IIIl y a quarante ans, la Sologne était un pays tout à fait sauvage.
On n’avait encore rien défriché ni assaini.
Sous les ajoncs dormait une eau bourbeuse ; les bois qui se succédaient sans interruption ne laissant à découvert çà et là que de maigres landes de terre sablonneuse et improductive.
Les hameaux étaient clairsemés ; les villages situés à de grandes distances les uns des autres ; les communications difficiles, pour ne pas dire impossibles.
La population, chétive et malaisée, avait grand mal à vivre.
Le fermier ne se tirait d’affaire qu’en ne payant pas ses fermages.
Le paysan braconnait au fusil, au collet, avec toutes sortes d’engins, et personne n’y trouvait à redire.
Le braconnage était passé, en Sologne, depuis 1789, à l’état de profession avouée, et quelle profession, grand Dieu ! Le gibier assez bon marché quand il arrivait dans les villes, se payait un morceau de pain à celui qui le prenait.
Un de ces industriels qu’on nomme dans le centre poulaillers et qui font le commerce des œufs, du beurre et des volailles, parcourait les campagnes, les fermes, les huttes de charbonniers et de bûcherons, et payait un lièvre de dix-huit à vingt-cinq sous, un perdreau rouge six sous, un gris quatre ou cinq.
Il donnait une livre de poudre pour un chevreuil. Le braconnage était donc un moyen d’existence à peu près avéré, et les quelques grands propriétaires de Sologne, qui étaient chasseurs, ne songeaient même pas aux moyens de le réprimer, lorsque le préfet du Loir-et-Cher fut changé à peu près à la même époque où M. le marquis de Vaux champs fut nommé député.
Tout cela se passait sous la Restauration, et tout au commencement.
Le nouveau préfet, M. de B…, était chasseur, et très à cheval sur les privilèges de chasse ; le marquis de Vaux champs, qui avait une terre considérable en pleine Sologne, entre Romorantin et Salbris, avait une haine violente du braconnage.
Le préfet et le député s’entendirent ; en moins d’un an, toutes les brigades de gendarmerie furent doublées, tous les gardes champêtres et forestiers, destitués et remplacés par des gens étrangers au pays.
Le tribunal de Romorantin entra dans la confédération et se montra sévère ; les pauvres Solognots furent traqués, condamnés.
On confisqua les fusils ; il y eut de la prison pour les récidivistes.
Dans un pays méridional, il y eût eu des révoltes à main armée ; mais le Solognot à la fièvre, il est doux et inoffensif.
Les plus enragés braconniers se soumirent un à un ; et il n’en resta bientôt plus qu’un très petit nombre.
Mais à l’époque où commence cette histoire, il en était quelques-uns encore qui bravaient toute autorité, et, de ce nombre, le plus hardi, le plus enragé, et celui qui, bien que Solognot de naissance, paraissait appartenir à une toute autre race, par la violence et l’irascibilité de son caractère, Martin l’Anguille.
D’où venait ce surnom bizarre ?
Martin habitait avec sa femme et ses cinq enfants une horrible hutte en torchis, couverte de branches de sapin, en guise de toit, en plein bois, au bord d’un étang qu’on appelle la mare aux Ragots.
Dans cet étang d’où s’exhalaient, en automne, de pestilentielles émanations, les anguilles étaient assez communes, et pendant bien longtemps le braconnier Martin avait joint à sa première industrie celle de pêcheur et on avait fini par lui donner le nom du poisson qu’il capturait.
Martin était un homme de petite taille, mais fort, trapu, énergique.
Basané comme un maure, l’œil noir, les dents aiguës et blanches comme un carnassier, il avait une beauté sauvage sous ses haillons.
Sa maison, un bout de champ, quelques nippes et le produit du braconnage de forêt et d’eau, c’était tout ce qu’il possédait.
Il s’était marié à vingt ans, avec une femme plus âgée que lui et qui était devenue aveugle.
Martin avait eu cinq enfants, quatre fils et une fille.
La fille était l’aînée.
À douze ans, pleine de courage, elle s’en était allée dans le Val où les fermiers sont plus aisés, se louer comme gardeuse d’oies.
Les quatre, garçons étaient restés au logis, vivant de la vie du père, c’est-à-dire braconnant le gibier et le poisson, allant avec lui le dimanche jusqu’à Salbris, où ils buvaient et se querellaient dans les cabarets.
Ils étaient jumeaux deux par deux.
Martinet et Martin avaient alors seize ans ; Jacques et Victor quatorze.
Ce dernier restait souvent à la maison, prenait soin de la mère aveugle et faisait la soupe. Il était plus doux que ses frères et disait bien souvent :
« En place de courir les bois, est-ce que nous ne ferions pas mieux de travailler notre champ et d’aller en journée dans le Val ! »
À quoi les frères répondaient par des injures et le père par un coup de pied. Martin-l’Anguille souriait même parfois :
« Si je n’avais pas vu naître le garçon, je croirais qu’il est le fils d’un garde ou d’un gendarme !
– Il est bien à toi, répondait la femme aveugle ; seulement, il a plus de bon sens que vous tous. »
Un soir de novembre, que la querelle recommençait sur ce point, Martin prit son fusil et dit à ses fils :
– Il a neigé la nuit dernière. J’ai connaissance d’une biche et de son faon ; nous les suivrons au pied jusqu’à leur viandis. Il y a longtemps que nous n’avons fait un coup de fusil sur de gros gibier.
– Eh ! mon homme, dit la femme aveugle, tu as déjà eu deux procès cet été ; tu sais bien que M. Sober, le garde-chef, t’a dit que si on te reprenait, tu irais en prison…
– Eh bien ! répondit le braconnier, les enfants te resteront pendant que je mangerai le pain du Gouvernement. Venez les gars !
– Je n’y vais pas, dit Nicolas.
– Tu viendras, brigand ! s’écria Martin l’Anguille en levant la crosse de son fusil sur son fils. Vas-tu pas renier le métier de ta famille à présent !
Et il le poussa rudement dehors, le forçant à marcher devant lui.
La neige couvrait la terre, et il faisait ce qu’on nomme vulgairement un froid de loup.
Le ciel était clair et la lune y brillait de tout son éclat.
– Nous y verrons tirer comme en plein jour, dit Martin l’Anguille en s’engageant le premier dans un petit sentier qui courait sous bois.
Lui seul avait, en apparence du moins, un fusil.
C’était une arme de gros calibre à deux coups.
Mathieu et Martinet, les deux aînés, avaient eux, quelque chose d’entortillé sous leur blouse. C’était ce classique fusil brisé en trois morceaux, à peu près dis par aujourd’hui, mais dont les braconniers se sont servis bien longtemps.
Jacques et Nicolas, les deux plus jeunes fils, avaient spécialité des collets.
Le premier surtout excellait à courber une branche d’arbre sur le passage d’un chevreuil. Quant à Nicolas, le métier ne lui plaisait guère, car il n’en savait pas moins panneauter les lièvres et les lapins et construire le piège ingénieux de l’abreuvoir où se prennent si sottement les bécasses.