IIIQuand ils furent à une certaine distance de leur habitation, le père dit à ses fils :
– Je vous ai tous emmenés, parce que je voulais que la vieille vous laissât tranquilles avec ses gendarmes, ses procès et sa prison ; mais nous n’avons pas besoin de nous en aller de compagnie, comme une barde de marcassins.
La neige est dure : ça fait du bruit en marchant. Mathieu répondit :
– Je vais aller voir du côté de la mare aux Chevrettes. Il doit y avoir un coup à faire.
– Moi, dit Jacques, je vais aller relever mes collets à lapin.
– Je vais avec toi, fit Nicolas.
– Oh ! toi, non, s’écria Martin l’Anguille qui était toujours irrité contre son fils. Tu ne me quitteras pas, gredin ! et bon gré, mal gré, il faudra bien que tu deviennes un vrai braconnier de plaine et de forêt.
– Puisque vous gardez le feignant, dit Martinet, l’un des grands frères de Nicolas, vous n’avez pas besoin de moi.
– Où vas-tu donc ?
– Je vais faire un tour du côté de la ferme des Trois Chênes.
– Ah ! et qu’est-ce que tu veux y, faire, gars ?
– J’ai idée que la fillette à Jean Féru, le fermier, me trouve à son goût.
– C’est possible, grommela Martin l’Anguille ; mais comme Jean Féru a du bien et qu’il pourra peut-être donner quatre ou cinq cents francs en beaux écus à la fille elle ne sera pas pour toi.
– À savoir, dit Martinet.
– C’est tout su, dit brutalement le père.
– La Madeline estime tête chaude ! ce qu’elle veut, elle le veut bien ! je l’enlèverai et nous nous en irons dans le Val, ou bien encore de l’autre côté de la Loire. Alors faudra bien que Jean Pierre consente !
– Ce que tu dis là est mal, murmura le petit Nicolas. Mais son père lui allongea une taloche :
– Mêle-toi donc de ce qui te regarde, affreux gamin ! lui dit-il. Et toi, le gars, fais ce que tu voudras. Après ça nous aurions tout de même besoin d’une femme à la maison.
Martinet s’en alla, tirant de son côté, comme avaient fait les deux frères, et Martin l’Anguille resta seul avec son fils Nicolas.
Ce dernier était tout tremblant.
C’était une nature nerveuse, délicate, impressionnable et fort bonne au fond, car elle avait résisté jusque-là aux exemples déplorables de son père et de ses frères.
– Mais, père, dit-il encore, savez-vous bien que ma mère avait raison tout à l’heure.
– Raison, de quoi ?
– Les gardes, les gendarmes, tout cela s’entend contre vous, depuis quelque temps.
– Oui, mais je suis un bon gibier de change. N’aie pas peur… ils ne me pinceront pas.
– Tenez, père, reprit Nicolas d’une voix suppliante, si vous m’en croyez…
– Eh bien ?
– Nous retournerions à la maison.
– Marche, bandit, ou je te casse la crosse de mon fusil sur le dos ! répondit durement le braconnier.
La lune tamisait sa clarté à travers le feuillage et resplendissait sur la neige. Tout à coup Martin l’Anguille s’arrêta :
– Tiens ! dit-il, connais-tu ça ?
Et il montrait à son fils de larges, empreintes sur la neige.
– C’est un piquet de chevreuil, répondit l’enfant.
– Aussi vrai que tu es un fin braconnier et moi un imbécile ! répondit dédaigneusement Martin l’Aguille. Ne reconnais-tu donc pas les foulées d’un cerf ?
– L’enfant se pencha avec curiosité. Alors Martin l’Anguille, qui tenait à faire l’éducation de son fils, lui dit :
– La foulée est profonde et bien marquée ; le pied est rond et gros ; c’est un cerf de passage. Il n’est pas de ces cantons ; je crois bien qu’il vient des forêts d’Orléans ou de Montargis. Mais comme ses allures ne sont pas régulières et que le pied de derrière est à côté de celui de devant ce n’est pas un vieux six-cors ; c’est un cerf à sa deuxième tétée tout au plus.
Nous allons le suivre, je parie que nous le trouverons à la reposée avant un quart d’heure. La trace du cerf se continuait sur la neige, traversant les taillis et les petites futaies de sapin, qui sont très nombreuses en Sologne.
Martin et son fils cheminaient toujours.
Le premier, qui avait coulé deux balles mariées dans son canon gauche et une balle franche dans son canon droit, s’arrêta tout à coup.
– Qu’avez-vous, père ? demanda Nicolas.
– J’ai entendu du bruit, il me semble.
Et le braconnier se coucha, l’oreille contre terre pour mieux écouter.
– C’est le vent, dit-il enfin en se relevant. Il n’y a personne en forêt… Les gardes trouvent qu’il fait trop froid, et les gendarmes sont couchés.
Les allures du cerf devenaient plus irrégulières encore et l’animal paraissait fatigué, à en juger par la profondeur de ses empreintes.
Martin l’Anguille s’arrêta encore.
– Tiens, dit-il à son fils en lui montrant un fourré de broussailles devant lequel s’ouvrait une étroite éclaircie, pour sûr le cerf est là-dedans. J’ai mon plan. Je vais aller de l’autre côté du buisson et je me posterai.
– Bon !
– Toi, tu vas rester ici. Tu prendras deux cailloux et tu les frapperas l’un contre l’autre en marchant droit sur moi.
– Oui, père, répondit l’enfant, chez qui l’intérêt de cette chasse dominait momentanément les répugnances que lui inspirait le métier de braconnier.
Martin se glissa le long des arbres jusqu’à l’endroit indiqué et s’accroupit au bord du gros buisson qu’il jugeait renfermer le cerf.
Muet, immobile, le fusil à l’épaule, le doigt sur la détente, il attendit.
Alors l’enfant marcha droit sur le buisson en faisant claquer ses cailloux et criant de temps en temps : Are ! are ! are !
Martin ne s’était pas trompé.
Le cerf était dans le buisson ; au bruit, il se dressa inquiet, hésita un moment, car, ainsi que l’avait jugé le braconnier, c’était un cerf de passage et qui était épuisé de fatigue ; puis il bondit hors du buisson et s’arrêta de nouveau, en pleine clairière, cette fois la tête haute, prêt à affronter le danger.
Il était en pleine lumière, à soixante mètres du braconnier.
Martin pressa la détente, le coup partit ; le cerf fit un bond prodigieux et retomba mort. La balle franche l’avait frappé au cœur.
Mais comme le braconnier joyeux s’élançait sur sa victime, un pas précipité retentit sous bois et Martin vit apparaître le tricorne d’un gendarme au clair de lune.
– Ah ! cette fois, Martin l’Anguille, cria le gendarme, il fait assez clair pour qu’on te reconnaisse.
Martin voulut prendre la fuite et cria :
– Sauve-toi ! petiot ! Le gendarme le poursuivit :
– J’ai ordre de t’arrêter, continua le gendarme et tu iras finir ta nuit dans la prison de Romorantin.
Martin courait toujours ; mais le gendarme était jeune, agile, et connaissait parfaitement la forêt.
– On t’a pourtant prévenu, continua le gendarme qui gagnait du terrain, mais tu es incorrigible !… tu auras tes six mois de prison… En courant, Martin fit un faux pas, donna tête baissée contre un tronc d’arbre et tomba.
– Ah ! canaille ! murmura-t-il, imputant au gendarme le mal qu’il venait de se faire. Son front s’était ouvert et le sang en coulait.
– Rends-toi ! cria le gendarme en arrivant sur lui. Mais le braconnier qui n’avait pas lâché son fusil dont le canon gauche était toujours chargé, aveuglé par le sang, ivre de rage et de douleur, répondit :
– Tiens ! voilà comme je me rends !
Et il épaula et fit feu presque à bout portant sur le gendarme, qui tomba à son tour comme était tombé le pauvre cerf.