-même.
– Oh ! non, dit l’enfant, je ne peux pas vous laisser seul. Tenez, ne voyez-vous pas que la faiblesse vous reprend…
En effet, le gendarme à bout de forces, se laissa retomber sur la couche de bruyères.
Nicolas avait parfaitement compris, cependant, ce que venait de lui dire le gendarme.
S’il allait à Salbris, le bruit de l’attentat commis sur le gendarme se répandait, on ouvrait une enquête, et sa présence à lui, Nicolas, auprès du blessé, devenait une preuve terrible contre le meurtrier.
Le gendarme lui tendit la main :
– Écoute, mon garçon, lui dit-il, sans toi je serais mort, car le froid m’aurait pris, et peut-être qu’on n’aurait jamais découvert mon assassin.
Il ne faut donc pas que ta bonne action tourne contre toi-même. Reste auprès de moi.
Quand je me sentirai un peu plus fort, je m’appuierai sur toi et je tâcherai de gagner le bord du bois.
L’enfant et le gendarme passèrent le reste de la nuit dans la hutte.
Le premier entretenait le feu ; l’autre étanchait sa soif ardente avec de la neige.
Au matin, un peu avant le jour, la lune quitta l’horizon.
– Maintenant, allons, dit le gendarme.
Et il sortit en chancelant et s’appuyant des deux mains sur les épaules de Nicolas.
La marche fut longue et pénible.
Le blessé trébuchait souvent ; souvent les forces lui manquaient, et il était obligé de s’asseoir.
Nicolas ne le quittait pas.
Enfin, comme le premier rayon du soleil se montrait, ils atteignirent la lisière de la forêt.
On voyait à un quart de lieue de distance les toits et le clocher de Salbris.
– À présent, va-t-en ! dit le gendarme. Je me traînerai comme je pourrai. Et ne crains rien, je ne dénoncerai pas ton père !