CHAPITRE III - Les lubies de Chandos-1

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CHAPITRE III Les lubies de ChandosTOUT EN MARCHANT, ON AVAIT ÉCHANGÉ PLUS D’UNE CONFIDENCE.La journée s’écoula sans qu’on revît les dames. Selon l’usage de ces climats accablants, elles restaient enfermées toute l’après-midi. M. Gloaguen profita de sa solitude pour écrire quelques lettres et lire deux ou trois chapitres de sa grammaire sanscrite, tandis que Paul-Louis, sous la conduite de Chandos, visitait les docks et les principaux établissements industriels de Calcutta. Les deux cousins s’entendaient à merveille et faisaient déjà une paire d’amis quand ils rentrèrent de leur promenade. Tout en marchant, on avait échangé plus d’une confidence. « Est-ce que vous vous appelez Crusoé, comme votre père ? avait demandé Paul-Louis que ce détail intriguait. – Assurément oui, répondit Chandos en rougissant un peu. C’est un prénom qui est pour nous un véritable nom de famille… Nous descendons en droite ligne du fameux voyageur. – Quel fameux voyageur ? fit Paul-Louis tout surpris. – Eh bien, Crusoé Robinson, ou comme on dit plus communément Robinson Crusoé, répliqua le jeune garçon en rougissant de plus belle. Ne connaissez-vous pas ses aventures ? – Certes, je les connais ! mais je dois vous avouer que je les ai toujours considérées, avec presque tout le monde, je pense, comme purement imaginaires. – Oui, c’est l’opinion courante, mais elle n’en est pas plus fondée ! s’écria Chandos avec animation. Si l’on conteste que Robinson Crusoé ait existé, pourquoi admettre que Nabuchodonosor, Richard Cœur de Lion ou Christophe Colomb aient jamais vécu ? L’un n’est pas plus raisonnable ni plus absurde que l’autre. Ni vous ni moi n’avons vu le roi de Ninive, en chair et en os, plus que nous n’avons vu l’illustre naufragé. Tout ce que nous savons d’eux, c’est ce que nous en disent les traditions et les livres. Et quelles traditions, quel livre portent mieux le cachet de l’authenticité littérale que l’histoire de Robinson ? Est-ce qu’un individu doué de raison peut lire cet admirable récit, tel qu’il nous a été transmis par Daniel de Foë, sans sentir que ces choses-là ne s’inventent pas, que cet homme a bien réellement respiré, traversé les épreuves qu’il raconte, écrit le journal de ses voyages ?… D’ailleurs, ce n’est pas sur une simple impression littéraire que repose ma conviction. C’est sur une tradition de notre famille et sur de véritables preuves matérielles. Sur ce nom de Crusoé Robinson, d’abord, que nous portons de-père en fils depuis plusieurs générations. Puis, sur le fait que nous sommes originaires du comté d’York comme notre grand ancêtre et que nous sommes les seuls dans le comté à nous appeler Robinson. Chose singulière, en effet, quoique ce nom soit très répandu dans toute l’Angleterre, en Yorkshire il n’y a que nous à le porter, et, je le répète, nous le portons toujours avec celui de Crusoé, – que la relation de De Foë n’a jamais donné comme le véritable nom de famille. Il dit en propres termes que le nom le plus usité était celui de Robinson. – C’est en effet assez curieux, mais de là à admettre une filiation rigoureuse !… – Eh ! oui, cela vous semble hasardé. Mais qu’est-ce qui ne l’est pas en matière d’histoire et de généalogie ! Il y a là une question de sentiment dont on peut rire, mais qui a sa valeur, croyez-le bien. Pour moi, je vous assure que je me sens l’arrière-petit-fils de Robinson, et que rien ne m’ôtera cette conviction. Je partage toutes ses idées, ses goûts, j’ai ses défauts, sa passion des voyages. Je l’aime et je le révère comme un grand-papa qui m’aurait fait sauter sur ses genoux. Quand je parcours le premier volume de son histoire, il me semble que je relis la confession de mes propres pensées. Et même,– vous le dirai-je, – je suis certain que je lui ressemble physiquement. J’ai dans ma chambre une vieille gravure du XVIIIe siècle qui le représente au moment où il fait part à son père de ses projets de voyage ; je vous la montrerai, et vous me direz si ce n’est pas tout mon portrait !… – Mais enfin, s’écria Paul-Louis, vous n’ignorez pourtant pas quelle est au sujet de Robinson la tradition généralement reçue ? C’est l’histoire d’un matelot écossais nommé Selkirk, et jeté par un naufrage sur l’île Juan-Fernandez, que Daniel de Foë passe pour avoir visitée. – Oui, je sais que cette tradition littéraire est fort accréditée. Mais sur quoi repose-t-elle, après tout ? Simplement sur le fait qu’un certain Selkirk paraît avoir existé, et, qui plus est, avoir fait naufrage à la fin du XVIIe siècle. De cette coïncidence on a conclu à une identité… Mais jamais De Foë n’a fait la moindre allusion à ce Selkirk, et peut-être n’en avait-il même pas entendu parler. Son héros n’est pas un simple matelot ni un Écossais, c’est un jeune Anglais, de famille aisée, qui a reçu une éducation à peu près complète et qui a la passion des voyages. Et, je le répète, non pas un jeune homme quelconque, mais un enfant d’York, né à une certaine date, portant un nom spécial et tout à fait particulier à la ville d’York. Pourquoi ce qui est arrivé à Selkirk ne serait-il pas arrivé aussi bien à Robinson Crusoé ? Et qui nous assure même que ce Selkirk ait jamais vécu ?… En tout cas, Robinson et lui ne seraient pas les seuls qui aient jamais fait naufrage, puisqu’il se perd chaque année sept à huit mille navires de tout tonnage, d’après les statistiques du Bureau Veritas et du Lloyd que j’ai lues dans le Times. » Paul-Louis aurait eu encore plus d’une objection à faire à ce singulier plaidoyer. Mais il en comprit la parfaite inutilité, et, à demi entraîné lui-même par la conviction de son jeune interlocuteur, il entra dans sa fantaisie. « Comment vous expliquez-vous cette filiation que vous revendiquez ? lui demanda-t-il. Robinson Crusoé ou Crusoé Robinson avait donc laissé des enfants ? – Assurément, répliqua Chandos. Il le dit en propres termes à la fin du dernier volume de son histoire, – ou du moins du dernier volume qui nous soit parvenu. Car vous ne doutez point, n’est-ce pas, que cette histoire ait eu une suite ?… – Une suite ? – Évidemment. Le récit que nous possédons s’arrête après le quatrième voyage de Robinson, quand il est rentré en Yorkshire et y vit tranquillement avec ses enfants. Or, suivez bien mon raisonnement : Si nous avions affaire à un roman, cette fin serait absurde. Un homme de génie comme de Foë, – car il faudrait du génie pour inventer une histoire pareille, – ne se serait jamais contenté d’un dénouement aussi plat et aussi illogique. Avoir des aventures semblables, être possédé de la manie des voyages au point de repartir à quatre reprises différentes pour aboutir à finir bourgeoisement dans ses pantoufles, à York ! Cela n’a pas le sens commun. Si ce récit était une fiction, l’auteur aurait nécessairement suivi son système jusqu’au bout. Il nous aurait montré un Robinson finissant par mourir victime de son humeur vagabonde, et périssant misérablement après avoir eu tant de fois en main le bonheur assuré… Je dis donc que cette fin même prouve de deux choses l’une : ou bien que nous n’avons pas toute l’histoire de Robinson, et qu’il existe ou a existé quelque part, en manuscrit, un cinquième livre de ses mémoires, relatant ses dernières aventures ; ou bien que cette fin n’a jamais été écrite par la raison qu’on n’a jamais su comment a fini Robinson, – ce qui lui ressemblerait assez. – L’hypothèse est hardie mais spécieuse, dit Paul-Louis en riant de la rigueur apparente de ce dilemme. – Eh bien ! reprit Chandos fouetté par cette approbation, voyez l’enchaînement des faits ! 1° Il n’y a qu’une famille Robinson Crusoé ou Crusoé Robinson dans tout le Yorkshire, et l’illustre voyageur était précisément originaire de ce comté ! 2° Il dit expressément qu’il s’y est marié et y a laissé des enfants déjà grands avant le dernier de ses voyages dont nous avons la relation. 3° Il déclare y être rentré en 1705, à l’âge de soixante-douze ans, et là s’arrête ce que nous savons de lui… N’y a-t-il pas dans tout ceci plus de motifs qu’il n’en faut d’admettre, d’une part, que sa famille s’est continuée en ligne directe dans le comté, et, de l’autre, que lui-même a eu une fin mystérieuse ? Car enfin un homme aussi extraordinaire ne disparaît pas, surtout dans une ville de province, sans que sa mort fasse quelque bruit… S’il y était décédé de sa fin naturelle, on le saurait !… – Tout cela est fort bien déduit, fit Paul-Louis, en riant de plus belle. Il n’y a que la base qui manque. Prouvez-moi que le héros de Daniel de Foë a existé !… – Et prouvez-moi que le soleil brille ou qu’il y a jamais eu une bataille de Bouvines ! » répliqua gaiement Chandos. Il était habitué à se voir contester sa fantaisie favorite et ne s’en étonnait pas. « D’ailleurs, ce n’est pas d’hier que je m’occupe de cette question, reprit-il. Avec la permission de mon père, que ma manie amusait, j’ai écrit l’an dernier à l’archevêque d’York, pour lui demander de vouloir bien faire relever sur les registres paroissiaux de la ville les actes de naissance et de décès de la famille Robinson Crusoé. Eh bien ! il a été impossible de trouver un acte de décès pouvant se rapporter au fameux Robinson ! – Cela semblerait indiquer qu’il n’est jamais mort, ou plutôt qu’il n’a jamais vécu… – Pas le moins du monde ! Cela prouve tout au plus qu’il n’est pas mort à York… – Et son acte de naissance ? Voilà un document qui serait précieux !… – On ne l’a pas retrouvé, dit Chandos assez penaud. Mais ce n’est pas décisif. Car les actes étaient fort mal tenus à cette époque, et, d’ailleurs, un incendie a détruit, en 1680, les registres de l’église de Saint-Pancras, qui était probablement sa paroisse. – De telle sorte qu’au total on n’a ni son acte de naissance ni son acte de décès, résuma Paul-Louis. Voilà un état civil bien insuffisant ! – Oui, mais, en revanche, nous avons toute la série des Robinson Crusoé ou Crusoé Robinson depuis le commencement du XVIIIe siècle jusqu’à mon père. La filiation est directe et sans interruption. Il n’y a pas d’autre famille portant ces deux noms dans toute l’Angleterre. Il est donc hors de doute que, si le grand Robinson a existé, il était de nos ancêtres, et pour mon compte, je trouve cette descendance beaucoup plus vraisemblable que la plupart des généalogies inscrites au Peerage. – Amen ! » fit Paul-Louis, que ses habitudes parisiennes ne portaient pas à donner une grande importance à ces questions toujours problématiques. . Le soir, au salon, il voulut hasarder à ce propos une très innocente plaisanterie ; mais il vit tout de suite à l’air de miss Florence qu’elle partageait pleinement sur ce point spécial les opinions très arrêtées de Chandos, et il n’insista pas. « Après tout, se dit-il, qu’ils descendent de Sindbad le marin, si cela peut leur faire plaisir ! Je n’y vois pas le moindre inconvénient. » Miss Florence s’était d’ailleurs montrée fort affable pour son cousin, et dès le premier moment l’avait mis à l’aise. Selon les habitudes de la conversation britannique, qui suit en pareil cas une sorte de routine immuable, elle le questionnait sur ses goûts, ses plaisirs ordinaires : « Vous aimez jouer au cricket ? – Je dois vous avouer que je ne connais pas ce jeu. – Et au lawn-tennis ? – Pas davantage. – Et au polo ? – Je ne sais pas seulement ce que c’est. – Ah ! dit Florry un peu déconcertée. Vous êtes peut-être un amateur de chasse à courre ? – Ma foi, je dois vous avouer que je n’en ai jamais vu. – Mais vous montez à cheval, j’espère ? – Hum !… Je monte tant bien que mal, mais c’est sans prétention, je vous assure. » Florry se creusait la tête pour trouver un délassement familier à Paul-Louis. « Ah ! il y a la danse ! fit-elle. Tous les Français savent danser. Sûrement vous aimez la valse et la polka ? – La vérité m’oblige à avouer que je suis un pitoyable valseur. Une polka, je m’en tire encore : mais, pour la valse ou le quadrille, bonsoir ! j’embrouille tout. » Florry s’avoua vaincue et n’insista pas. Un garçon qui ne savait jouer ni au cricket, ni au lawn-tennis, ni au polo, – qui ne montait pas à cheval, – qui ne dansait pas, – à ses yeux cela n’existait plus, en tout cas c’était à peine un gentleman. Élevée dans le milieu brillant et frivole de la société officielle à Calcutta, qui exagère tous les travers du monde britannique en y ajoutant ceux du monde parisien et du monde créole, Florence Robinson ne voyait dans la vie qu’une perpétuelle succession de fêtes et de plaisirs. Courir à cheval ou en voiture à des garden-parties, à des thés de cinq heures, à des pics-nics, à des bals, à des déjeuners sur l’herbe, aux régates, aux courses, à la chasse, à la pêche, à cette infinie variété de délassements imaginés par une société opulente et désœuvrée, – tel lui paraissait le but de l’existence. Elle ne concevait pas qu’on pût être étranger à l’A B C de ce métier tout spécial. De son côté, Paul-Louis avait eu le malheur de perdre sa mère quand il n’était encore qu’un enfant, et sa studieuse adolescence, passée aux côtés d’un père que ses travaux personnels absorbaient entièrement, n’avait guère connu les plaisirs du monde. Tout au plus lui était-il arrivé cinq ou six fois en sa vie de pénétrer dans la famille d’un de ses camarades d’école, et ces camarades appartenaient pour la plupart aux rangs les plus modestes de la bourgeoisie. Aussi avait-il, sur le rôle et la fonction des mères, des sœurs et des cousines, des idées que miss Florence Robinson aurait qualifiées de barbares, s’il lui avait été donné de les connaître. Il croyait fermement que la surveillance du ménage et les soins de la lingerie domestique étaient ici-bas la mission historique de la femme. S’il lui arrivait d’aventure de songer à l’époque encore lointaine sans doute où il existerait une madame Paul-Louis Gloaguen, toujours il se la représentait modestement occupée à faire des confitures ou à broder pour son mari une belle paire de pantoufles. Cette conception n’était peut-être pas des plus sottes, et nous ne craindrons pas de déclarer que les idées de Paul-Louis à cet égard nous paraissent assez raisonnables. Un pot de confitures authentiques a du bon, par ce temps de chimie à outrance. Des pantoufles dont chaque point représente une pensée affectueuse et tendre sont une chaussure très douce au pied, quand on rentre au logis après ses affaires. Quoi qu’il en soit, ces idées n’étaient pas celles du monde où M. Gloaguen et son fils venaient de se trouver jetés. Même à l’époque reculée où son mari n’était que simple lieutenant, mistress O’Molloy ne se souvenait pas d’avoir jamais collaboré activement à la confection d’un pudding. Quant à Florence, qui avait grandi dans le faste d’un palais indien, elle ne soupçonnait même pas qu’une telle chose fût possible : n’y avait-il point autour d’elle vingt domestiques empressés à la servir, chacun investi d’une fonction spéciale et ne s’en écartant jamais ? Le cuisinier indigène de la maison aurait été étrangement surpris et même scandalisé si la jeune fille s’était avisée d’envahir son domaine. Les officiers de l’armée britannique, au moins dans les colonies, sont rémunérés avec une magnificence qui explique ces habitudes. Leurs femmes et leurs filles forment dans les villes de l’Hindoustan un monde à part, qui daigne à peine frayer avec les fonctionnaires civils et mène une vie continuelle de fêtes. Dans le tourbillon qui emporte ce monde brillant et léger, les préoccupations familiales occupent naturellement une place des plus restreintes. Enfin, les mœurs de la société anglaise comportent pour les jeunes filles une somme de liberté beaucoup plus grande que les nôtres. Admises à partager tous les délassements de leurs frères, à les suivre à la chasse, à lutter avec eux d’agilité, d’adresse et même de vigueur, elles en viennent naturellement à dédaigner comme indignes d’elles les joies plus modestes des jeunes Françaises. Ces considérations expliquent pourquoi Florence et Paul-Louis ne se trouvèrent pas tout d’abord au même diapason. La jeune fille apparut à son cousin comme une personne plus excentrique que séduisante. Il prit son aisance et sa liberté de manières pour de la sécheresse, et ses goûts un peu virils pour des affectations. Elle, de son côté, incapable d’apprécier ou plutôt de démêler les qualités sérieuses et solides qui faisaient le fond du caractère de Paul-Louis, elle le jugea fort peu intéressant et se mit à son piano après avoir adressé quelques mots aimables à son petit singe Raki. C’était un ouistiti de la race naine, à peine grand comme un écureuil, et qui croquait des amandes du matin au soir, tranquillement assis sur son perchoir de bambou, quand il n’était pas sur les genoux de sa jeune maîtresse. Miss Florence raffolait de cette jolie bête, au point de ne la confier aux soins de sa femme de chambre que pour sortir, et de lui faire habiter son propre appartement. Raki lui rendait d’ailleurs cette affection et ne manquait jamais de verser des larmes et de grincer des dents aussitôt que la jeune fille mettait son chapeau pour quitter la maison. Mistress O’Molloy était déjà en conférences d’affaires avec M. Gloaguen. Il fallait bien qu’elle s’en occupât, expliquait-elle, puisque le major lui laissait ce soin, pour s’en aller à son club. À demi couchée sur un fauteuil de bambou, elle s’était installée avec son hôte dans une de ces grandes fenêtres à rotonde vitrée, qu’on appelle en pays anglais bay windows, et qui sont presque toujours des recoins favoris. Celle-là s’ouvrait sur le parc qui s’étendait derrière le pavillon, comme sur un féerique décor de figuiers d’Inde, de sycomores et de palmiers. Une brise tiède s’était levée avec les étoiles, et, faisant onduler doucement la cime des arbres, prêtait une harmonie à la solitude noire des masses de verdure. Mais la bonne dame, habituée de longue date à ces magnificences de la nature tropicale, ne leur donnait pas la moindre attention. Elle s’était jetée à corps perdu dans les confidences, heureuse de trouver en M. Gloaguen une oreille complaisante. « Le pauvre colonel est mort dans des circonstances tout à fait mystérieuses, disait-elle à demi-voix. Comme il le marque dans son testament, il avait déjà été, depuis quelques mois, l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat qui sont restées inexpliquées… À la vérité ce n’est pas chose bien rare dans cet affreux pays, où nous marchons tous, on peut le dire, sur un sol miné par les haines et les vengeances les plus féroces !… Mais ce qu’il y avait de particulier dans les tentatives de meurtre dont le colonel Robinson a fini par être victime, c’est qu’elles étaient d’une nature exceptionnelle et tendaient toujours au but par des moyens détournés. Il ne lui arrivait pas, comme à tant d’autres officiers anglais, de recevoir une balle à la chasse ou un coup de poignard au détour d’une allée. Jamais un étrangleur ne s’était jeté sur lui et n’avait essayé de l’étouffer dans son sommeil. Jamais non plus un de ces poisons végétaux, si nombreux et si terribles, dont tous les Hindous savent le secret, n’avait été mêlé à ses aliments. Mais un jour, comme il se baignait dans l’Hougly, il avait manqué être dévoré par un caïman manifestement apporté là dans ce but, car jamais on n’en avait signalé sur cette côte… Une autre fois, comme il visitait les ruines de Ferore dans la plaine du Delhi, tout un pan de muraille s’abattit sur lui, et c’est par un miracle qu’il ne fut pas écrasé comme une feuille d’arbre… Deux mois plus tard, traversant en palanquin la forêt d’Etmaddaolah, il allait sûrement être précipité avec ses porteurs dans un piège à éléphants, un véritable gouffre creusé en travers du chemin et soigneusement recouvert de gazon : – la chute d’un autre palanquin qui venait en sens inverse et qui se jeta sous ses yeux mêmes dans le piège lui sauva la vie au prix de celle d’un autre…
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