CHAPITRE II - À Calcutta

3763 Words
CHAPITRE II À CalcuttaCHANDOS PERDANT L’ÉQUILIBRE…Vingt-cinq jours plus tard, MM. Gloaguen père et fils arrivaient à Calcutta à bord du Sérapis. Leur programme ne s’était que très partiellement réalisé. À la vérité, l’un avait vu en Égypte les glorieuses Pyramides et le musée de Boulaq, récemment enrichi des sarcophages de trente-deux pharaons inédits ; l’autre avait pu, fort à son aise, examiner le canal de Suez, mesurer la pente de ses berges et calculer le travail des dragues puissantes qui luttent incessamment contre l’envahissement des sables du désert. Mais, dès leur débarquement à Alexandrie, ils avaient dû constater qu’à moins de donner un mois entier à leur visite des antiquités égyptiennes, force leur était de profiter sans délai du départ de la malle anglaise ; et comme il n’entrait pas dans les plans de Paul-Louis de consacrer plus de quatre-vingt-dix jours pleins à tout le voyage, – il tenait à rentrer à Paris en novembre pour suivre les cours de l’École des ponts et chaussées, – son père avait renoncé à s’arrêter plus de quarante-huit heures dans les États du khédive. « Ce sera déjà un beau tour de force de visiter, dans le temps si court qui nous restera, les principaux monuments de l’Inde ! » avait-il dit. Et l’on avait pris passage sur le steamer anglais. Après une traversée rapide de cette fournaise qui s’appelle la mer Rouge, et le golfe Persique franchi tout d’une haleine, Ceylan s’était montrée dans sa luxuriante parure d’arbres géants ; la péninsule indienne avait été doublée et remontée ; treize jours après avoir quitté Aden, le Sérapis avait reconnu le bateau-fanal qui annonce les bouches du Gange, et pris à son bord le pilote qui devait le guider au milieu des Sandheads, ces immenses bancs de sable que le fleuve sacré projette dans le golfe du Bengale. La grande île de Sangor s’était profilée sur les eaux. Le sémaphore de Diamond-Harbour avait indiqué l’embouchure de l’Hougly. Et, pendant quinze heures, on avait remonté le fleuve au milieu d’une double file de navires de tout tonnage et de tout pays, qui gagnaient le port ou s’envolaient vers le large. Enfin, au point du jour, le regard des voyageurs, las d’errer sur les côtes basses et à demi noyées qu’ils longeaient depuis vingt-quatre heures, avait vu s’élever lentement, derrière une forêt de mâts, bordée d’une immense esplanade, la ligne majestueuse des palais de Calcutta. Il était six heures du matin, et le soleil inondait de ses nappes d’or les moindres détails de ce panorama sans rival, quand le Sérapis releva son amarre et s’arrêta. Le steamer n’avait pas encore exhalé de ses poumons de fer son dernier soupir de vapeur et de fumée, que déjà une flottille d’embarcations resserrait son cercle autour de lui. C’étaient des bateaux chargés de fruits et de fleurs, des chalands de portefaix, des entassements de parents et d’amis empressés de souhaiter la bienvenue à ceux qu’ils attendaient, – une confusion de turbans blancs, d’étoffes claires, de peaux cuivrées, de cris assourdissants. Au loin, les quais fourmillant d’une foule bigarrée, des voitures et des palanquins mêlés dans un pittoresque tumulte, et comme cadre à ce tableau, un feu d’artifice de dômes, de clochers, de colonnes, de minarets surgissant des masses de verdure. M. Gloaguen et Paul-Louis, accoudés au bastingage près de la coupée, contemplaient avec curiosité le spectacle toujours amusant de cette prise d’assaut d’un steamer qui arrive. Leur attention se porta bientôt sur un petit canot manœuvré avec une adresse consommée par un jeune garçon de treize à quatorze ans, et qui allait accoster le vapeur directement au-dessous d’eux. Cet enfant n’appartenait évidemment pas à la classe des commissionnaires et des porteurs, si nombreuse en ce moment autour du navire. Il était vêtu de toile blanche, mais à l’européenne, et avec une élégance sans prétention. Son teint frais et rose disait du reste que, s’il était né dans l’Inde, c’était de parents non indigènes. Précisément, au moment où Paul-Louis venait de le remarquer, le jeune canotier rangea ses avirons, d’un mouvement brusque, se dressa sur l’avant de son embarcation et, s’adressant aux deux voyageurs en faisant un porte-voix de sa main, cria en bon français : « Gentlemen, pourriez-vous me dire si vous avez à bord MM. Gloaguen père et fils ?… » Paul-Louis s’empressa de répondre en se nommant. Sur quoi le jeune garçon leva d’un geste joyeux son chapeau de paille, – découvrant ainsi, avec des cheveux du plus beau rouge, une physionomie fine et gracieuse, puis il cria : « Hourra ! Je suis Chandos Robinson !… Bonjour, mon oncle !… Bonjour, mon cous… » Il n’acheva pas. Un lourd bachot indigène, monté par un seul rameur et lancé à toute vitesse, venait de se jeter sur son léger canot et de le chavirer. Avant d’avoir pu seulement voir approcher le danger, Chandos, perdant l’équilibre, était tombé à l’eau. Un double cri d’horreur de M. Gloaguen et de son fils, un concert d’imprécations autour du maladroit ou du mécréant qui, sans même s’arrêter un instant, s’éloignait à toutes rames ; – et l’on ne vit plus que les cercles concentriques formés par l’eau noirâtre à la place où l’enfant venait de disparaître. Vaguement, comme dans un rêve fugitif, Paul-Louis avait distingué un torse cuivré, des membres d’athlète, et, sous le turban blanc du coupable, un grand nez hardi, une paire d’yeux étincelants, une expression de joie sauvage. « Un enfant à la mer !… Vite, des cordes, des bouées, des barres d’anspect !… » criait-on déjà. La nouvelle courut comme un éclair sur le pont du navire, on s’empressait, on se bousculait… Pouf !… la chute d’un corps décrivant une parabole et plongeant du haut de la coupée déchira l’air ensoleillé. C’était Paul-Louis qui se jetait à l’eau sans avoir même pris le temps d’ôter sa jaquette de voyage. Au même instant, la tête de Chandos émergea de l’eau, rieuse et bien vivante. « Ce ne sera qu’un bain supplémentaire, » disait-il en s’ébrouant comme un jeune poulain et nageant vers la muraille noire du steamer. Et là, s’emparant d’un câble qui pendait, sans daigner même arriver à l’escalier abaissé au ras de l’eau, il se hissa en vingt secondes jusqu’au niveau du pont et d’un saut retomba sur ses pieds. De son côté, Paul-Louis averti, quand il reparut, de l’heureuse issue de l’affaire, remontait tranquillement par l’échelle, au milieu des hourras et des applaudissements de tous les spectateurs de ce drame rapide. Les deux jeunes gens s’embrassèrent avec une cordialité toute naturelle. « Merci, mon cousin, et à charge de revanche, disait Chandos. Tiens !… j’ai perdu mon chapeau !… fit-il presque aussitôt. Holà ! marinier d’eau douce, repêche au moins mon couvre-chef !… » reprit-il en cherchant des yeux le rameur bronzé qui venait de causer tout cet émoi. Mais il était déjà loin, – trop loin pour qu’on pût l’atteindre ou même distinguer ses traits, sur lesquels retombait d’ailleurs un des bouts de l’étoffe blanche qui lui servait de turban. Venait-il de prendre cette précaution pour cacher ses yeux ou simplement pour les protéger contre l’éclat du soleil ? Il était malaisé de le dire. Mais la brutalité de toute sa conduite pouvait faire croire à une préméditation. Bientôt il se perdit dans le labyrinthe des navires à l’ancre. « Mon pauvre enfant, je vous ai bien cru mort ! disait M. Gloaguen en serrant son neveu dans ses bras. – Prenez garde, mon oncle, vous allez vous mouiller ! riposta gaiement Chandos. – Descendons dans ma cabine ; venez changer de vêtements, suggéra Paul-Louis. – Bah ! avec un soleil comme le nôtre !… Dans un quart d’heure je serai aussi sec qu’une allumette… Ah ! voilà mon chapeau !… Rien n’est perdu… Merci, mon brave, reprit Chandos en glissant une pièce de monnaie dans la main du matelot qui lui rapportait cette épave. Si vous vouliez maintenant vous charger de retourner mon canot, tout serait pour le mieux… » La légère embarcation flottait, en effet, le ventre en l’air comme un poisson mort. Mais le matelot, aidé d’un camarade, l’eut bientôt remise dans sa position normale, vidée et amarrée à l’escalier. Pendant ce temps, Paul-Louis était allé revêtir des habits secs. « Voilà une affaire faite ; je puis maintenant vous débarquer quand vous voudrez, si toutefois vous n’avez pas perdu toute confiance dans mes talents nautiques, dit Chandos en riant. – Nous en avons au contraire pris une excellente opinion, répondit M. Gloaguen. Mais il y a nos bagages… – Ne vous en inquiétez pas. J’enverrai un soldat pour s’en occuper. – Je ne sais trop où nous allons descendre… On m’a recommandé l’hôtel de la Couronne… – L’hôtel de la Couronne !… Mais, mon oncle, vous croyez donc que mistress Major O’Molloy vous laissera aller à l’hôtel ?… Rayez cela de vos papiers… J’ai oublié de vous dire !… c’est elle qui m’envoie. Elle est là-bas, sur le quai, à vous attendre avec Florry… Florry, c’est ma sœur, vous savez !… Tenez, voyez-vous cette voiture jaune avec une dame à cheval tout auprès ?… – Merci, mon cher enfant, je n’ai pas l’honneur de connaître cette dame, et je ne sais en vérité si je dois… – Mistress Major O’Molloy !… Oh ! n’ayez crainte, la connaissance sera bientôt faite !… D’ailleurs, sachez, mon oncle, qu’il est inutile de dire non. En entrant dans nos eaux, vous tombez sous son autorité dictatoriale. Et mistress Major O’Molloy n’entend pas raillerie sur l’obéissance passive !… – Vraiment ? fit M. Gloaguen en souriant. – Eh ! oui. C’est elle qui commande le régiment par intérim, reprit Chandos avec une pointe de malice qu’une légère moiteur de ses yeux vint aussitôt émousser, car ce mot lui rappelait la perte cruelle qu’il avait faite si récemment. Le major est à la parade : c’est même ce qui l’empêche d’être ici ce matin. Mais tout le corps des officiers sait bien que c’est chez mistress O’Molloy qu’il faut venir au rapport… – Alors il est inutile de songer à lui résister ? – Absolument inutile, mon cher oncle. Elle a déjà fait préparer votre appartement au quartier, et vous y ferait plutôt conduire entre quatre hommes et un caporal que de se résigner à perdre ses hôtes. – S’il en est ainsi, il ne reste évidemment qu’à capituler ! » fit M. Gloaguen en descendant l’escalier du steamer. Il se fut bientôt assis avec son fils dans le canot de Chandos, qui reprit bravement ses avirons et se dirigea droit au quai. Paul-Louis était émerveillé de l’assurance, de l’adresse et de la force de ce gamin aux cheveux rouges. Un batelier de profession n’aurait pu diriger plus habilement son embarcation au milieu de cette rade encombrée de navires, de chaloupes et d’amarres. Et, tout en ramant vigoureusement, Chandos ne cessait pas de bavarder, ni de donner derrière lui de fréquents coups d’œil au quai. « Voilà mistress Major O’Molloy et Florry qui agitent leurs mouchoirs ! » s’écria-t-il tout à coup. M. Gloaguen et Paul-Louis s’empressèrent naturellement de répondre du chapeau à ce gracieux accueil. L’instant d’après, le canot accostait et les voyageurs mettaient pied à terre. L’une des deux dames était assise dans une de ces calèches de place qui ont un cocher à turban sur le siège et leurs valets ou ghore-walas spécialement chargés de tenir la bride des chevaux au repos, en les émouchant. C’était une petite femme ronde comme une boule, avec une face rose, des yeux gris percés en vrille, une bouche ouverte jusqu’aux oreilles, un chapeau de paille à plumes de coq crânement campé sur le côté de la tête, et d’énormes bijoux à cette heure matinale. Au demeurant, aussi ronde de manières que de tournure, encore agréable à voir, sans qu’on s’expliquât bien pourquoi, et fort peu disposée à perdre le temps en cérémonies inutiles. « Monsieur Gloaguen, dit-elle à l’archéologue en lui tendant sa main gantée de soie grise, soyez le bienvenu ! Permettez-moi de vous traiter en vieil ami et en brave homme que vous êtes… Ce n’est pas le premier venu qui se serait ainsi dérangé pour des enfants qu’il ne connaît pas… Votre fils, je suppose ? How do you do ? (comment allez-vous ?) master Gloaguen ?… Vous êtes militaire, n’est-ce pas ?… Tout le monde l’est en France… Il y a de jolis corps de troupe dans votre armée… Enchantée de faire votre connaissance… Voici votre cousine Florry… Chère enfant, donnez donc la main à votre oncle… Le major m’a chargé de vous faire ses excuses s’il ne se trouve pas à votre arrivée. Le service avant tout, n’est-ce pas ?… Eh bien ! Chandos, mauvais garnement, comme vous voilà fait !… Vous avez donc pris un bain tout habillé ?… Je vous l’avais pourtant bien défendu… Mais qu’avez-vous à rire ?… » Chandos n’avait garde de s’en vanter. Il riait tout simplement de la volubilité de mistress O’Molloy, qui n’avait pas encore permis à M. Gloaguen de placer un mot. Miss Florence Robinson, sans descendre de cheval, s’était gracieusement inclinée en donnant un solide shake hand à son oncle et à son cousin. Grande et mince, avec des cheveux de ce blond un peu ardent que les peintres appellent le blond vénitien, elle était charmante dans sa robe de piqué blanc à brassard de deuil en crêpe noir, sous son petit chapeau d’homme et son voile serré comme un masque transparent sur un profil d’une régularité toute classique. Peut-être son abord était-il un peu froid. Mais cette froideur, on le voyait, ne procédait chez elle ni d’un cœur égoïste ni d’une timidité de pensionnaire. C’était la réserve de haut ton d’une âme fière qui ne fait pas de concessions à la banalité mondaine, et qui attend, pour donner son amitié, qu’on la mérite. Les premiers compliments échangés, les voyageurs et Chandos prirent place dans la calèche de mistress O’Molloy, le cocher toucha ses chevaux et l’on partit au grand trot, – les deux pauvres ghore-walas courant dans la poussière, – Florry en éclaireur sur son cheval noir. Mistress O’Molloy parlait toujours en son français. M. Gloaguen et Paul-Louis, étourdis de ce caquet, éblouis de l’écrasante lumière du ciel indien, bercés encore de ce mouvement de roulis qu’on emporte à terre en achevant une longue traversée, voyaient comme en rêve tout ce spectacle éblouissant d’une matinée à Calcutta : – les équipages splendides, les palanquins portés au pas de courses par des boys indigènes, les cavaliers innombrables, la foule des Européens mêlée à celle des Hindous, la variété des costumes et des types, tout le mouvement d’un grand port ajouté à celui d’une capitale, le tumulte d’une véritable Babel de races, encadré dans des squares verdoyants, dans des jardins anglais, dans des avenues ombreuses, bordées de magasins étincelants et de palais à colonnades. Tout à coup, Paul-Louis fut surpris et même un peu choqué de voir Florence courir droit à une brouette abandonnée au milieu de la chaussée et faire sauter cet obstacle à sa monture, au lieu de l’éviter simplement. Chandos vit son mouvement et se mit à rire. « Voilà les manières de Florry, et elle se permet de trouver à redire aux miennes ! fit-il en reprenant son sérieux. Très certainement ce n’est pas sur une promenade publique que je ferais sauter un obstacle à mon cheval, ajouta-t-il comme pénétré de son immense supériorité sur ce point spécial d’étiquette. – Non. Vous vous contenteriez de le mettre ventre à terre au milieu de l’avenue, au risque d’écraser une douzaine de passants, répondit mistress O’Molloy en lui appliquant familièrement sur la joue un léger coup d’éventail. – Oh ! mon Dieu, pour un maladroit de parsi que j’ai renversé l’autre jour, on me le reproche assez ! répliqua Chandos subitement devenu très rouge. Il n’a pas eu de mal, après tout ! – Il a même trouvé le sol très moelleux à ses os, j’en suis convaincue ! » reprit l’impitoyable mistress O’Molloy. Mais elle vit une larme d’humiliation et de regret rouler dans l’œil de Chandos, et s’empressa d’ajouter : « Allons ! je suis méchante, j’en conviens, et vous avez fait tout votre possible pour réparer cet accident… – Il a sauté à bas de son cheval sans même attendre qu’il fût arrêté, fit-elle en s’adressant à M. Gloaguen, a relevé le pauvre parsi, l’a reconduit chez lui et ne l’a quitté qu’en lui donnant toute sa monnaie de poche et après s’être assuré qu’il n’avait pas d’autre mal que la peur… » Chandos semblait plus confus, s’il est possible, d’entendre faire son éloge qu’il ne l’avait été une minute plus tôt des railleries de mistress O’Molloy, M. Gloaguen jugea utile d’opérer une diversion. « Qu’est-ce donc que tous ces grands échassiers ? demanda-t-il en montrant une file d’oiseaux au long bec qui semblaient perchés en sentinelle sur le faîte des maisons. – Ce sont les égoutiers et les boueux de Calcutta ! répondit Chandos. Des cigognes à poches, ou cigognes marabout, qui veulent bien se charger de faire disparaître les immondices de nos rues. » On arrivait, et la calèche, décrivant une courbe dans une cour spacieuse, venait de s’arrêter devant un élégant perron. Le pavillon occupé par le major O’Molloy au quartier de cavalerie, et qui, étant affecté à l’officier commandant du régiment, avait précédemment servi de demeure au feu colonel Robinson, était un véritable palais, adossé à un parc splendide. L’ameublement, il est vrai, en était assez simple, comme il est indispensable dans les pays tropicaux, où les riches étoffes, les divans moelleux, serviraient bientôt de repaires inexpugnables à des myriades d’insectes et de parasites. Mais les vastes proportions des salles et leur distribution même étaient celles d’une demeure officielle, construite pour de grandes fêtes mondaines. Tout le rez-de-chaussée était réservé, selon la coutume anglaise, aux salons et appartements de réception, – salle à manger, boudoir, bureaux et vestibules. Au premier étage, dont toutes les pièces s’ouvraient sur une large véranda, se trouvaient les appartements intimes. Les cuisines et les offices étaient dans le sous-sol. Tous les murs et les plafonds, enduits d’une sorte de stuc fait avec des coquillages concassés, semblaient vernis et présentaient des reflets chatoyants d’une richesse extrême. De fines nattes de rotin, luisantes et polies, couvraient les planchers. Des torchères, des bronzes, des laques monumentaux, étaient jetés dans tous les coins. Une profusion de meubles de bambou, élégants et légers, tendaient de tous côtés à la paresse leurs bras ouverts et leurs sièges élastiques. Les salons, à plafond très élevé, n’avaient pas de portes intérieures, mais seulement des ouvertures voilées d’un tissu de gaze. De tous côtés, des domestiques indigènes en blanc costume, graves et respectueux, étaient prêts à obéir au moindre signe. M. Gloaguen et Paul-Louis, immédiatement conduits à leurs appartements, avaient à peine pris le temps de se rafraîchir et venaient de redescendre auprès de mistress O’Molloy et de Florry quand le major arriva. C’était un petit homme au teint jaune et cachectique, au crâne presque entièrement dépourvu de cheveux, aux yeux caves au fond de leurs orbites, droit comme une flèche, mais à peu près aussi maigre, – et aussi réservé et aussi silencieux que mistress O’Molloy semblait bavarde et impérieuse. Il suffisait de les voir ensemble pour reconnaître que le major était courbé sous le despotisme de sa femme, laquelle, en conséquence, comme le disait Chandos, commandait bien le régiment par intérim. Ce qui ajoutait encore à l’air penaud et opprimé du pauvre officier, c’était une voix caverneuse, sibilante, qui ressemblait à celle d’un ventriloque et donnait à ses moindres paroles l’apparence d’un effort surhumain. On aurait dit un cadavre qui parlait, ou plutôt, à raison de sa raideur et de ses mouvements saccadés, un de ces automates joueurs d’échecs et munis d’un appareil imitant la voix humaine. Les questions de santé semblaient d’ailleurs le préoccuper tout spécialement, et c’est à ce point de vue exclusif qu’il examina ses visiteurs, comme s’il avait fait partie d’un conseil de révision. « Belle santé !… Bien constitué !… fait pour les horse-guards ! dit-il en regardant d’un œil d’envie la robuste charpente de Paul-Louis, après lui avoir serré la main. Bonne constitution !… Pas malade, n’est-ce pas ?… Pas la moindre infirmité ?… reprit-il en passant à M. Gloaguen. – Non. Nous jouissons, Dieu merci, d’une excellente santé dans la famille, répliqua l’archéologue. – Grand point, Monsieur, point capital ! dit le major. Moi, au contraire, santé ruinée… Le climat, voyez-vous, les fatigues… maladie du… comment dites-vous ?… du liver… » Et il se tapait de petits coups sur la région abdominale, à droite, au-dessous des côtes. « Le major a le foie malade, répliqua Chandos. – Ah ! oui, le foie, le liver, comme nous disons… maladie du foie, Monsieur !… le climat, les fatigues… Mais vous devez avoir besoin de prendre quelque chose de tonique et de frais ?… » Il toucha un timbre. Un valet en turban parut, les bras croisés. « Brandy and soda, » fit le major de sa voix languissante. Le valet disparut et rapporta bientôt un plateau d’argent couvert de verres, de bouteilles, de bassins à glace, qu’il déposa sur un guéridon. « Servez-vous, Monsieur, je vous en prie, reprit le major. Voici de l’eau-de-vie française, du whisky, du gin… Moi, je suis pour le brandy coupé d’eau de seltz… Il faut des stimulants dans ce pays-ci, des toniques… Indispensable de lutter contre le climat, de réagir, voyez-vous !… Sans quoi, un beau matin, crac ! on s’affaisse, et c’est fini… » Ce disant, le major se versait un grand verre d’eau-de-vie qu’il additionnait d’une faible portion d’eau de seltz, et l’avalait sans sourciller. Puis aussitôt, sans perdre de temps, il prépara une seconde dose de ce breuvage prétendu stimulant. « Quand je pense que ces benêts de docteurs européens attribuent les maladies du foie, si fréquentes en ce pays-ci, à l’usage des boissons fermentées ! disait-il en replaçant son verre sur le plateau. En vérité !… je voudrais les y voir… Mais, Messieurs, sans toniques ni stimulants, où serais-je, moi qui vous parle, après vingt ans de service au Bengale ?… Dans la tombe, et depuis longtemps !… » Il se versa un troisième verre. M. Gloaguen et Paul-Louis, qui étaient la sobriété même, comme la plupart des Français bien élevés, le regardaient faire avec stupéfaction et se demandaient si ces libations allaient se renouveler encore, quand on vint fort heureusement annoncer que Madame était servie. Tout le monde passa à la salle à manger. La table était dressée avec un luxe tout asiatique, couverte d’une argenterie superbe, de cristaux, de fleurs admirables. Derrière chaque chaise de bambou, un domestique en turban attendait debout et les bras croisés ; il vous faisait asseoir, poussait votre siège auprès de la table, déployait votre serviette sur vos genoux, en un mot vous traitait à peu près comme une mère ou une nourrice diligente traite un bébé de deux ans. Au-dessus des convives, un immense punkah, mis en mouvement à l’aide d’un système de cordes et de poulies, par un serviteur invisible, créait dans la pièce un courant d’air artificiel. Tous les verres, – et il y en avait une collection devant chaque couvert, – étaient munis d’un petit chapeau chinois en argent, afin d’empêcher les moustiques de venir s’y baigner. Les assiettes et les plats portaient à leur base un petit réchaud à eau bouillante, qui a pour but de tenir les sauces à une température constante sous les coups d’éventail du punkah. M. Gloaguen et Paul-Louis avaient des appétits de voyageurs, Chandos un appétit de quatorze ans, et les deux dames des appétits d’Anglaises. On fit donc honneur à la cuisine pimentée du pays. Seul le major ne mangeait rien. Mais il se rattrapait sur les bouteilles qui circulaient avec une profusion et une rapidité inquiétantes. Sherry, madère, pale-ale, vin du Rhin, vin de Champagne, il acceptait tout ce qu’on lui offrait, et pourtant sa collection de verres était toujours vide. Puis, au dessert, quand les dames eurent quitté la table, il s’administra, pour couronner ses exploits, toute une carafe de claret glacé. Au moment où le café arriva, il était apparemment lesté pour sa sieste, car il alla sans mot dire se jeter sur un sofa, et aussitôt un domestique entra avec des houkahs. Le houkah n’est pas une simple pipe, c’est un appareil très compliqué, formé essentiellement par un récipient de métal ou de cristal, à demi rempli d’eau parfumée et auquel aboutissent deux tuyaux : l’un, droit, qui porte un fourneau dans lequel se place le chillum ou charge de la pipe ; l’autre, souple et flexible, terminé par un bout d’ambre pour la bouche du fumeur. Le chillum se compose de plusieurs boulettes qui brûlent ensemble : l’une, de godank, espèce de pâte de feuilles de roses, de sucre candi et de pommes desséchées ; les autres, faites de charbon pilé avec de la farine de riz, et servant seulement à titre de combustible. Tout cela répand une odeur de pastilles de sérail assez écœurante, mais qui paraît avoir des charmes spéciaux pour les initiés, car le houkah, comme l’opium, comme le tabac, devient ordinairement une habitude invétérée chez ceux qui le cultivent. Les deux Français n’eurent pas plus tôt porté le bout d’ambre à leurs lèvres qu’ils le repoussèrent avec dégoût. Quant au major, il tira du sien une douzaine de bouffées, puis, fermant les yeux et renversant sa tête sur un coussin, il s’assoupit tranquillement. Aussitôt le houkabdar, qui guettait ce moment psychologique, ramassa son attirail et se retira sans bruit. M. Gloaguen et Paul-Louis firent de même en compagnie de Chandos. « Et ce pauvre major s’étonne d’avoir une maladie de foie, avec un pareil régime ! » se disait mentalement l’archéologue.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD